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GEOPO article geopolitique
french
Perspectives Thierry de Montbrial Thierry de Montbrial directeur de l'Ifri, membre de l'Acad�mie des sciences morales et politiques 13 juillet 2002
La "surprise" du 11 septembre

Selon toute vraisemblance, la date du 11 septembre 2001 est entr�e dans l'histoire universelle. Elle est et restera consid�r�e comme dividing, selon le mot am�ricain, c'est-�-dire que l'on distingue et distinguera un "avant" et un "apr�s". Ce n'est pas que le monde ait brusquement chang� avec la r�ussite des attaques contre le World Trade Center - celle qui a le plus frapp� - et contre le Pentagone. Ce qui a chang�, c'est la mani�re d'interpr�ter le pass� et de raisonner sur l'avenir.

On ne peut pas pr�tendre que pareil �v�nement n'avait pas �t� "pr�vu". En v�rit�, la possibilit� et m�me la probabilit� d'un "hyperterrorisme" font l'objet de d�bats d'experts et m�me d'oeuvres romanesques (Tom Clancy) depuis des ann�es. Pareillement, le jour o� des armes de destruction massive - nucl�aires, chimiques ou bact�riologiques - seraient effectivement utilis�es par une unit� active �tatique ou non �tatique, on ne pourrait pas dire que cela n'avait pas �t� " pr�vu ". Toute la difficult� tient dans ce que les soci�t�s humaines ne prennent les catastrophes au s�rieux que lorsqu'elles se produisent, et, lorsque c'est le cas, elles ont tendance � les oublier : on peut donner entre autres l'exemple du respect des r�gles de s�curit� dans les zones sismiques. S'il en est ainsi, c'est que, pour pr�venir ou limiter les cons�quences d'une catastrophe possible, il faut des mesures qui se heurtent aux int�r�ts tangibles de toutes sortes d'autres unit�s actives, lesquelles s'emploient � les emp�cher ou � les att�nuer. La pr�vention est un art de m�me nature et aussi complexe que la r�forme.

De ce point de vue, l'autopsie du 11 septembre est ais�e. Ce qui est en cause, c'est d'abord une conception des libert�s. Aux �tats-Unis, il �tait possible de se pr�senter dans une �cole de pilotage sans avoir � justifier de son identit�, et de payer les cours en esp�ces, en pr�cisant que l'on n'avait pas besoin d'apprendre � d�coller ou � atterrir, tout cela sans susciter de r�actions particuli�res. En Grande-Bretagne, des groupes islamistes peuvent avoir pignon sur rue, et les conditions d'extradition sont tellement restrictives que les criminels se sentent prot�g�s, au point que certains vont jusqu'� se demander s'il n'existe pas une sorte d'accord implicite du type : immunit� du territoire britannique contre immunit� des r�seaux qui y sont implant�s. La question du financement du terrorisme se rattache � celle des droits civils. Pour mettre en place et d�velopper un r�seau comme Al-Qaida, il faut beaucoup d'organisation et beaucoup de ressources. La lutte contre le terrorisme passe donc par une surveillance �troite des flux financiers, de leur origine et de leur destination, laquelle se heurte � une conception du secret bancaire que l'on a tendance � rattacher � la question des libert�s. Le m�me genre de remarques peut s'appliquer � la s�curit� du transport a�rien en g�n�ral. L'abaissement de la s�curit� dans les a�roports comme pour le trafic lui-m�me est la cons�quence d'une conception �troite de la comp�titivit�, o� l'on oublie que l'�conomie est au service de l'homme et non l'inverse. On pourrait poursuivre l'exercice.

L'incapacit� des services am�ricains, la CIA (Central Intelligence Agency) et le FBI (Federal Bureau of Investigation) principalement, � anticiper et � d�jouer les attentats du 11 septembre, qui les ont, en fait, pris au d�pourvu, s'analyse en dernier ressort par l'inadaptation d'agences englu�es dans des routines et par les tr�s classiques conflits bureaucratiques. Dans le m�me ordre d'id�es, comme le ph�nom�ne de la mondialisation concerne les unit�s actives de toute nature, y compris les organisations criminelles, la lutte contre le crime organis� - et en particulier le terrorisme - suppose des formes de coop�ration originales entre les �tats, notamment au niveau de leurs services secrets, de leurs polices et de leurs institutions judiciaires. Il s'agit de domaines o� les traditions coop�ratives sont limit�es et o�, l� encore, l'adaptation se heurte aux habitudes et aux int�r�ts corporatistes ou bureaucratiques.

Les observations pr�c�dentes n'ont aucune pr�tention � l'exhaustivit�. Elles visent seulement � expliquer ce qui, sur le coup, a pu para�tre incompr�hensible ou aberrant : comment un pays aussi puissant que les �tats-Unis, qui consacre des ressources aussi immenses � sa s�curit�, a-t-il pu se laisser de la sorte agresser par surprise? Apr�s un choc tellement consid�rable, on peut penser que chacun des pays potentiellement menac�s a entrepris de surmonter les obstacles qui s'opposent � une pr�vention efficace. Mais, aux �tats-Unis comme ailleurs, les r�sistances sont �normes. Pour certains Am�ricains et non des moindres (George Soros), la "guerre contre le terrorisme" risque de saper les fondements m�mes de l'unit� du pays. Les r�sistances sont �galement consid�rables sur le plan international, quand il s'agit de coordonner les activit�s de plusieurs �tats, car � l'affrontement des int�r�ts les plus tangibles se superposent les malentendus politiques au sens large, malentendus qui - on le rappellera dans la suite de ce texte - n'ont pas tard� � appara�tre entre Washington et ses alli�s, anciens ou nouveaux, apr�s une br�ve union sacr�e. Ainsi, d�s le mois de d�cembre 2001, le Parlement europ�en s'opposait-il � une coop�ration judiciaire renforc�e avec les �tats-Unis.

La r�action am�ricaine

Dans les heures qui ont suivi les attaques, le pr�sident George W.Bush a d'abord donn� l'impression de s'en prendre � l'Islam en adoptant la rh�torique du "choc des civilisations" et en parlant d'une "guerre du Bien contre le Mal". Tr�s rapidement, il a pris conscience du pi�ge et adopt� la formule de la " guerre contre le terrorisme ". Expression ambigu� toutefois, car il n'existe aucune d�finition universellement accept�e du terrorisme, et, dans bien des cas, la fronti�re entre terrorisme et r�sistance est difficile, sinon impossible � tracer. Ephra�m Hal�vy, le chef du Mossad, le service de renseignement isra�lien, avait peu de chances de faire l'unanimit� en d�clarant : "La distinction entre bon et mauvais terrorisme n'a plus lieu d'�tre. Chacun doit choisir son camp : pour ou contre la terreur." De fait, Isra�l, l'Inde, la Russie ou encore la Chine se sont engouffr�s dans le boulevard ouvert par le pr�sident des �tats-Unis en assimilant les Palestiniens, les Pakistanais, les Tch�tch�nes et les Ou�gours aux criminels du 11 septembre. Au d�but de l'ann�e 2002, le pr�sident du Conseil espagnol, Jos� Maria Aznar, d�clarait ne faire "aucune diff�rence" entre ces criminels et l'ETA (Euskadi Ta Askartasuna, "Patrie basque et libert�").

En pratique, Washington a imm�diatement accus� Al-Qaida et son chef Oussama Ben Laden. En identifiant aussi promptement l'agresseur, la Maison-Blanche a produit un immense soulagement, car rien n'�tait plus angoissant pour les opinions publiques am�ricaine et m�me europ�ennes que cette impression d'un ennemi mortel innommable et invisible. Avec Al-Qaida, on d�signait aussi un �tat, l'Afghanistan. On savait en effet que le milliardaire saoudien, lui aussi � sa mani�re un ap�tre de la guerre du Bien contre le Mal, tirait les ficelles du sinistre r�gime de ce mollah Omar dont les outrances, au fil des mois, avaient de plus en plus attir� l'attention du monde. C'est donc contre l'Afghanistan que les �tats-Unis sont entr�s en guerre d�s le 7octobre, en se donnant pour objectif de renverser l'ordre taliban, de d�truire les bases d'Al-Qaida et de saisir leurs chefs.

Contrairement � ce qui a �t� si souvent �crit ou dit, cette guerre a �t� des plus classiques, c'est-�-dire d'�tat � �tat. Ses objectifs ont �t� partiellement mais rapidement atteints. Les Talibans ont perdu le pouvoir et les infrastructures d'Al-Qaida ont �t� an�anties. Ces r�sultats furent salutaires pour le moral des Am�ricains, mais aussi pour l'image des �tats-Unis dans le monde. Le nouveau gouvernement mis en place par les vainqueurs, dirig� par le Pachtoune royaliste Hamid Karza�, n'a cependant gu�re les moyens d'instaurer son autorit� sur l'ensemble du territoire afghan, malgr� la Loya Jirga r�unie au mois de juin. Le pays reste largement soumis � la rivalit� des seigneurs de la guerre. L'influence talibane n'a pas disparu, et les r�seaux de Ben Laden ont �t� d'autant moins d�mantel�s qu'ils disposent d'appuis cons�quents au Pakistan occidental. Quant � Ben Laden et au mollah Omar, ils courent toujours. De nombreux indices sugg�rent qu'une partie de ces r�seaux, bien implant�s dans les pays occidentaux, conservent leur capacit� de nuire. Les int�r�ts occidentaux, dans la mesure o� ils constituent les cibles de Ben Laden et de ses �mules, sont toujours menac�s, m�me si des agressions en s�rie, d'ampleur comparable � celles du 11 septembre, paraissent peu probables.

Pour venir � bout d'Al-Qaida, toute la panoplie des mesures antiterroristes doit �tre mise en oeuvre, et nous avons vu plus haut que les principaux obstacles se situent au sein m�me des unit�s politiques menac�es. Cela dit, il est vraisemblable qu'en affaiblissant les bases territoriales des organisations terroristes, on en a r�duit consid�rablement les capacit�s, et donc le potentiel. A priori, de telles bases ne peuvent �tre localis�es que dans les �tats qualifi�s par les Am�ricains de rogue states, expression que l'on peut traduire par "�tats voyous", ou de failed states, c'est-�-dire les "�tats manqu�s" ou "incomplets". Dans son discours sur l'�tat de l'Union, au d�but de 2002, George W.Bush a d�sign� les principaux rogue states, en les r�unissant dans un "axe du mal". L'Afghanistan �tant maintenant neutralis�, il s'agit principalement de l'Iran, de l'Irak et de la Cor�e du Nord; mais le concept est assez large pour inclure, le cas �ch�ant, des pays tels que la Syrie ou la Libye. Par extension, le chef de l'ex�cutif am�ricain situe les mouvements islamistes dans cet axe du mal. Quant aux failed states - c'est-�-dire les �tats o� le gouvernement n'exerce pas ou mal son autorit� sur l'ensemble de son territoire-, il y en a h�las beaucoup � des degr�s divers, tels la Somalie, le Y�men, les Philippines, mais aussi la Colombie ou le Tadjikistan. Au cours des derniers mois, l'Am�rique s'est efforc�e d'�laborer des strat�gies susceptibles de r�duire les risques provenant de ces divers �tats : strat�gie d'intervention dans les failed states (envoi de forces sp�ciales aux Philippines et au Y�men par exemple, et il semble que la CIA pousse �galement ses pions en Alg�rie) ; strat�gie de pr�vention � l'encontre des rogue states.

Une doctrine d'action pr�ventive pourrait se heurter � de tr�s s�rieuses objections. En s'arrogeant le droit d'intervenir pr�emptivement et unilat�ralement, c'est-�-dire sans l'accord de la "communaut� internationale" incarn�e par le Conseil de s�curit� des Nations unies, les �tats-Unis prendraient des risques, m�me vis-�-vis de leurs alli�s les plus proches comme la Grande-Bretagne. Le cas de l'Irak est au centre des pr�occupations, car, depuis son �lection, George W.Bush para�t d�termin� � renverser Saddam Hussein. Il ne s'agit pas seulement d'aller jusqu'au bout du processus engag� par son p�re en 1991, � la suite de l'invasion du Kowe�t. En installant � Bagdad un r�gime qui leur serait favorable, les Am�ricains renforceraient la s�curit� d'Isra�l et accro�traient consid�rablement leur marge de manoeuvre, tant vis-�-vis de l'Iran que de l'Arabie Saoudite, cette derni�re �tant particuli�rement suspecte � leurs yeux depuis le 11 septembre. Encore faudrait-il pouvoir monter des op�rations militaires permettant d'aboutir rapidement et sans provoquer l'�clatement du pays, et mettre en place un gouvernement efficace. Les alli�s des �tats-Unis - ou du moins leurs gouvernements -ne manifestent aucune sympathie pour Saddam. Mais, d'une part, ils ne se montrent pas convaincus, � tort ou � raison, par les arguments de Washington sur une �ventuelle complicit� de Bagdad avec Al-Qaida ou sur l'imminence de l'acquisition de l'arme nucl�aire par l'Irak; et, d'autre part, ils redoutent les effets sur les opinions publiques des pays arabo-musulmans d'une op�-ration mal justifi�e, et leurs cons�quences. Cela dit, ils ne feront pas obstacle � la volont� des Am�ricains, si leur d�termination � agir militairement est suffisamment forte, quitte � adapter leur attitude en fonction des r�sultats. En ce qui concerne l'Iran, les Europ�ens rejettent depuis longtemps la politique de double endiguement consistant � traiter ce pays comme l'Irak. Ils estiment que le r�gime des ayatollahs est de toute fa�on min� de l'int�rieur comme l'�tait l'URSS de Brejnev. Quant � la Cor�e du Nord, les �tats-Unis eux-m�mes ont d�cid� de renouer le dialogue avec elle.

D'une mani�re g�n�rale, les partenaires de l'Am�rique consid�rent que, m�me dans un syst�me international h�t�rog�ne, aucun �tat ou groupe d'�tats n'a le droit d'attaquer un autre au seul motif qu'il pourrait s'en prendre � ses int�r�ts vitaux. Aux pires moments de la guerre froide, les �tats-Unis n'ont jamais envisag� une attaque pr�ventive contre l'URSS, m�me lorsque le rapport des forces le leur aurait permis. On comprend donc pourquoi ceux-l� m�mes, � l'ext�rieur des �tats-Unis, qui furent le plus sinc�rement indign�s par les attaques du 11 septembre ont par la suite exprim�, certes de fa�on g�n�ralement feutr�e, des r�serves vis-�-vis de certains aspects de la politique de Washington. Des r�serves que le secr�taire d'�tat Colin Powell donne parfois l'impression de partager, comme lorsqu'il d�clarait, au mois de juin : " Any use of preemptive force must be decisive." Encore faut-il s'entendre sur le sens du mot decisive.

Les causes du terrorisme

� ce stade, il convient d'aborder la difficile question des causes du terrorisme. Le lecteur se rapportera au chapitre r�dig� par Michel Wieviorka pour un traitement g�n�ral du sujet - et � celui de Gilles Kepel pour l'analyse des liens entre terrorisme et islamisme. On se bornera ici � quelques remarques. Pour qu'une activit� terroriste soit durable, il faut deux conditions. La premi�re est l'existence d'unit�s actives - telles qu'Al-Qaida, le Jihad islamique ou l'ETA � l'�poque contemporaine, l'Irgoun ou le groupe Stern au si�cle dernier - et donc de groupes organis�s partageant une m�me culture ou une m�me id�ologie combative. La seconde est l'existence d'un r�servoir humain permettant � ces groupes de se renouveler et de s'�largir. De ce point de vue, il en est des organisations terroristes comme des mouvements de lib�ration dans les situations coloniales. Si les organisations terroristes qui ont s�vi en Europe occidentale dans les ann�es 1970 et au d�but des ann�es 1980 n'ont pas surv�cu, ce n'est pas seulement gr�ce � l'efficacit� des gouvernements, mais aussi et peut-�tre principalement parce que la force d'entra�nement de l'id�ologie anticapitaliste qui cimentait ces groupes �tait insuffisante pour assurer leur survie. Si, � l'inverse, les organisations terroristes irlandaises, basques ou corses r�sistent durablement aux contre-mesures, c'est qu'elles trouvent dans les peuples dont elles sont issues les ressources humaines n�cessaires.

Ce qui distingue Al-Qaida des formes plus ordinaires du terrorisme, c'est la conjugaison de l'ampleur des moyens hautement coordonn�s mis en oeuvre, et de l'inhabituelle obscurit� de l'id�ologie dont ce r�seau se r�clame pour fonder ses actions. Chacun peut comprendre, ce qui ne veut pas dire approuver, que des groupes veuillent se battre par tous les moyens pour l'"ind�pendance" de l'Irlande du Nord, du pays basque ou de la Corse. On notera, incidemment, qu'� l'instar de la plupart des unit�s actives, les buts r�els mais non avou�s des organisations terroristes tendent � se d�placer et, en l'occurrence, � s'�tendre � des activit�s criminelles ou "mafieuses" de toute nature, ce qui complique singuli�rement les choses.

Mais que veulent Ben Laden et ses partisans? La haine des �tats-Unis et, plus g�n�ralement, de la culture occidentale est-elle un fondement id�ologique suffisant pour assurer la survie d'une organisation comme Al-Qaida? Faut-il penser que son gourou est l'expression d'un nouveau type de nihilisme? Olivier Roy rejette le terme et lui pr�f�re celui de n�o-fondamentalisme. "(...) Tous ces n�o-fondamentalistes, loin d'incarner la r�sistance d'une authenticit� musulmane face � l'occidentalisation, sont � la fois des produits et des agents de la d�culturation dans un monde globalis�. (...) Ben Laden n'est pas une r�action de l'islam traditionnel, mais un avatar aberrant de la globalisation, tant dans les instruments de son efficacit� (technicit�, comp�tence, organisation) que dans la d�connexion de son action par rapport aux soci�t�s r�elles. Dans les cibles vis�es et dans l'anti-am�ricanisme virulent, il reprend une tradition tr�s occidentale du terrorisme symbolique, propre � la bande � Baader ou � Action directe, mais repens� � l'�chelle des jeux vid�os et des films catastrophes d'Hollywood. " Ou bien faut-il supposer, avec Alexandre Adler, que Ben Laden est un strat�ge g�nial comme le fut Adolf Hitler, ou dans un autre genre Mao Zedong, qu'il a con�u un projet grandiose pour �difier une sorte de califat ou de th�ocratie capable de s'opposer � l'empire du Mal, c'est-�-dire, dans son imaginaire, � l'"empire am�ricain"?

Selon cette perspective, le but des attentats du 11 septembre aurait �t� de d�stabiliser l'Am�rique, de la pousser � la faute et de provoquer des soul�vements en cha�ne dans les terres islamiques, avec pour buts ultimes l'�gypte et l'Arabie Saoudite. Si l'on pr�f�re la comparaison avec les Bolcheviks, pareille vision ne serait pas sans analogie avec les projets de r�volution mondiale au d�but du XXe si�cle. Contrairement � L�nine, � Mao ou � Hitler, Ben Laden n'a apparemment d�velopp� ses id�es ni par �crit ni par oral, de sorte que ses adversaires en sont r�duits � sp�culer. Quoi qu'il en soit, on aurait tort d'�carter des hypoth�ses sous le pr�texte qu'elles seraient apparemment folles. Certes, la r�volution mondiale ne s'est pas produite comme l'avait r�v�e les Bolcheviks, mais sans eux et sans leur d�lire la r�volution d'Octobre n'e�t pas eu lieu et l'histoire du si�cle dernier e�t �t� diff�rente. Et s'il est vrai qu'Hitler a �chou�, on peut penser qu'en prenant Mein Kampf � la lettre, le grand drame de la Seconde Guerre mondiale e�t �t� �pargn�. En d'autres termes, le risque d'une d�stabilisation � grande �chelle du monde arabo-islamique doit �tre pris au s�rieux. Pour y faire face, il est n�cessaire de d�passer le cadre conceptuel, beaucoup trop �triqu�, de la "guerre contre le terrorisme". C'est pourquoi on n'�chappe pas au d�bat sur les "causes du terrorisme". Encore faut-il en poser correctement les termes.

Bien souvent, en effet, le probl�me est formul� de fa�on partiale ou partielle. Par exemple, � l'argument selon lequel la pauvret� ou les in�galit�s seraient � la racine du terrorisme, on peut opposer que Ben Laden est milliardaire et que les ex�cutants d'Al-Qaida �taient des personnes sophistiqu�es et non de vulgaires endoctrin�s des madrasas. � ceux qui �tablissent un lien direct entre la politique pro-isra�lienne des �tats-Unis et les attentats du 11 septembre, il est �galement facile de r�torquer que Ben Laden ne s'est jamais r�f�r� que marginalement au conflit isra�lo-palestinien. Le centre de gravit� de sa propre mappemonde est situ� plus � l'est. Certaines formulations ont l'inconv�nient d'appara�tre comme des critiques plus ou moins d�guis�es des �tats-Unis, accus�s � la limite d'�tre eux-m�mes responsables du drame dont ils ont �t� les principales victimes.

Ce que l'on peut et doit dire, en revanche, c'est que les cerveaux d'Al-Qaida ont l'art d'exploiter les mis�res du monde arabo-musulman pour y puiser des ressources humaines et y faire retentir leur id�ologie. Que des r�volutionnaires soient souvent issus de milieux privil�gi�s est une constante de l'Histoire. Rien de surprenant non plus � ce que les actions politiques des �tats-Unis, unique superpuissance depuis la chute de l'URSS, soient jug�es dans le reste du monde � travers les lunettes de chacun. Que la politique am�ricaine au Proche-Orient soit per�ue comme excessivement pro-isra�lienne dans le monde arabo-islamique, ou que le soutien de Washington � certains r�gimes dits mod�r�s - mais en tout cas non d�mocratiques - de la r�gion (Arabie Saoudite, �gypte) y soit consid�r� comme cynique, ce sont l� des faits politiques incontestables dont il convient d'appr�cier justement la port�e. Lorsque le prince Abdallah ou le pr�sident Moubarak, mais aussi la plupart des Europ�ens, font grief � Washington de ses oscillations face � la guerre isra�lo-palestinienne, qui n'a cess� de s'�tendre dramatiquement depuis l'�t� 2001, et d�sapprouvent - quoique de fa�on feutr�e - l'exigence formul�e par le pr�sident Bush, le 24 juin, du remplacement de Yasser Arafat, ils expriment des attitudes non pas morales, mais politiques. On y reviendra plus loin. Les leaders arabes dits mod�r�s, dont la l�gitimit� interne n'est pas sup�rieure � celle du vieux combattant palestinien, redoutent d'�tre pris entre le marteau am�ricain et l'enclume de leurs populations. Les gouvernements europ�ens, qui ont du monde arabo-musulman une longue exp�rience, savent que le risque d'une d�stabilisation est r�el. S'agissant de l'Autorit� palestinienne, les uns et les autres partagent sans doute ce jugement d'Edward Sa�d : "Il faut �difier les fondements de la r�forme � partir de forces vives de la soci�t�, celles qui, jour apr�s jour, ont r�sist� � l'invasion et � l'occupation (...)6."

La politique internationale forme un tout, et ce, dans la dur�e. Apr�s le retrait de l'URSS d'Afghanistan en 1989, les �tats-Unis se sont aussit�t d�tourn�s de ce pays, mais aussi du Pakistan, devenu sans int�r�t � leurs yeux. Ils n'ont pas vu le danger du r�gime des Talibans et des connexions avec Islamabad. En pratique, ils ont m�me encourag� ces d�veloppements. Les moudjahidines avaient �t� leurs alli�s pendant l'occupation sovi�tique et un Ben Laden se trouvait alors du "bon c�t� ". Ni les Am�ricains, ni, semble-t-il, les Europ�ens ne semblent avoir pr�t� attention � la complexit� de la situation tribale et � la port�e des camps o� furent form�s, entre autres, ces fameux " Afghans " qui devaient contribuer � mettre l'Alg�rie � feu et � sang. Dans les ann�es 1990, des responsables am�ricains ont m�me caress� un moment l'id�e de favoriser l'av�nement d'un r�gime islamiste � Alger.

Rappeler ces faits n'est pas insinuer que les Am�ricains sont responsables de leur propre malheur et de celui des autres. Il s'agit seulement de montrer que certaines d�cisions qui n'ont pas imm�diatement des cons�quences globales peuvent en avoir par la suite. Lorsque les dirigeants arabes dits mod�r�s et les Europ�ens invitent les �tats-Unis � la prudence, ce n'est pas par pusillanimit�, mais par pr�voyance. En politique comme dans les affaires priv�es, la prudence est une vertu cardinale. Si l'on peut effectivement faire un reproche � la politique am�ricaine, c'est de ne pas suffisamment prendre en compte l'exp�rience et le point de vue des autres. Nul n'a le monopole d'"avoir raison". Mais l'Am�rique est aujourd'hui menac�e par l'hubris. Je reviendrai plus loin sur cette question, � propos de l'"unilat�ralisme".

Le r��quilibrage du syst�me international

Dans l'imm�diat, les attentats du 11 septembre ont provoqu� un r��quilibrage du syst�me international. Le trait principal, � mon sens, en est le renforcement des �tats. Cela peut surprendre � une �poque o� l'on s'inqui�te surtout de la dissolution des notions de territoire ou de souverainet�. Le paradoxe n'est qu'apparent, car il s'agit justement d'emp�cher que le monde ne s'enfonce dans le chaos d'une mondialisation des tribalismes.

La Russie

Le renforcement des �tats est manifeste dans ce que l'on peut appeler le retour de la Russie, un ph�nom�ne amorc� en fait, comme bien d'autres, avant le 11 septembre. Sur le plan int�rieur, Vladimir Poutine est parvenu � redresser l'autorit� du gouvernement central en reprenant largement en mains les "sujets" de la F�d�ration, en limitant l'emprise des "oligarques", et en prenant ses distances vis-�-vis de la " famille " (c'est-�-dire du clan Eltsine), quitte � pr�ter le flanc � la critique du point de vue des pratiques d�mocratiques occidentales contemporaines. Il faut insister sur le dernier mot, car, encore � l'�poque du g�n�ral de Gaulle, en France, le ministre de l'Information surveillait la t�l�vision de tr�s pr�s. D�s le mois d'ao�t 2001, au moment du voyage de Condoleezza Rice � Moscou, on pouvait d�celer les termes d'une nouvelle donne am�ricano-russe, la Russie se r�signant � un �largissement de l'Organisation du trait� de l'Atlantique Nord (OTAN) s'�tendant aux pays Baltes ainsi qu'� l'abrogation du trait� ABM (Anti-Ballistic Missiles Treaty) de 1972, avec, en contrepartie, une main plus libre en Tch�tch�nie et la perspective d'une adh�sion � l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Le 11 septembre, le pr�sident Poutine a instantan�ment saisi les potentialit�s de la situation, et, au grand dam des conservateurs n�o-communistes, il a fait clairement le choix d'une sorte de "Sainte-Alliance" avec les �tats-Unis. Ce choix avait des fondements objectifs. Depuis longtemps, d�j�, Moscou s'effor�ait de convaincre les Occidentaux de l'existence d'une menace terroriste � grande �chelle d'origine islamiste et inscrivait le probl�me tch�tch�ne dans cette perspective, alors qu'Am�ricains et Europ�ens privil�giaient les droits de l'homme comme unique grille de lecture. On comprend aussi pourquoi les Russes ont pu finalement trouver un int�r�t au principe d'une d�fense antimissile essentiellement dirig�e contre les "nouvelles menaces" li�es au ph�nom�ne terroriste. C'est pour la m�me raison que, dans les mois suivants, le Kremlin n'a pas cherch� � s'opposer au d�ploiement de forces am�ricaines au Caucase et en Asie centrale - ce qui, nagu�re encore, �tait � peine concevable. L'�quipe de Poutine est parvenue � la conclusion que, dans la situation �conomique difficile que traverse durablement le pays, ces d�ploiements pouvaient utilement contribuer � soulager l'effort de d�fense. �videmment, il y a des limites � ce qui est acceptable, et Moscou ne verrait pas d'un bon ?il un exc�s d'activisme am�ricain dans les anciennes r�publiques sovi�tiques concern�es. Mais le Kremlin compte � la fois sur le jugement des dirigeants de ces pays et sur la vigilance de leurs autres voisins, principalement la Chine et l'Iran. L'avenir d�cidera de la pertinence de ces calculs.

En ce qui concerne l'OTAN, les dirigeants de la Russie croient d�sormais ou affectent de croire que, puisque la menace d'un conflit traditionnel a disparu sur le th��tre europ�en, cette organisation a d'autant plus perdu de sa pertinence qu'elle n'est gu�re adapt�e au ph�nom�ne du terrorisme. Sinc�rement ou non, ils jugent que le nouvel �largissement, particuli�rement aux pays baltes, sera pour l'OTAN davantage une source de probl�mes que de solutions. Ils notent, comme les Europ�ens eux-m�mes, que l'Alliance atlantique ne joue plus qu'un r�le marginal dans la nouvelle approche g�ostrat�gique am�ricaine, si ce n'est qu'elle demeure, sur le plan politique, le principal forum de s�curit� transatlantique. � cet �gard, ils attachent une grande importance � la revalorisation des relations entre l'OTAN et la Russie. Celle-ci s'est manifest�e, en mai 2002, par l'entr�e en vigueur d'un nouveau Conseil OTAN-Russie, en m�me temps qu'un accord sur la r�duction des deux tiers des arsenaux nucl�aires des deux anciennes superpuissances. D�sormais, la Russie dispose, non pas d'un droit de veto, mais d'une voix significative au sein de l'organisation.

On doit certes toujours se souvenir de ce mot de Bismarck : "La Russie n'est jamais ni aussi forte ni aussi faible qu'il n'y para�t." Il n'emp�che que, dans le contexte actuel, tous ces r�sultats de la diplomatie du Kremlin sont assez remarquables. Mieux encore : gr�ce au choix de Poutine le 11 septembre, Bush, n� aux relations internationales apr�s la guerre froide, et qui dit consid�rer son partenaire moscovite comme "un homme moderne", a d�finitivement enterr� la hache de guerre. La guerre froide est vraiment "termin�e". Anticipant sur l'avenir, Am�ricains et Europ�ens ont d�cid� de reconna�tre � la Russie le statut d'�conomie de march�, lui ouvrant ainsi effectivement la perspective d'une prochaine adh�sion � l'OMC. Pour couronner le tout, lors de la r�union de Kananaskis (Canada), � la fin du mois de juin, la Russie s'est vu offrir - en m�me temps que des engagements financiers importants pour renforcer la s�curit� de ses armements nucl�aires - un fauteuil � part enti�re au G8, qui, d�sormais, m�rite pleinement son sigle. Enfin, aussi bien les Am�ricains que les Europ�ens envisagent dor�navant le partenariat �nerg�tique avec la Russie de mani�re plus constructive, avec moins d'arri�re-pens�es. Dans leur �valuation des risques, les premiers ne sont d�sormais pas loin de consid�rer que la Russie est plus s�re que le Moyen-Orient. Le d�veloppement de l'industrie du p�trole et du gaz est au centre de la strat�gie de reconstruction �conomique de Moscou. Dans ces conditions, c'est toute la g�opolitique du Moyen-Orient, mais aussi celle du Caucase et de l'Asie centrale - laquelle est au centre des pr�occupations de l'Administration am�ricaine, et d'abord du vice-pr�sident Dick Cheney, dont on conna�t le r�le aupr�s de George W.Bush - qui vont se trouver modifi�es.

La Chine

Quoique de fa�on moins spectaculaire que la Russie, la R�publique populaire de Chine (RPC) n'a pas, elle non plus, h�sit� � se joindre � la Sainte-Alliance. L'annonce en a �t� faite � l'occasion d'une r�union au sommet du Forum de coop�ration �conomique Asie-Pacifique (APEC), � Shanghai, quelques semaines apr�s les attentats. L� encore, le rapprochement avec les �tats-Unis �tait en fait entam� avant le 11 septembre, apr�s des relations difficiles pendant les premiers mois de la pr�sidence de George W. Bush, celui-ci n'ayant pas encore d�cid� s'il devait consid�rer l'empire du Milieu comme un partenaire ou comme le futur rival ou adversaire � la place de la d�funte URSS. Certes, la Russie a des raisons plus solides que la Chine de vouloir s'ancrer � l'Occident. Plus de 85% de sa population vit � l'ouest de l'Oural, et la petite vingtaine de millions d'habitants r�partie dans les extr�mit�s de l'est se trouve bien isol�e face � l'Asie surpeupl�e. De plus, bien que la culture russe soit profond�ment singuli�re, elle se rattache �videmment davantage � l'Europe qu'� l'Asie.

Mais la Chine avait deux raisons principales d'affirmer sa solidarit� avec les �tats-Unis au lendemain du 11 septembre. D'une part, elle doit faire face � ses propres probl�mes de minorit�, essentiellement au Xinjiang et au Tibet. Un peu comme la Russie au Caucase, elle esp�re d�sormais davantage de compr�hension du c�t� occidental. D'autre part, et l� encore comme la Russie, quoique dans des conditions tout � fait diff�rentes, la Chine entend se consacrer durablement � son d�veloppement �conomique et � la solution des immenses probl�mes sociaux qui en r�sultent, et pr�parer ainsi la "quatri�me modernisation", celle de la d�mocratie. Pour cela, il faut minimiser les occasions de conflits ext�rieurs. Une bonne entente avec les �tats-Unis est donc cruciale.

En pratique, P�kin a jou� un r�le d�terminant aupr�s d'Islamabad, apr�s le 11 septembre. Les deux pays, qui forment une alliance de revers par rapport � l'Inde, sont en effet tr�s proches et leur lien a surv�cu aux vicissitudes de l'histoire du second XXe si�cle. En faisant pression sur le g�n�ral Moucharraf pour que celui-ci l�che les Talibans (dont les syst�mes de commandement d�pendaient des Pakistanais) et accepte de coop�rer avec les �tats-Unis, la RPC a apport� sa contribution � la victoire de George W.Bush contre le r�gime du mollah Omar. Avant m�me le 11 septembre, le spectre d'une alliance sino-russe aux d�pens des Occidentaux avait par ailleurs �t� �cart�. Certes, les deux pays avaient sign�, en juillet 2001, un trait� d'amiti� et de coop�ration pour 20ans. Pareil trait� se justifie en soi, �tant donn� les priorit�s des uns et des autres. Sit�t sign�, Vladimir Poutine avait pris soin de d�clarer qu'il n'y aurait pas d'alliance anti-am�ricaine avec la Chine. La question pouvait se poser � l'�poque. Depuis le 11 septembre, elle est devenue compl�tement caduque.

Le Pakistan

Les relations entre les grands pays du Nord �tant ainsi affermies, la question-clef du Pakistan se pr�sente sous de meilleurs auspices. Question-clef, car, depuis la partition de 1947, et m�me apr�s l'ind�pendance du Bangladesh, en 1971, on s'interroge sur la viabilit� d'une unit� politique particuli�rement fragile, en raison de ses nombreuses et importantes fractures internes. Sur le plan id�ologique, les Occidentaux n'ont jamais manifest� de sympathie pour un pays qu'ils comprennent mal et dont les gouvernements d�mocratiques - ou d'apparence d�mocratique - sont r�guli�rement balay�s par des coups d'�tat, le dernier en date �tant celui qui a port� le g�n�ral Moucharraf au pouvoir en octobre 1999. � tort ou � raison, beaucoup d'observateurs pensent que l'unit� du Pakistan ne tient qu'� l'existence de la tension avec l'Inde � propos du Cachemire, laquelle servirait � justifier l'ampleur et le r�le des forces arm�es, en particulier le niveau �lev� du budget de d�fense.

Comme en Inde, l'acc�s � l'arme nucl�aire a �t� une pr�occupation constante des militaires pakistanais, et, dans les ann�es 1970, alors que l'Inde s'activait avec succ�s dans cette direction, on agitait d�j� le spectre de la "bombe islamique". La crainte de cette "bombe islamique" a d'ailleurs jou� un r�le d�cisif dans la politique de non-prolif�ration de l'Administration Carter, � laquelle la France, auparavant laxiste dans ce domaine, s'est ralli�e sous l'autorit� du pr�sident Giscard d'Estaing. Malgr� tous les efforts pour les en emp�cher, Indiens et Pakistanais sont parvenus � leurs fins. La victoire des nationalistes hindous en 1998 a mis en quelque sorte le feu aux poudres. En proc�dant � des essais nucl�aires, l'Inde a bris� le tabou, et le Pakistan lui a aussit�t embo�t� le pas.

Concr�tement, la question se posait au lendemain du 11 septembre de savoir si le g�n�ral Moucharraf contr�lait effectivement son pays. Jusqu'� quel point, se demandait-on comme nagu�re � propos de l'Alg�rie, l'arm�e �tait-elle noyaut�e par les forces islamistes, en particulier par Al-Qaida ? Dans quelle mesure le gouvernement pouvait-il contr�ler l'ISI (Inter Service Intelligence), c'est-�-dire la puissante organisation de services secrets � laquelle on impute aussi bien l'"invention" des Talibans que l'entretien de la guerre au Cachemire? Peut-�tre Ben Laden a-t-il sp�cul� sur la fragilit� du Pakistan : en attirant les Am�ricains dans le pi�ge pachtoune, le pays n'allait-il pas se casser? Al-Qaida n'allait-elle pas mettre la main sur l'ISI et sur la bombe? Si tel a bien �t� le calcul, il a �t� d�jou�, en tout cas jusqu'� ce jour, et ce, au moins pour trois raisons. Sans doute l'arm�e est-elle moins "noyaut�e" et l'ISI moins autonome qu'on ne le pense. De plus, toutes les pressions internationales qui se sont exerc�es sur le g�n�ral Moucharraf ont point� dans la m�me direction. Enfin, celui-ci a r�agi en homme d'�tat, avec sang-froid et courage. Dans un discours de janvier 2002, il n'a pas h�sit� � se prononcer clairement pour un �tat de droit.

Cela dit, la question fondamentale de la fragilit� du Pakistan demeure. Moucharraf a l�ch� les Talibans. Il est cependant probable que les r�seaux d'Al-Qaida sont encore actifs sur le territoire pakistanais. Peut-�tre Ben Laden et le mollah Omar y vivent-ils cach�s. Mais tout indique que ce l�chage n'est pas une duperie. Il semble �galement que le g�n�ral-pr�sident coop�re avec les �tats-Unis pour que la "bombe islamique" ne tombe pas entre les mains des islamistes. Mais le g�n�ral peut-il se permettre de c�der aussi sur le Cachemire sans risque de saper le pouvoir qu'il est jusqu'ici parvenu � maintenir?

Comme l'affaire isra�lo-palestinienne, la question du Cachemire est de celles qui paraissent simples quand on les consid�re de loin et sans passion, et deviennent inextricables lorsque l'on s'en rapproche, a fortiori lorsque l'on y est engag� �motionnellement. Du point de vue de Sirius, le dossier pakistanais est plut�t convaincant, puisque, apr�s la partition, le rattachement du Cachemire � l'Inde n'a tenu qu'� la d�cision d'un maharadja sans doute manipul�, alors que la raison d�mographique ou g�ographique aurait conduit � l'autre branche de l'alternative. Depuis 1947, le d�saccord sur le Cachemire est la manifestation vivante du drame d'une s�paration jamais compl�tement accept�e du c�t� indien. La victoire du BJP (Parti du peuple indien) et du nationaliste Atal Bihari Vajpayee, en mars 1998, a raviv� des braises jamais �teintes, d'autant plus que le nouveau Premier ministre a fait proc�der, comme on l'a rappel�, � des essais nucl�aires. L'ISI est-il � l'origine des attentats contre le Parlement de New Delhi, en d�cembre 2001, et au Cachemire? Et s'il en est ainsi, comme on peut l'imaginer, jusqu'� quel point le g�n�ral Moucharraf lui-m�me a-t-il �t� oblig� de participer aux d�cisions?

En tout cas, la tension n'a cess� de monter au fil des mois. Au printemps, Washington avait toutes les raisons de craindre que le Pakistan ne d�garnisse sa fronti�re avec l'Afghanistan, pour red�ployer les forces en direction de l'Himalaya. Pour les �tats-Unis, il est clair que la question du Cachemire est devenue cruciale puisqu'un d�rapage pourrait y avoir des cons�quences catastrophiques pour la lutte contre Al-Qaida. Imagine-ton, dans le contexte actuel, le retentissement d'un �change nucl�aire entre les deux fr�res s�par�s? C'est pourquoi le pr�sident Bush a d�p�ch� dans la r�gion son ministre de la D�fense, Donald Rumsfeld (en juin). Mais Washington ne saurait se contenter d'ordonner � Islamabad d'emp�cher les attentats au Cachemire. Qu'on le veuille ou non, il y a terrorisme et terrorisme, et une bonne strat�gie antiterroriste n'est possible que sur la base d'une juste analyse des causes de tels actes.

En fait, dans la vaste r�vision d'ensemble de leur politique �trang�re, les �tats-Unis sont d�sormais oblig�s de trouver une voie pour, � la fois, renforcer les liens avec l'Inde (d'autant que de graves probl�mes risquent de surgir au N�pal o� s�vit un mouvement r�volutionnaire "mao�ste") et avec le Pakistan, dont le maintien de l'unit� rev�t d�sormais un caract�re vital. En particulier, la superpuissance ne peut �viter de s'interposer dans le conflit du Cachemire, pas plus qu'elle ne peut laisser Isra�liens et Palestiniens face � face. Du temps de la guerre froide, le jeu r�gional �tait domin� par le croisement de deux alliances implicites, celle entre l'Union sovi�tique et l'Inde, et celle entre les �tats-Unis et le Pakistan, que venait compliquer le facteur chinois. Dor�navant, la recherche d'un modus vivendi, sinon d'une r�conciliation, entre les fr�res s�par�s est devenu une priorit�. L� comme ailleurs, on peut pr�voir que le r�alisme va, au moins pour un temps, l'emporter sur l'id�ologie : mieux vaut, dans l'imm�diat, un Pakistan effectivement gouvern� par un r�gime autoritaire, mais un �tat solide participant activement � la Sainte-Alliance, qu'un Pakistan th�oriquement d�mocratique mais corrompu, impuissant et, en d�finitive, friable.

L'Europe face � son destin

Face � ces �v�nements, l'Europe n'appara�t pas grandie. Certes, l'immense majorit� des Europ�ens a fortement ressenti l'�motion si bien traduite dans un article r�dig� � chaud par le directeur du journal Le Monde, Jean-Marie Colombani, et commen�ant par cette phrase : "Dans ce moment tragique o� les mots paraissent si pauvres pour dire le choc que l'on ressent, la premi�re chose qui vient � l'esprit est celle-ci : nous sommes tous Am�ricains!" Mais, en politique, les �motions ne dominent pas durablement la sc�ne. George W.Bush a rapidement signifi� que les �tats-Unis entendaient r�gler seuls leur querelle, et que, dans la guerre contre Al-Qaida, ils n'attendaient des Europ�ens que des concours ponctuels, lesquels ne leur ont pas �t� marchand�s. Certes, sur l'insistance de Lord Robertson, le 12 septembre, l'OTAN a d�cid� d'activer le fameux article du trait� de l'Atlantique Nord, mais il ne pouvait s'agir que d'un symbole dont l'impact fut � peu pr�s nul. � long terme cependant, la coop�ration des �tats europ�ens est indispensable, comme l'est celle des �tats-Unis, pour toutes les questions d�j� �voqu�es ici, telles que le renseignement, la lutte contre le blanchiment de l'argent, etc. Dans l'imm�diat et dans l'ordre des op�rations militaires, les Europ�ens et l'Union europ�enne, en tant que telle, furent marginalis�s. On peut penser que tel aurait aussi �t� le cas si, au lieu de s'en prendre au sol am�ricain, Al-Qaida avait frapp� des cibles sur le Vieux Continent. Et l'on peut craindre que tel serait le cas si pareille trag�die devait se produire. Il en est ainsi parce que notre Union ne s'est pas encore dot�e d'une v�ritable d�fense commune, ni au niveau des proc�dures de d�cision, ni au niveau des moyens. Ce n'est pas la seule raison.

N�cessit� d'une politique ext�rieure commune

On ne saurait concevoir une politique de d�fense r�ellement commune sans, parall�lement, une politique �trang�re commune. Il y a une trentaine d'ann�es, on discutait gravement de la notion d'Union �conomique et mon�taire (UEM) et de la question de savoir si l'union �conomique devait pr�c�der l'union mon�taire - ou inversement. Dans la r�alit�, on a fait les deux dans un m�me �lan strat�gique. Incidemment, il convient de saluer l'extraordinaire succ�s du passage concret � l'euro, au d�but de l'ann�e 2002, c'est-�-dire la mise en circulation des billets et des pi�ces de la nouvelle monnaie. S'agissant de la politique �trang�re et de s�curit� commune (PESC), il en ira n�cessairement de m�me. Certes, des petits pas significatifs ont �t� accomplis dans la bonne direction, particuli�rement depuis la rencontre franco-britannique de Saint-Malo, en 1998, en ce qui concerne la d�fense; et, dans le domaine de la politique �trang�re, on ne doit pas sous-estimer les avanc�es. Par exemple, en ao�t 2001, Javier Solana, le Haut repr�sentant pour la PESC, a largement contribu� � forger un arrangement compliqu� mais viable en Mac�doine, qui a abouti au d�sarmement de la gu�rilla albanaise. L'Union europ�enne s'appr�te �galement � assumer les responsabilit�s de l'OTAN au Kosovo. Elle a agi de fa�on coh�rente vis-�-vis de l'ex-Yougoslavie, dont le dernier avatar est une nouvelle f�d�ration entre la Serbie et le Mont�n�gro. Peut-�tre cependant l'Union devrait-elle se montrer plus active dans cette r�gion, car les ressentiments demeurent chez les Serbes, dont beaucoup suivent avec sympathie la pugnacit� de Milosevic au Tribunal p�nal international pour l'ex-Yougoslavie de La Haye.

Dans l'�tat actuel des choses, l'Union europ�enne en tant que telle reste incapable d'affirmer et de d�fendre ses int�r�ts les plus fondamentaux, pour ne pas dire vitaux. On prendra deux exemples : la Russie et le Proche ou Moyen-Orient. Il est g�opolitiquement �vident que, dans le contexte post-sovi�tique, l'id�e m�me d'Union europ�enne implique la formulation d'un concept russo-euro-p�en. Les Russes y aspirent, car, dans cette phase tr�s perturb�e de leur histoire, ils ressentent avec lucidit� notre communaut� de destin. Il existe d�sormais un Conseil OTAN-Russie et un G8, mais pas encore de structure o� l'Union europ�enne en tant que telle et la Russie puissent d�battre et discuter de leurs int�r�ts communs, par exemple � propos de Kaliningrad. D�s lors que la Lituanie entre dans l'Union, la question du transit entre cette ville -dont on ne saurait remettre en cause l'appartenance � la F�d�ration de Russie sans bousculer tout l'�difice mis en place en 1990, au moment de la r�unification allemande - et le reste du pays devient en effet une affaire europ�enne, et non plus lituanienne.

Quant au Proche et au Moyen-Orient, c'est, �galement dans une perspective � long terme, une r�gion d'int�r�t vital pour l'Europe, � cause de la g�ographie. Qu'il s'agisse du conflit isra�lo-palestinien, de l'Irak ou de l'Iran, ceux des pays europ�ens auxquels l'histoire a conf�r� un poids pour ces sujets raisonnent � peu pr�s de la m�me fa�on. Ils pr�conisent une approche plus �quilibr�e entre Isra�liens et Palestiniens, une politique de containment vis-�-vis de l'Irak, mais sans intervention militaire massive aussi longtemps qu'une situation de l�gitime d�fense n'aura pas �t� �tablie, et une politique de d�tente bien contr�l�e � l'�gard de l'Iran. Dans les trois cas, les principaux pays europ�ens divergent beaucoup moins entre eux qu'entre chacun d'eux et les �tats-Unis. Mais, �tant divis�s pour des raisons secondaires, ils en sont r�duits � un r�le suppl�tif - ce qui ne veut pas dire nul - par rapport aux �tats-Unis et � des gestes d�risoires, comme de financer les infrastructures de l'Autorit� palestinienne avant d'assister, impuissants, � leur destruction, puis sans doute d'�tre convi�s � les financer de nouveau.

La n�cessit� de s'adapter � un monde nouveau interdit de renvoyer la question de la politique ext�rieure commune aux calendes grecques. Certes, pour qu'une unit� politique puisse �laborer et mettre en oeuvre une politique ext�rieure commune, il faut que cette unit� en soit effectivement une. Or les arguments contraires ne manquent pas, et l'existence de bureaucraties anciennes souvent p�n�tr�es de leurs traditions, au demeurant fort respectables, n'arrange pas les choses. Pourtant, lorsque l'on regarde concr�tement, et non plus abstraitement, les grands enjeux plan�taires, comment ne pas conclure � la possibilit� sinon � la n�cessit� d'une Union qui en soit une?

J'ai d�velopp� ailleurs un parall�le entre la construction europ�enne au sens du processus en cours depuis maintenant 45ans, et la construction nationale telle qu'en parlait Ernest Renan. Les deux aventures sont diff�rentes mais se ressemblent. Il s'agit de traduire dans les faits, et donc d'abord dans des institutions, un "vouloir vivre ensemble" fond� sur une intelligence du pass� et sur un projet commun. Il est tentant, � propos de l'Europe, de transposer ce cri de Massimo D'Azeglio, l'un des chefs mod�r�s du Risorgimento, lors de la premi�re session du Parlement du royaume d'Italie nouvellement unifi� : " Nous avons fait l'Italie, maintenant nous devons faire les Italiens." � pr�sent, la priorit� est de faire l'Europe, avant de faire les Europ�ens, encore que la combinaison de la libre circulation et de l'euro y contribue puissamment. Le d�fi est principalement d'ordre institutionnel. En d�cembre 2001, le Conseil europ�en de Laeken a d�cid� de cr�er une Convention sur l'avenir de l'Union europ�enne, afin de pr�parer la r�forme des institutions, et de porter � sa t�te l'ancien pr�sident Val�ry Giscard d'Estaing. La t�che est immense et m�rite le qualificatif d'historique. L'�largissement de l'Union est inscrit dans les faits, et son h�t�rog�n�it� augmente. Ainsi, au cours des derniers mois, a-t-on assist� � la victoire des socialistes (ex-communistes) en Pologne, et � une remise en cause des disciplines �conomiques et financi�res. Une Union de plus en plus large, h�t�rog�ne et bancale sur le plan institutionnel, serait vou�e � l'�clatement. Comment aboutir au contraire � une Union effectivement large, mais coh�rente et bien gouvern�e? Tel est le d�fi que la Convention doit surmonter. En attendant l'aboutissement de ses travaux, l'Europe continuera d'�tre marginalis�e dans les grandes affaires du monde.

Unilat�ralisme am�ricain?

Ben Laden a-t-il sp�cul� sur un affaiblissement du moral de l'Am�rique apr�s le 11 septembre? Si tel fut le cas, il s'est �videmment tromp�. La mobilisation patriotique a �t� extraordinaire et durable. La nation s'est massivement rang�e derri�re George W.Bush, qui s'est ainsi trouv� une mission � la hauteur de l'Histoire. Sa popularit�, qui commen�ait � fl�chir au milieu de 2001, est brusquement remont�e pour atteindre des sommets sans pr�c�dents depuis Franklin D.Roosevelt. Pendant des mois, la "guerre contre le terrorisme" aura �t� le principal sinon l'unique objet de ses pr�occupations et aura servi de s�same pour tenter de restaurer une autorit� pr�sidentielle s�v�rement affaiblie depuis le Watergate, au d�but des ann�es 1970. C'est seulement � l'approche des mid-term elections de novembre 2002 que la petite politique tend � reprendre le dessus, au moins de mani�re apparente car elle n'a jamais vraiment disparu. Le peuple am�ricain a donc remarquablement r�agi, mais, au moins sur un plan, avec une certaine na�vet� collective. D'o� vient, demande en effet l'homme de la rue depuis le 11 septembre, " qu'on ne nous aime pas et m�me qu'on nous ha�sse � ce point"? L'un des traits de la culture am�ricaine auquel participent aussi bien les citoyens fra�chement naturalis�s, et qui constitue une force autant qu'une faiblesse, est en effet cette modalit� d'ethnocentrisme selon laquelle on affirme de bonne foi l'universalit� et donc la sup�riorit� absolue de sa culture.

L'immense majorit� des Am�ricains, dont George W.Bush est � cet �gard un repr�sentant exemplaire, ne doutent pas que le " mod�le am�ricain " soit l'horizon ind�passable pour tout habitant de notre plan�te. Et lorsque des voix contraires parviennent � se faire entendre, on les ignore ou on les attribue � des forces obscurantistes. Tel est souvent le cas dans les conf�rences internationales o� les pays du Tiers-Monde disposent d'un si�ge � part enti�re, comme � la conf�rence mondiale contre le racisme et les discriminations, r�unie � Durban quelques jours seulement avant les attentats. On y assista � une v�ritable lev�e de boucliers contre la pr�tention des Occidentaux � imposer leurs valeurs et contre leur hypocrisie, puisqu'ils utilisent souvent, en pratique, deux poids et deux mesures. Certes, � Durban, les �tats-Unis ont fait une concession � l'air du temps en acceptant de s'"excuser" pour l'esclavage. Ils n'en ont pas moins, avec Isra�l, claqu� la porte le 3 septembre, lorsque l'accusation de racisme a �t� retourn�e contre eux. �videmment, la bonne conscience am�ricaine suscite de l'animosit� et m�me de la haine, lorsque, dans l'exercice de la politique ext�rieure, elle se conjugue � la force au sens le plus large du terme. Tout ceci n'explique pas directement Ben Laden, et le justifie encore moins, pas plus que des consid�rations purement sociologiques suffiraient � expliquer Hitler. Mais il y a toujours des diables d'homme parmi les hommes. Ben Laden en est un, et il a su exploiter un anti-occidentalisme, et particuli�rement un anti-am�ricanisme, dont les racines s'�taient sourdement �tendues depuis la chute de l'URSS, cependant que les vainqueurs de la guerre froide projetaient leurs r�ves sonores sur la fin de l'histoire.

La politique �trang�re des �tats-Unis refl�te n�cessairement l'universalisme ethnocentrique inh�rent � ce pays. Dans ce domaine comme dans d'autres, la forme et le fond sont intimement li�s, mais l'un ne d�termine pas enti�rement l'autre. De ce point de vue, le style tr�s direct et m�me abrupt du pr�sident George W.Bush convient incontestablement mieux � l'int�rieur qu'� l'ext�rieur de son pays. On dirait que le 43e pr�sident s'ing�nie � heurter les Barbares. Les Barbares, ce sont les autres, de m�me que les Arabes distinguent la "terre de l'islam" (Dar al Islam) et la "terre de la guerre" (Dar al Harb). Parmi les manifestations les plus r�centes de cette forme de violence, on notera le conflit sur l'acier, mais surtout le rejet cat�gorique et sans nuance de la Cour p�nale internationale et, d�but juillet, le coup de force am�ricain au Conseil de s�curit� des Nations unies (chantage sur la prorogation du mandat de la Mission des Nations unies en Bosnie-Herz�govine (MINUBH)) pour modifier le statut de la Cour � leur convenance. Isol�e, Washington a d� renoncer � certaines de ses exigences et accepter un compromis. Mais ni le droit international, ni le Conseil de s�curit� n'en sont sortis totalement indemnes. � force de r�p�tition, ce type de comportement ne contribue pas � att�nuer les effets de ce qui est ressenti par le reste du monde comme de l'arrogance. Or, la premi�re puissance mondiale est simplement convaincue de son bon droit, sa Constitution et son Bill of Rights l'emportant, pour elle, sur les lois internationales.

Sur le fond, la politique ext�rieure am�ricaine manifeste structurellement une m�fiance profonde vis-�-vis des institutions internationales et, plus g�n�ralement, du "multilat�ralisme". Les Fran�ais sont bien plac�s pour le comprendre, car le temps n'est pas si loin o� le g�n�ral de Gaulle qualifiait l'ONU de "machin". La France s'est progressivement accoutum�e � cette nouvelle forme de diplomatie, d'une part parce qu'elle participe de l'essence du processus europ�en, et d'autre part en raison de la diminution du poids relatif de notre pays dans le monde. De nos jours, les Am�ricains ont parfois tendance � voir dans l'ONU une machine de guerre � leur encontre. Ils tol�rent mal le partage de la d�cision au sein de l'OTAN, comme on l'a constat� en 1999, � l'occasion des op�rations contre la Serbie de Milosevic, o� le g�n�ral Clark n'a cess� de se plaindre de ne pas avoir les coud�es suffisamment franches. Les �v�nements du 11 septembre ont certes conduit les �tats-Unis, par mesure de pr�caution, � r�gler leurs arri�r�s de paiement � l'ONU. Ils ont �galement favoris�, comme on l'a vu, l'aboutissement d'un accord avec la Russie sur le d�sarmement nucl�aire. Mais, en ce qui concerne les Nations unies, une mesure tactique n'est pas un changement de strat�gie. Quant � la nouvelle relation avec la Russie, elle ne traduit d'aucune mani�re un retour � la philosophie de l'" arms control ", �labor�e et mise en oeuvre pendant la p�riode sovi�tique.

Ce que l'on appelle " unilat�ralisme ", c'est d'abord le rejet du multilat�ralisme institutionnalis�, qu'il convient de distinguer du "multilat�ralisme � la carte", nouvelle d�nomination mise � la mode par Richard Haass, le directeur du Policy Planning Staff du d�partement d'�tat. Il s'agit l� d'une d�nomination �quivoque, car elle ne vise que les coalitions de circonstance. Le rejet n'est pas total : les �tats-Unis ont appris � s'accommoder de l'OMC. Mais il l'est pour ce qui concerne les grandes affaires politiques. Sur ce point, l'immense �tat am�ricain n'a pas de meilleur alli� que le petit �tat isra�lien, lequel, typiquement, a sign� le trait� cr�ant la Cour p�nale internationale en d�cembre 2000, mais n'est pas pr�s de le ratifier, la CPI �tant d'avance soup�onn�e d'impartialit�, malgr� toutes les pr�cautions prises.

Cela dit, la question du multilat�ralisme, dans l'�tat actuel des relations internationales, ne se pose pas en termes de tout ou rien. Les grands �tats (grands par la superficie et la population comme la Chine, l'Inde ou m�me la Russie), dont la situation le leur permet, s'efforcent autant que possible d'en rester � la diplomatie bilat�rale traditionnelle. Quand on parle de l'unilat�ralisme am�ricain, c'est aussi, plus sp�cifiquement, � la nature de leurs relations avec leurs alli�s que l'on pense. � l'�poque de la guerre froide, dans le cadre de l'Alliance atlantique, on d�battait ad nauseam de l'�quilibre ou plut�t du d�s�quilibre du processus d�cisionnel au sein de l'organisation, et du contenu de la notion de "consultation" entre le grand fr�re et les autres. � pr�sent, l'OTAN n'a plus la m�me centralit� dans les relations transatlantiques, et les questions nagu�re jug�es p�riph�riques occupent le devant de la sc�ne. L'asym�trie n'en est que plus frappante.

Tel est le cas face au conflit isra�lo-palestinien. Apr�s une phase initiale d'indiff�rence, due notamment � l'�chec de la politique de Bill Clinton, le nouveau pr�sident avait compris, d�s avant le 11 septembre, la n�cessit� de s'impliquer dans le dossier. Au lendemain des attentats, il a d'abord sembl� vouloir r��quilibrer la politique am�ricaine en se pronon�ant explicitement, d�s le 2octobre, puis le 10 novembre � l'Assembl�e g�n�rale des Nations unies - ce qu'aucun de ses pr�d�cesseurs n'avait os� faire - en faveur d'un �tat palestinien. En mars 2002, la r�solution 1397 du Conseil de s�curit� de l'ONU, introduite par les �tats-Unis, a affirm� une "vision de la r�gion o� deux �tats, Isra�l et la Palestine, vivent c�te � c�te dans des fronti�res s�res et reconnues".

En pratique, cependant, George W.Bush a laiss� les mains libres � Ariel Sharon, allant m�me, apr�s l'intervention pour le moins muscl�e de Tsahal � J�nine, jusqu'� qualifier le chef du gouvernement isra�lien d'"homme de paix", ce qui a d� surprendre l'int�ress� lui-m�me. � cette �poque, le pr�sident avait demand� au Premier ministre de retirer "sans d�lai" les troupes engag�es dans les villes sous autorit� palestinienne, mais les d�lais ont �t� bien longs et le retrait r�versible. Le 19avril, les �tats-Unis ont introduit la r�solution 1405 du Conseil de s�curit�, d�cidant de l'envoi d'une commission d'" �tablissement des faits " � J�nine ; puis ils ont chang� d'avis et mis Kofi Annan dans une situation fort embarrassante. Washington a ensuite propos� l'ouverture d'une conf�rence internationale sur le Moyen-Orient, mais la Maison-Blanche s'est aussit�t employ�e � en minimiser la port�e. Le 24juin, le pr�sident ne l'a pas m�me mentionn�e. Dans son discours ce jour-l�, il a subordonn� tout progr�s vers la cr�ation d'un �tat palestinien au remplacement de Yasser Arafat, ajoutant ce nom illustre � la liste des leaders arabo-musulmans dont les �tats-Unis veulent la t�te.

En fait, George W.Bush a oscill� au rythme des nombreuses visites d'Ariel Sharon. Tous les observateurs voient dans cette attitude l'effet de ce qu'outre-Atlantique on appelle les lobbies : lobby juif mais aussi lobby des chr�tiens conservateurs. Ce sont ces m�mes lobbies qui ont fait campagne sur le th�me de la pusillanimit�, voire de l'antis�mitisme, des Europ�ens en g�n�ral, et des Fran�ais en particulier, au point de provoquer l'�tonnement du Conseil repr�sentatif des institutions juives de France (CRIF) et une vigoureuse r�action du pr�sident Jacques Chirac. Bush, quant � lui, songe aux �lections de novembre 2002. Il veut que les r�publicains r�cup�rent une partie d'un �lectorat traditionnellement acquis aux d�mocrates. Ce que l'on appelle unilat�ralisme, c'est aussi la surd�termination de certains aspects cruciaux de la politique �trang�re par la politique int�rieure.

Du c�t� europ�en, on peut r�sumer l'attitude vis-�-vis du conflit isra�lo-palestinien de la fa�on suivante : Arafat ne s'est pas montr� � la hauteur de l'Histoire depuis Camp David II, et la corruption de l'Autorit� palestinienne n'est pas douteuse ; mais la responsabilit� de Sharon - qui s'est toujours oppos� aux plans de paix, que ce soit le trait� avec l'�gypte ou le processus d'Oslo, et qui s'est engouffr� dans la br�che du 11 septembre en pr�sentant la guerre contre les Palestiniens comme une modalit� de la grande guerre contre le terrorisme - est non moins �crasante. Pour parvenir � la paix, la communaut� internationale doit mettre en oeuvre les moyens de pression consid�rables - positifs et n�gatifs - dont elle dispose vis-�-vis des deux parties, lesquelles d�pendent en effet massivement de l'ext�rieur pour leur survie. Pour atteindre un objectif final - sur lequel ils sont aujourd'hui largement d'accord -, une action mieux coordonn�e entre Am�ricains et Europ�ens est n�cessaire, les uns et les autres ayant vocation � �tre les garants ultimes du maintien de la paix une fois r�tablie, laquelle pourrait �tre en particulier assur�e par une force d'interposition pr�sente sur le terrain.

Sur un plan �videmment moins dramatique, la surd�termination de la politique �trang�re par la politique int�rieure s'est �galement manifest�e, au cours des derniers mois, sur le plan commercial. En d�cidant brutalement de prot�ger par des barri�res tarifaires le secteur sid�rurgique, en perdition parce qu'il n'a pas su entreprendre les restructurations n�cessaires, et d'augmenter massivement les subventions aux agriculteurs, le pr�sident Bush est all� � l'encontre de la politique de libre-�change dont il avait fait un axe majeur de son projet initial, quitte � susciter l'ire de plusieurs de ses partenaires �trangers, et m�me celle d'une partie de la droite r�publicaine bien repr�sent�e par le Wall Street Journal. Mais il n'en a cure. Dans les deux cas, les d�cisions ont �t� prises exclusivement en fonction de consid�rations �lectorales, � charge pour le talentueux repr�sentant pour le Commerce, Robert Zoellick, de d�fendre imperturbablement l'ind�fendable en b�tissant un discours dont il ne croit probablement pas un mot. Les �tats-Unis se sont cependant engag�s dans un nouveau cycle de n�gociations commerciales multilat�rales � Doha, et, en d�cembre 2001, le pr�sident a obtenu, par une voix de majorit� � la Chambre des repr�sentants, un vote favorable pour la Trade Promotion Authority (TPA), auparavant appel�e Fast Track, laquelle doit donner � l'ex�cutif des moyens de n�gocier des compromis.

Pour conclure ces remarques compl�mentaires sur la politique ext�rieure am�ricaine depuis le 11 septembre, on ajoutera quelques mots sur l'Am�rique latine. Au d�but de sa pr�sidence, George W.Bush, qui est texan, avait fait une priorit� de la constitution d'une zone de libre-�change couvrant l'ensemble du continent. Peut-�tre aurait-il activement poursuivi ce but si les circonstances n'avaient durablement d�tourn� son attention.

Dans la pratique, la politique latino-am�ricaine de la nouvelle Administration, conduite par Otto Reich, une personnalit� tr�s controvers�e qui n'a toujours pas �t� confirm�e par le S�nat, suscite des interrogations. D'un c�t�, il semble bien que les �tats-Unis n'aient pas �t� �trangers � la tentative de coup d'�tat contre le pr�sident v�n�zu�lien Hugo Chavez, dont le populisme a tout pour leur d�plaire. Cette tentative a �chou�. De l'autre, Washington a compl�tement laiss� tomber l'Argentine, dont une fraction importante de la population s'enfonce dans la mis�re. On dirait que, pour Washington, aujourd'hui, contrairement � un pays dont les difficult�s �conomiques sont �galement s�v�res comme la Turquie, la valeur g�opolitique de la carte argentine est nulle. Si Buenos Aires veut de l'aide, il faut d'abord r�former. Et si aucun des gouvernements qui s'y succ�dent n'y parvient, advienne que pourra. Sur quelle configuration le chaos argentin peut-il d�boucher? Quel type d'�v�nements serait de nature � forcer Washington � r�agir? Autant de questions sur lesquelles on ne peut, actuellement, que sp�culer. Dans l'imm�diat, ni aux �tats-Unis, ni au Br�sil, on ne semble craindre la propagation d'une crise consid�r�e comme tr�s sp�cifique. La d�fiance des march�s financiers � l'�gard du Br�sil tient davantage � l'incertitude qui entoure la succession du pr�sident Fernando Henrique Cardoso.

En introduction du pr�c�dent RAMSES, j'avais retenu pour commencer le th�me du ralentissement �conomique. Un an plus tard, alors qu'elle a subi deux chocs suppl�mentaires, l'�conomie mondiale r�siste. Le premier choc, celui du 11 septembre, a �t� remarquablement absorb�, malgr� son effet direct sur d'importants secteurs d'activit�s, comme les transports a�riens ou les assurances, et son effet indirect sur la consommation des m�nages aux �tats-Unis. Un mois � peine apr�s les attentats, la bourse de New York a pu rouvrir avec succ�s, malgr� la d�sorganisation de Wall Street. Le second choc fut l'affaire Enron et celles qui s'ensuivirent. Cette fois, c'est la confiance dans la bonne gouvernance du syst�me capitaliste qui s'est trouv�e gravement �branl�e.

En fait, en moins de deux ans, trois mythes particuli�rement porteurs se sont �vapor�s : les cycles �conomiques avaient disparu, l'Am�rique �tait invuln�rable, et la concurrence avait atteint un tel degr� de perfection que le march� attribuait sa vraie valeur � chaque entreprise. L'attitude p�remptoire des thurif�raires de la mondialisation qui d�clinaient ces mythes sans exprimer la moindre r�serve a d'ailleurs contribu� � susciter des r�actions parfois excessives mais souvent salutaires. En tout cas, il a fallu se r�soudre � reconna�tre que l'on n'en avait pas fini avec les cycles, et qu'� l'aube d'une nouvelle r�volution industrielle, de grandes entreprises peuvent commettre de grandes erreurs. La puissante Am�rique a �t� ensanglant�e dans deux de ses symboles, et elle sait maintenant qu'elle vit � l'ombre d'une �p�e de Damocl�s. Enfin, l'opprobre est brusquement jet� sur le capitalisme, que l'on disait transparent gr�ce aux analystes financiers, aux agences de notation et naturellement aux soci�t�s d'audit.

Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que les bourses se soient trouv�es malmen�es, avec des mouvements de grande ampleur. L'une des raisons pour lesquelles l'�conomie r�elle n'a pas, jusqu'� pr�sent, davantage souffert du faisceau des circonstances d�favorables est l'efficacit� de la coop�ration entre les banques centrales, d�terminante dans les p�riodes critiques. Cela dit, si la crise boursi�re devait s'aggraver, on voit mal comment l'�conomie r�elle ne finirait pas par en �tre affect�e. Le moindre indice favorable ou d�favorable sur la croissance de l'activit� aux �tats-Unis suscite une r�action excessive des march�s, extr�mement nerveux. L'incertitude est lourde � court terme.

� moyen et long terme, les raisons d'optimisme ne manquent pas. La r�volution des technologies de l'information n'a pas �t� abolie par les faux pas de certaines entreprises, et, d'une mani�re g�n�rale, comme l'a si bien d�montr� Schumpeter dans son ouvrage c�l�bre Capitalisme, socialisme et d�mocratie, le capitalisme survit en s'adaptant et en se transformant sans cesse. Quant aux �tats-Unis, ils ont d�j� prouv� qu'aucun Al-Qaida n'�tait pr�s de les mettre � genoux. Cela dit, la pr�vision est l'art le plus frustrant. La mondialisation nous r�serve s�rement bien d'autres " surprises ". Dans un essai aussi concis que brillant o� elle soutient que le monde est d�j� devenu chaotique, Th�r�se Delpech manifeste un pessimisme excessif � mes yeux, mais elle trouve le mot juste en disant que le "ph�nom�ne de surprise strat�gique pourrait � lui seul caract�riser la p�riode qui s'ouvre ". La plus �tonnante des surprises strat�giques, dans la premi�re ann�e du si�cle, sera venue d'une grotte quelque part en Afghanistan.

Thierry de Montbrial, directeur de l'Ifri, membre de l'Acad�mie des sciences morales et politiques13 juillet 2002