exploitable et diffusable pour la communaut� scientifique
ne peut �tre utilis� � des fins commerciales
ANNODIS
projet financ� par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirig� par Maire-Paule P�ry-Woodley, universit� de Toulouse - UTM
objectif : cr�ation d'un corpus de fran�ais �crit annot� discursivement
encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5
http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc
Politique �trang�re 3/2001
Les relations entre mondialisation et d�mocratie sont pour le moins ambigu�s, d'autant qu'elles donnent souvent lieu � des analyses r�duisant la seconde � la seule � d�mocratie de march� �. La d�mocratie a en effet deux dimensions : elle est � la fois proc�dure et culture. La mondialisation favorise sans doute le d�veloppement d'une d�mocratie mondiale en tant que proc�dure : �lections libres et alternance politique sont devenues le mod�le politique de r�f�rence. Mais ce mode de gouvernement n'est qu'une dimension de la d�mocratie, une condition n�cessaire mais pas suffisante, car une v�ritable culture d�mocratique se construit sur le � temps long � et ne peut se limiter aux proc�dures �lectorales. � cet �gard, le � temps mondial � pense la d�mocratie comme un ph�nom�ne anhistorique, un � espace de services � la carte � mis � disposition de chaque individu. La mondialisation tend ainsi � r�duire la d�mocratie � une revendication exigible imm�diatement, qui d�l�gitime l'id�e de la d�mocratie comme construction collective d'une nation, lente, singuli�re et complexe.
La recherche d'une corr�lation entre mondialisation et d�mocratie n'est pas tr�s ais�e. Naturellement, si l'on pose le probl�me - en termes normatifs ou id�ologiques, le d�bat s'�claire de lui-m�me. On peut en effet identifier toute une s�rie d'�l�ments qui militent en faveur d'une corr�lation positive entre mondialisation et d�mocratie, surtout si l'on se place dans le contexte politique mondial de la fin de la guerre froide.
Inversement, il est tout aussi ais� de rep�rer des facteurs qui tendent � d�vitaliser la d�mocratie en raison de la mondialisation du capital qui fait fi des espaces publics nationaux, du d�s�quilibre croissant entre l'�conomique et le politique � l'avantage du premier, de la d�multiplication des d�r�glements sociaux engendr�s par la mondialisation, etc. On pense naturellement au d�veloppement des mafias, au blanchiment d'argent, aux trafics d'organes, de m�dicaments ou d'enfants. On pense �galement � tous ces emplois supprim�s sur la base de consid�rations �conomiques globales sans que les personnes concern�es soient toujours consult�es.
Certes, on pourra arguer du fait que ces diff�rents d�r�glements n'ont, d'une certaine mani�re, rien � voir avec la d�mocratie, puisque ceux-ci existent aussi dans les pays non d�mocratiques. De surcro�t, il est difficile, par exemple, d'attribuer un licenciement �conomique � un d�ficit d�mocratique, sauf � assimiler la d�mocratie � l'id�e de justice. Pourtant, cette relation de causalit� n'est pas non plus totalement incongrue si l'on admet que la mondialisation entretient un sentiment de d�possession chez les individus, qui, directement ou indirectement, perdent confiance dans la d�mocratie en tant que lieu d'expression de choix et de pr�f�rences. De surcro�t, les pays riches ont beaucoup plaid�, depuis la fin de la guerre froide, en faveur d'une interaction entre d�mocratie et march� : c'est la fameuse d�mocratie de march�. Or, dans ce cas, il devient tentant de m�ler dans son appr�ciation les facteurs qui rel�vent du march� et ceux qui sont imputables � la d�mocratie. En outre, l'imaginaire consum�riste gagne le champ du politique et de sa repr�sentation. La d�mocratie est de plus en plus identifi�e � un march� o� les �lections tiennent lieu d'acte d'achat.
Ceci �tant, ces jugements de valeur, si importants soient-ils, ne nous aident pas � progresser. D'une part, parce qu'ils se situent sur un registre normatif, voire moral. D'autre part, parce que le catalogue des articulations positives (la mondialisation favorise la d�mocratie) peut largement �tre compens� par un catalogue tout aussi fourni d'articulations n�gatives (la mondialisation d�truit la d�mocratie). Pour sortir du dilemme, deux approches sont alors possibles. La premi�re, de nature quantitative, consisterait � mesurer les corr�lations concr�tes, par pays, entre mondialisation et d�mocratie. On pourrait par exemple croiser le degr� d'ouverture des �conomies avec l'existence d'�lections libres et concurrentielles. � notre connaissance, ce travail n'a jamais �t� effectu�. Mais on peut compter sur le d�vouement des " quantitativistes " pour se livrer � un tel exercice. En r�alit�, les �tudes les plus nombreuses de ce type de corr�lation ont g�n�ralement port� sur le lien entre d�mocratie et d�veloppement. Mais les conclusions tir�es de ces �tudes sont loin d'�tre univoques.
Les �tudes de Sirowy et Inkeles publi�es en 1991 concluent � l'id�e d'une corr�lation n�gative entre d�veloppement et d�mocratie. Empiriquement, ce constat ne para�t pas aberrant. Il suffit pour cela de se tourner vers l'Asie du Sud-Est et de voir qu'en Cor�e, � Taiwan ou � Singapour, le d�collage �conomique s'est effectu� sous la double contrainte de la guerre froide et de l'autoritarisme. Au demeurant, l'autoritarisme politique ne conduit pas n�cessairement � l'arbitraire ou au favoritisme syst�matique. Pranab Bardhan souligne � cet �gard, en s'appuyant toujours sur l'exemple asiatique, que la pr�visibilit� de l'action publique est plus importante que la responsabilit� (accounta-bility), notamment pour les investisseurs. Ce fut le cas de Taiwan et de l'Indon�sie, parce que les dirigeants avaient une certaine vision de l'int�r�t g�n�ral et une capacit� � arbitrer, m�me brutalement, entre des int�r�ts particuliers contradictoires. Ce probl�me des institutions est repos� aujourd'hui dans le contexte de la mondialisation, qui oblige pr�cis�ment les soci�t�s � effectuer des arbitrages sociopolitiques importants au fur et � mesure qu'elles s'ouvrent � la comp�tition. Mais le degr� d'institutionnalisation de ces arbitrages n'est pas n�cessairement index� sur l'existence d'institutions d�mocratiques.
Quoi qu'il en soit, si les analyses de Sirowy et d'Inkeles concluent � une corr�lation n�gative entre d�mocratie et d�veloppement, celles de Campos, qui remontent � 1994, tendent � des conclusions contraires. Ces constatations empiriques contradictoires sont renvoy�es dos � dos par Przeworski et Limongi. Pour eux, il n'y a tout simplement pas de lien de causalit� entre d�mocratie et d�veloppement. Il y a, bien s�r, interd�pendance, mais les termes de celle-ci sont tr�s variables. Au demeurant, ces corr�lations n'ont aucun sens si elles ne sont pas �valu�es et r��valu�es dans le temps. Si l'on prend le cas de la Cor�e, il est ind�niable que son d�collage s'est effectu� sans d�mocratie. Mais il para�t tout aussi �vident que la poursuite de son d�veloppement semble impensable sans d�mocratie. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'entre-temps, le " temps mondial " a fait son oeuvre. Autrement dit, la fin de la guerre froide et la mondialisation ont accru la l�gitimit� de la d�mocratie politique et d�l�gitim� concurremment l'autoritarisme.
Tout ceci pour dire que, si les approches quantitatives pr�sentent certains avantages empiriques, elles ne r�glent pas les biais m�thodologiques auxquels elles restent redoutablement soumises. C'est pourquoi, et sans pr�tendre r�pondre � la question dans toute son �paisseur, nous proposons de poser le probl�me de l'articulation entre d�mocratie et mondialisation d'une autre fa�on, c'est-�-dire en introduisant une distinction essentielle entre deux dimensions de la d�mocratie : la d�mocratie comme proc�dure, c'est-�-dire un dispositif capable d'assurer le changement des �quipes dirigeantes au travers d'�lections libres ; et la d�mocratie comme culture, c'est-�-dire un ensemble de r�gles formelles et informelles assurant � travers le temps la libre expression des opinions et des int�r�ts et leur recoupement dans des conditions �quitables. Pour simplifier, on pourrait dire que la d�mocratie comme proc�dure renvoie au respect de certaines r�gles du jeu, tandis que la d�mocratie comme culture s'apparenterait au respect de r�gles de vie int�rioris�es, exprimant une confiance raisonnable en la capacit� de la d�mocratie � garantir pluralisme et �quit�.
Or, l'hypoth�se que nous voulons faire est la suivante : si la mondialisation accro�t indiscutablement la l�gitimit� et parfois l'effectivit� de la d�mocratie comme proc�dure, elle ne garantit en aucune fa�on le d�veloppement d'une d�mocratie comme culture. On peut m�me aller plus loin en disant que la mondialisation renforce la premi�re au d�triment de la seconde. Une des raisons essentielles de cette diff�renciation r�sulte du rapport au temps. La d�mocratie comme proc�dure cadre parfaitement avec la dynamique d'un temps mondial qui valorise le pr�sent, l'imm�diat et le visible. La d�mocratie comme culture n'est en revanche pas en prise avec le temps mondial, car elle a besoin de temps. Elle n'est de surcro�t pas imm�diatement ou clairement identifiable. Elle est toujours relative et, par-l� m�me, contestable. La prise en charge de la question d�mocratique par la communaut� internationale renforce encore ce hiatus. On peut � peu pr�s dire si des �lections dans tel ou tel pays sont libres - et, le cas �ch�ant, stigmatiser les contrevenants ; en revanche, on peut difficilement �valuer la r�alit� d'une culture d�mocratique. On imagine fort bien une d�l�gation du Congr�s am�ricain tancer tel ou tel dirigeant pour ne pas respecter la d�mocratie ; on l'imagine moins �valuant la culture d�mocratique de ce m�me pays.
Commen�ons tout d'abord par donner une d�finition succincte de la mondialisation qui constitue la toile de fond de notre propos. Il s'agit pour l'essentiel d'un processus d'intensification des relations sociales plan�taires, qui se traduit par une disjonction croissante entre l'espace et le temps. Qu'est-ce � dire ? Que les lieux o� se d�roulent les �v�nements sont g�ographiquement de plus en plus �loign�s des lieux o� leurs cons�quences s'expriment. Dans une soci�t� traditionnelle, l'espace dans lequel vit et se meut l'individu est un espace physique g�n�ralement limit�. Tout ce qu'il voit et tout ce qu'il fait a pour cadre le village o� il est n�. Son horizon spatio-temporel est donc tr�s limit�. Dans une soci�t� moderne, cet espace de r�f�rence s'�largit pour toute une s�rie de raisons, dont la plus importante est la sp�cialisation croissante des r�les et des fonctions. � partir du moment o� l'on ne fait pas tout soi-m�me, on est oblig� de s'adresser � d'autres pour obtenir certains biens et services.
La mondialisation intervient donc comme un processus d'�largissement de l'espace de r�f�rence dans lequel les acteurs sociaux s'ins�rent. Ainsi, en l'espace de dix ans, par exemple, l'espace de r�f�rence des entreprises fran�aises s'est d�plac� de l'Europe vers le monde. En dix ans, le fait de s'europ�aniser s'est trouv� d�pass� par la n�cessit� de se mondialiser. Mais ce qui illustre le mieux la disjonction entre l'espace et le temps, c'est le fameux exemple des fonds de pensions. Par leur entremise, des retrait�s californiens peuvent influencer l'emploi � Argenton. Or, les raisons qui poussent par exemple un fonds de pension � se retirer d'une entreprise ne seront que tr�s rarement li�es au contexte particulier de l'usine d'Argenton. Si nous insistons sur cette notion de disjonction entre l'espace et le temps, c'est pr�cis�ment parce qu'elle cr�e un sentiment de d�possession : d�possession des ouvriers et employ�s d'une usine qui se trouvent licenci�s m�me s'ils n'ont pas d�m�rit� ; d�possession des acteurs politiques qui ne peuvent gu�re interdire de telles strat�gies. Or, m�me si ce d�bat n'a a priori rien � voir avec la d�mocratie, la corr�lation est dans les faits beaucoup plus forte qu'il n'y para�t. La d�possession ou le sentiment de d�possession face au changement �conomique alt�re la confiance dans les syst�mes d�mocratiques qui fonctionnent sur des bases territoriales nationales. Comme le rappelle fort justement Ian Shapiro, la l�gitimit� de la d�mocratie s'atrophie si l'am�lioration des conditions dans lesquelles on la sollicite n'est pas au rendez-vous.
� partir de l�, comment penser l'articulation entre d�mocratie comme proc�dure et mondialisation ? La d�mocratie comme proc�dure correspond � ce que Przeworski appelle la d�finition minimale de la d�mocratie. Par d�finition minimale de la d�mocratie, il entend la possibilit� de choisir ses dirigeants au travers d'�lections libres. C'est, � peu de choses pr�s, la d�finition que donnait Schumpeter de la d�mocratie. C'est aussi celle de Popper, qui voit dans la d�mocratie le seul syst�me capable de d�barrasser une soci�t� de ses dirigeants sans bain de sang.
Cette d�finition minimaliste conduit donc � dire que la d�mocratie est la forme la plus l�gitime d'organisation des soci�t�s et que la valeur de cette l�gitimit� est v�rifi�e au travers des �lections. Or, sur cette d�finition minimaliste de la d�mocratie, la mondialisation a indiscutablement des effets tr�s nombreux.
Si l'on pense, tout d'abord, la mondialisation en relation avec la chute du mur de Berlin, on n'a gu�re de peine � voir qu'elle a indiscutablement accru la l�gitimit� de la d�mocratie repr�sentative, parce que les r�gimes politiques qui pr�tendaient exp�rimenter une autre voie ont �chou� sur � peu pr�s tous les plans. C'est pour la d�mocratie une victoire par d�faut. Mais le " par d�faut " n'est pas � n�gliger. Par voie de cons�quence, la distinction entre " d�mocratie formelle " et " d�mocratie r�elle " s'est effondr�e. Cette distinction marxiste entre la " vraie " et la " fausse " d�mocratie est ainsi totalement disqualifi�e, car les tenants de cette distinction n'ont r�ussi � promouvoir ni l'une ni l'autre de ces dimensions. � notre connaissance d'ailleurs, m�me les partis d'extr�me gauche qui se r�clament encore du communisme ne revendiquent plus cette distinction. Ils pr�tendent naturellement ne nourrir aucune illusion sur la " d�mocratie repr�sentative ", mais ils ne la rejettent plus. M�me dans les pays musulmans o� certains mouvements islamistes prennent des postures anti-occidentales, la relation � la d�mocratie demeure plus subtile. Sauf, naturellement, lorsqu'ils recourent � la violence, les mouvements islamistes ne r�cusent pas les �lections, et ceci pour au moins une raison pratique : elles leur sont g�n�ralement profitables.
La deuxi�me cons�quence de la mondialisation est d'avoir consid�rablement r�duit la l�gitimit� de ce que l'on a appel� les " d�mocraties sp�cifiques ". La conjonction des id�ologies nationalistes du Tiers monde et du marxisme avait conduit � valoriser les formes " nationales " de d�mocratie par opposition aux d�mocraties occidentales. Certes, on a vu se d�velopper ces derni�res ann�es des revendications d�mocratiques particularistes face � ce qui apparaissait �tre une h�g�monie occidentale. C'est le cas de certains r�gimes conservateurs d'Asie du Sud-Est et de mouvement islamistes. Les premiers parlent de " valeurs asiatiques " et les seconds de " d�mocratie islamiste ". Mais, dans les deux cas, il est int�ressant de voir que c'est d�sormais la culture et non pas la nation qui est oppos�e � la d�mocratie occidentale. Comme si la mondialisation avait, l� aussi, fait son oeuvre. Elle rendrait plus difficilement tenable la r�sistance nationale � une probl�matique mondiale. Par ailleurs, � Singapour comme en Iran, la r�alit� est bien plus complexe.
Singapour reste une soci�t� tr�s autoritaire o� la culture d�mocratique demeure probablement relativement faible. Mais, malgr� le discours sur les " valeurs asiatiques ", le caract�re comp�titif des �lections s'y est accru. Autrement dit, la d�mocratie comme proc�dure a gagn� du terrain. Dans ce contexte, le discours sur l'" asiatisme " semble surtout destin� � freiner certaines �volutions sociales et culturelles dans des soci�t�s autoritaires (Singapour, Malaisie) ou � cimenter une unit� politique de l'Asie qui reste extr�mement probl�matique. Le paradoxe est que la quasi-totalit� des concepteurs de l'" asiatisme " sont des intellectuels asiatiques vivant aux �tats-Unis, comme Tu Weiming, intellectuels dont les travaux sont relay�s, vulgaris�s et instrumentalis�s par des acteurs politiques locaux. En Iran, l'�volution est tr�s diff�rente mais tout aussi int�ressante. M�me si elle est encadr�e, la d�mocratie proc�durale a gagn� du terrain. Personne ne conteste le caract�re d�mocratique de l'�lection de M. Khatami. Et m�me ses adversaires conservateurs ne peuvent s'opposer � la tenue d'�lections comp�titives.
Tout ceci ne signifie naturellement pas que les cadres nationaux dans lesquels se construit la d�mocratie proc�durale sont identiques, mais que l'opposition � la d�mocratie en tant que valeur appara�t de moins en moins l�gitime. M�me dans les pays pauvres, o� la d�mocratie pouvait appara�tre comme un luxe, la l�gitimit� de ce discours est en net recul. Amartya Sen a d'ailleurs montr� dans ses nombreux travaux que l'existence de proc�dures d�mocratiques ne peut pas �tre identifi�e � des structures purement formelles : " � de nombreux indices, on sait que la baisse significative du taux de fertilit� dans les �tats les plus alphab�tis�s de l'Inde r�sulte pour une bonne part des d�bats organis�s � ce sujet ".
En fait, l'analyse de Sen revient � dire que le formel finit par embrayer sur le r�el, que la proc�dure finit par devenir affaire de culture. Cette interpr�tation s'inscrit toutefois dans une temporalit� relativement longue. Sen parle de son pays, l'Inde, o� la d�mocratie proc�durale, pr�cis�ment, est implant�e depuis fort longtemps. Or ; s'il y a une dimension absente dans la mondialisation, c'est bien celle du temps long.
Depuis la fin de la guerre froide, la plupart des pays occidentaux ont mis en place une " conditionnalit� politique " qui conduit � lier soutien �conomique et politique au " respect de la d�mocratie et des droits de l'homme ". Il faudrait naturellement s'interroger sur le lien entre droits de l'homme et d�mocratie. Mais ce d�bat nous entra�nerait trop loin. Indiquons simplement ici que le d�veloppement de cette " conditionnalit� politique " prend les formes d'une injonction d�mocratique. Injonction o� le " d�mocratisez-vous " se substituerait au " enrichissez-vous ". Or, parce que l'affichage est plus important que le r�sultat effectif, l'injonction d�mocratique conduit � surestimer la d�mocratie proc�durale. Pour l'essentiel, on exige la tenue d'�lections � peu pr�s libres. Et m�me si elles ne le sont pas totalement, on consid�re que le fait qu'elles se tiennent est en soi un progr�s.
Cette injonction fait naturellement l'objet d'une instrumentalisation de la part de ceux � qui elle s'adresse. D'o� la g�n�ralisation des �lections sur � peu pr�s toute la surface de la terre. Cela est particuli�rement frappant en Afrique o� peu d'�lections concurrentielles se tenaient avant 1989. C'est aussi le cas du monde arabe o�, sauf en Arabie Saoudite, les �lections sont g�n�ralis�es.
Pourtant, dans aucun de ces pays les �lections n'ont d�bouch� sur un changement politique. Cette contradiction s'explique par le fait que ces �lections ne sont que tr�s imparfaitement libres. Tel est le cas de la Tunisie, o� l'intimidation politique des opposants est permanente et o�, symboliquement, le pr�sident sortant a �t� r��lu avec un pourcentage de voix sup�rieur � la fois pr�c�dente, alors que, formellement, les derni�res �lections �taient pluralistes et que celles d'avant ne l'�taient pas. On peut donc dire dans ce cas que la d�mocratie comme proc�dure n'est m�me pas install�e. Mais cette explication ne suffit pas. Il est probable que la faiblesse de la relation entre �lections et changements de r�gime tient au fait que les v�ritables d�tenteurs du pouvoir ne participent pas aux �lections. C'est notamment le cas des monarchies, qui n'ont de constitutionnel que le nom, m�me si, dans les faits, des �lections comp�titives ont bien eu lieu (Jordanie, Maroc, Kowe�t).
En r�alit�, il faudrait d�finir la d�mocratie minimaliste comme la proc�dure au moyen de laquelle les citoyens peuvent nominalement changer d'�quipes dirigeantes, quand ce changement est per�u par celles-ci, avant m�me les �lections, comme un risque politique majeur de perte d'acc�s au pouvoir et aux ressources qu'il offre. La d�mocratie deviendrait ainsi la proc�dure par laquelle l'espoir d'un changement d'ordre politique garanti par les urnes serait corr�l� � une peur r�elle de perdre le pouvoir de la part de ceux qui le d�tiendraient. La d�mocratie na�trait quand, dans une soci�t� donn�e, la peur de perdre le pouvoir par les �lections remplacerait celle de le perdre par un putsch militaire ou une �meute.
Naturellement, une telle d�finition appara�t, � bien des �gards, comme tr�s subjective. Mais elle n'est pas n�cessairement d�nu�e d'int�r�t ou de valeur. Si l'on prend l'exemple du monde arabe, on constate que l'ad�quation entre espoir des dirig�s et inqui�tude des dirigeants ne se retrouve dans aucun pays. Les rares fois o� cette configuration �tait de nature � voir le jour, le processus politique n'a pas �t� conduit � son terme. Certes, la relation entre l'espoir et l'inqui�tude n'est jamais stable. L'espoir des dirig�s peut tourner au d�sespoir et l'inqui�tude des dirigeants se r�v�ler totalement exag�r�e. C'est par exemple ce qui se passe actuellement en Indon�sie, o� la vieille garde de Suharto chass�e du pouvoir revient progressivement sur le devant de la sc�ne face � l'instabilit� g�n�rale et � la division des anciens opposants. En Afrique, on a vu de nombreux dirigeants revenir au pouvoir apr�s quelques ann�es de purgatoire. Mais cette r�versibilit� ne change rien � l'affaire. L'�l�ment essentiel pour juger du s�rieux du sens d�mocratique est et reste l'incertitude.
Un pays entre v�ritablement en d�mocratie quand, � chaque �lection, une �quipe sortante craint de perdre le pouvoir et conc�de, le cas �ch�ant, qu'elle l'a perdu. Le Mexique est rentr� dans l'�re d�mocratique le jour o� le PRI au pouvoir depuis soixante-dix ans a conc�d� ce m�me pouvoir � l'un de ses opposants. De ce point de vue, l'�lection de Vicente Fox en 2000 a achev� un cycle de transition engag� en 1989, quand, pour la premi�re fois, un parti de l'opposition r�ussit � gagner des �lections locales. Il est extr�mement frappant de voir l'importance que les �lections, m�me locales, rev�tent dans ce pays o�, par ailleurs, les d�r�glements sociaux minent la cr�dibilit� du syst�me politique. C'est d'ailleurs en Am�rique latine que la d�mocratie proc�durale a beaucoup gagn� de terrain, comme l'a montr� le caract�re tr�s disput� des derni�res �lections p�ruviennes.
Dans cette dimension proc�durale de la d�mocratie, la mondialisation peut apporter beaucoup, pr�cis�ment parce qu'il existe toute une ing�nierie technico-politique disponible pour aider des pays en transition � pr�parer des �lections et � en garantir la transparence. Il existe de par le monde toute une s�rie d'instituts et d'associations sp�cialis�s dans l'assistance technique � la d�mocratie. S'y ajoute le fait que le " label d�mocratique " est aussi une ressource politique pour acc�der aux ressources mondiales.
Nous avons jusqu'ici parl� de la d�mocratie comme proc�dure, c'est-�-dire comme dispositif capable de promouvoir le changement politique au travers d'�lections. Il nous faut passer � une deuxi�me dimension du probl�me qui est celui de la d�mocratie comme culture. L�, les choses se compliquent de fa�on singuli�re. Que faut-il entendre par l'id�e de d�mocratie comme culture ? Essentiellement, le fait que la d�mocratie n'est pas seulement une technique garantissant une alternance potentielle par le biais d'�lections, mais de toute une s�rie de pratiques institutionnelles ou non institutionnelles capables de garantir la repr�sentation �quitable des int�r�ts et leur expression en dehors des �lections. Autant la d�mocratie comme proc�dure doit reposer sur l'incertitude de perdre le pouvoir ou de le gagner, autant la d�mocratie comme culture doit garantir la pr�visibilit� et l'�quit� du contexte dans lequel la comp�tition aura lieu. La d�mocratie comme culture renvoie aussi � la notion de performance. La d�mocratie doit permettre d'atteindre certains objectifs collectifs. La d�mocratie peut �tre alors identifi�e � la forme optimale de recherche d'un bien commun par des voies pacifiques et concurrentielles.
Or, sur ce plan, il est incontestable que la mondialisation modifie singuli�rement les donn�es du probl�me, pr�cis�ment parce que la " d�territorialisation " qui l'accompagne rend plus difficile la d�finition du bien commun. Certes, le clivage entre la d�mocratie comme culture et la d�mocratie comme proc�dure n'est pas toujours tr�s clair. La construction d'un �tat de droit rel�ve autant de l'une que de l'autre. La croyance dans la fiabilit� des proc�dures d�mocratiques et leur int�riorisation est un �l�ment important de la culture d�mocratique. La d�mocratie comme culture appara�t ainsi comme un contexte social, culturel et �thique dans lequel un citoyen aura le sentiment que ses attentes ou ses int�r�ts peuvent trouver un d�bouch� non seulement lors des �lections, mais en dehors de celles-ci.
Mais la d�mocratie comme culture va bien au-del� du respect des droits de l'homme. Elle passe par la mise en place d'un �tat de droit et d'un espace public capable de lui servir de support. On pourrait pousser le paradoxe en disant qu'une culture d�mocratique est une culture qui n'a pas besoin d'attendre les �lections pour s'�panouir ou �tre v�cue comme telle. Or, ce que l'on constate dans la plupart des pays, c'est une distorsion entre la d�mocratie comme proc�dure et la d�mocratie comme culture. Ce hiatus est de nature temporelle. La d�mocratie comme proc�dure peut se mettre en place rapidement. La d�mocratie comme culture a besoin de temps. Dans les pays sans tradition d�mocratique, o� l'on avait l'habitude de se soumettre ou de prendre les armes pour se r�volter, le jeu d�mocratique, qui implique concessions, arrangements et compromis, ne peut pas s'imposer en un jour. C'est la raison pour laquelle on voit tant de partis politiques se r�clamant de la d�mocratie fonctionner de mani�re parfaitement anti-d�mocratique. Par ailleurs, l'accent mis � l'�chelle mondiale sur le respect des droits de l'homme tend parfois � mettre l'accent sur les droits individuels en occultant les probl�mes de constitution d'un espace public d�mocratique. Or, la cr�ation d'un espace public implique un d�passement de la simple revendication des droits individuels. Elle suppose une r�flexion sur la dimension collective des droits ainsi que sur les devoirs attach�s � l'acc�s � ces droits. Et sur ce plan, bien des efforts de r�flexion doivent �tre men�s. Surtout lorsque l'on voit combien est grande la confusion permanente entre d�mocratie et droits de l'homme.
En r�alit�, la " d�mocratie comme culture " ne peut exister et faire sens que sur le long terme. Par long terme, nous voulons non seulement dire qu'il faut du temps pour qu'une culture d�mocratique �close, mais souligner aussi que l'exercice de la d�mocratie prend du temps, comme l'a bien montr� Juan Linz. Il faut du temps pour consulter les diff�rents acteurs, ajuster leurs pr�f�rences et r�fl�chir aux cons�quences des choix que l'on effectue, et cela sans garantie de r�ussite ou de succ�s. La culture d�mocratique implique non pas un relativisme des valeurs, mais l'acceptation du caract�re al�atoire des choix que l'on fait. Une des fa�ons de r�duire cet al�a est, par exemple, d'effectuer des choix de mani�re consensuelle. Or, dans les soci�t�s d'Europe du Nord ou en Suisse, le consensus passe par la d�lib�ration, et la d�lib�ration prend du temps. Et s'il y a bien, � l'�chelle mondiale, un facteur qui g�ne ce processus d'int�riorisation et de valorisation du temps long, c'est bien la mondialisation ou ce que nous appelons le temps mondial.
En effet, parce qu'il �tablit des standards implicites ou explicites de l�gitimit�, le temps mondial tend � r�duire la d�mocratie non seulement � une revendication exigible imm�diatement, mais aussi � une technique politique capable de d�gager des r�sultats tout aussi rapides. Si l'autoritarisme est assimil� par exemple � la corruption, � l'in�galit� et � l'inefficacit�, la d�mocratie est per�ue comme la recette magique qui permettra de surmonter tous ces maux. Le temps mondial disqualifie totalement l'id�e selon laquelle la d�mocratie serait un processus historique lent, long et complexe, ce qu'elle fut pourtant en Occident. La puissance de la simultan�it� plan�taire aliment�e par les m�dias renforce l'attrait d'une " d�mocratie pour tous " et d�l�gitime violemment l'id�e d'une d�mocratie qui ne serait adapt�e que sous certaines conditions.
Il ne s'agit pas ici de juger de la valeur de cet argument. Ce que l'on peut dire, c'est que la mondialisation en tant que temporalit� fond�e sur la simultan�it� et l'instantan�it� se montre indiff�rente � la notion de d�mocratie comme construction historique. Le temps mondial contribue � penser la d�mocratie sur un mode purement proc�dural et parfaitement anhistorique. D'o� ce d�calage entre proc�dure et culture dont nul ne dit s'il se r�duira avec le temps. Voici, � ce propos, ce que dit Elemer Hankiss de la Hongrie : " Les institutions d�mocratiques fonctionnent de mieux en mieux. Mais les institutions sont plus d�mocratiques que les citoyens (...). Les populations n'ont pas le sentiment d'�tre vraiment ma�tresses chez elles, elles ne croient pas que les lois sont l� pour les prot�ger et ne pensent pas que ce qu'elles disent est vraiment important (...). Le pouvoir lui, est press�. Il sait qu'il faut s'adapter vite, tr�s vite, et il consid�re qu'il n'a pas le temps d'expliquer et de discuter avec tout le monde ".
On aurait tort de penser, cependant, que cette compression du temps de la d�mocratie, et donc sa n�gation partielle comme culture construite dans le temps long, soit propre aux pays en transition. La disjonction entre d�mocratie comme proc�dure et d�mocratie comme culture op�re �galement dans les d�mocraties occidentales sous l'effet de trois facteurs : la d�valorisation culturelle du temps historique, la mont�e de l'individualisme, et la pr�gnance de la logique de march�.
La d�valorisation culturelle du temps historique est une des formes les plus importantes du temps mondial. Elle est largement li�e � l'effondrement des grandes repr�sentations t�l�ologiques de l'histoire et du devenir, au profit de la mont�e en puissance de la logique de l'urgence. Si l'histoire, et donc le temps long, ne sont plus porteurs de sens, c'est le pr�sent qui devient la temporalit� o� se r�fugie l'attente. D'o� la mont�e en puissance de l'urgence en tant que cat�gorie de l'action, mais �galement de la repr�sentation sociale.
La mont�e de l'individualisme explique aussi, pour une bonne part, ce r�tr�cissement temporel, en ce qu'elle valorise la conqu�te de droits individuels au d�triment - parfois - de la pr�servation ou de la conqu�te de droits collectifs. Naturellement, cette dichotomie n'est pas si simple. Mais il ne fait gu�re de doute que l'homo democraticus occidental pense de plus en plus la d�mocratie � travers sa capacit� � " d�livrer " (au sens anglais de to deliver) des droits dont il serait le destinataire particulier.
Naturellement, cette conqu�te de droits particuliers n'est pas en soi incompatible avec la d�mocratie. Sauf qu'elle �vacue de plus en plus l'id�e de responsabilit� dans un espace public, en faisant du " vivre ensemble " la simple r�sultante d'une agr�gation d'avantages et d'int�r�ts particuliers. " L'individu contemporain, ce serait l'individu d�connect� symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l'individu pour lequel il n'y a plus de sens � se placer du point de vue de l'ensemble. On con�oit d�s lors en quoi ce type de personnalit� est de nature � rendre probl�matique l'exercice de la citoyennet� ".
Cette dynamique r�duit la valeur projective - au sens de projet - de la d�mocratie pour la r�duire � un " espace de services � la carte " dont chacun mesurerait de mani�re sourcilleuse les co�ts et les avantages. La puissance de ce conditionnement, qui d�gage un rapport au monde purement instrumental, se retrouve paradoxalement m�me dans les " demandes de sens " de nature spirituelle ou religieuse. Olivier Roy, qui a �tudi� les sites islamistes sur Internet, montre que les " visiteurs " de ces sites n'expriment aucune curiosit� pour l'histoire, la litt�rature ou la culture musulmane au sens large. Leur priorit� est de trouver des r�ponses rapides et concr�tes � des questions qu'ils se posent. G�n�ralement, les demandes portent sur ce qui est licite ou illicite pour des musulmans vivant dans des soci�t�s majoritairement non musulmanes. Naturellement, cet exemple n'est pas directement li� � l'enjeu d�mocratique. Mais il souligne combien la mondialisation, ici au travers d'Internet, renforce le primat de la proc�dure - en l'occurrence le code - au d�triment de la culture. Il en d�coule une repr�sentation purement instrumentale de la d�mocratie et de ceux qui l'incarnent. Du coup, le politique est moins un repr�sentant qu'un prestataire de services. La d�mocratie devient alors une sorte de salaire de citoyennet� dont la valeur est mesur�e � l'aune de son " pouvoir d'achat ". Si l'on n'obtient pas tel ou tel service que l'on attend d'elle, la d�mocratie appara�t abstraite. Le paradoxe politique est donc de voir resurgir la vieille distinction entre " d�mocratie formelle " et " d�mocratie r�elle " que la chute du mur de Berlin avait disqualifi�e.
Cette repr�sentation de plus en plus instrumentale de la d�mocratie se renforce paradoxalement au moment o� le cadre national dans lequel elle est log�e appara�t de moins en moins capable de r�pondre � cette attente. Par le jeu pr�cis�ment de la mondialisation des �changes et des activit�s �conomiques, l'espace national perd de sa pertinence pour l'action. La dissociation des int�r�ts des entreprises et des nations conduit par la force des choses � une s�paration croissante entre ordre du march� et ordre des droits de l'homme. Plus pr�occupant encore est le fait que la sph�re �conomique tend parfois � consid�rer certaines pr�f�rences collectives exprim�es d�mocratiquement comme des obstacles � son �panouissement. La pression qui s'exerce sur les �tats au plan fiscal en est l'exemple type. Elle vise non seulement � taxer davantage le travail que le capital mais �galement � taxer proportionnellement plus les " salari�s immobiles " que ceux qui peuvent jouer de leur mobilit� professionnelle pour optimiser leur situation fiscale.
Or il est bien �vident que les politiques strictement nationales peuvent contenir mais pas enrayer cette �volution. D'o� la n�cessit� de se doter d'institutions mondiales ou r�gionales capables de r�guler cette situation. Autrement dit, la cons�quence majeure de la mondialisation est de cr�er une demande de d�mocratie � l'�chelle mondiale. Mais la satisfaction de cette demande est extraordinairement difficile � satisfaire. D'une part, parce que le d�placement vers le mondial ne signifie pas l'obsolescence du cadre national. D'autre part, parce que l'on ne sait pas encore comment r�soudre la question de la repr�sentation � l'�chelle mondiale.