GEOPO_25 IFRI IFRI r�cup�ration du fichier au format texte Mai Ho-Dac cr�ation du header Mai Ho-Dac pretraitement et balisage du texte selon la TEI P5 Mai Ho-Dac 14/09/2009 CLLE-ERSS
Maison de la recherche 5 all�es Antonio Machado F 31058 TOULOUSE CEDEX

exploitable et diffusable pour la communaut� scientifique

ne peut �tre utilis� � des fins commerciales

Dominique DAVID La guerre dans le si�cle IFRI http://www.ifri.org/files/politique_etrangere/PE_3_4_00_David.pdf

ANNODIS

projet financ� par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirig� par Maire-Paule P�ry-Woodley, universit� de Toulouse - UTM

objectif : cr�ation d'un corpus de fran�ais �crit annot� discursivement

encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5

http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc

GEOPO article geopolitique
french

Politique �trang�re 3 - 4/2000

La guerre dans le si�cle Dominique DAVID

Facteur privil�gi� de cr�ation et d'�volution des ensembles politiques, la guerre a spectaculairement jou�, tout au long du XXe si�cle, son r�le de remodelage de la soci�t� internationale. Elle a aussi chang� d'�chelle et de forme, passant de la guerre politique � la guerre totale puis de la guerre totale � la guerre froide, sans que cessent de prolif�rer sur tous les continents les traditionnels conflits ethniques, nationaux, religieux ou territoriaux. Face � cette prolif�ration accrue n'ont pu se mettre en place les m�canismes de s�curit� collective imagin�s dans le cadre de la l'ONU. Et la r�gulation internationale par la force, exp�riment�e avec la guerre du Golfe puis au Kosovo, ne semble gu�re en mesure encore d'�viter le bouillonnement guerrier qui ne cesse d'agiter le monde. Peut-�tre l'espoir d'encadrer enfin la guerre, � d�faut de la tuer, deviendra-t-il r�alit� dans le si�cle qui commence ?

La guerre, affrontement sanglant et organis� entre communaut�s humaines, est toujours un facteur privil�gi� de cr�ation et d'�volution des ensembles politiques. Il n'y a pas � cet �gard de long ou de court XXe si�cle, mais plusieurs XXes si�cles, o� la guerre s'est confirm�e comme instrument de remodelage de la soci�t� internationale. Pour n'avoir pas invent� grand chose en mati�re d'horreur guerri�re, ce si�cle a �largi le spectre des actes regroup�s sous le nom de guerre et profond�ment modifi� leur approche philosophique, strat�gique ou op�rationnelle.

Totalisation et industrialisation guerri�res
Un changement d'�chelle

Dans l'ensemble des ph�nom�nes guerriers du si�cle, le plus visible est l'emballement de la logique dite clausewitzienne, qui d�crit aux temps modernes les guerres ordinaires, politiques, entre �tats. Dans les conflits majeurs s'impose spectaculairement la "totalisation" guerri�re. Le si�cle s'inscrit ici dans une longue dialectique : les �puisements de la guerre de Trente Ans conduisent aux conflits cod�s de la deuxi�me moiti� du XVIIIe ; � la guerre des masses inaugur�e par la R�volution succ�de un plus calme concert des nations, d�pass� bient�t par les premi�res grandes guerres modernes qu'ouvre la guerre de S�cession. La rupture de l'�quilibre des puissances europ�ennes, entre la guerre franco-prussienne et la Grande Guerre, ouvre la course � la pr��minence continentale. L'Allemagne post-bismarkienne y privil�gie le facteur militaire, et le premier conflit mondial va symboliser une �re nouvelle.

Le bouleversement des modes d'organisation est ici d�terminant. On peut d�sormais, avec la mobilit� du feu, la motorisation et la transmission t�l�graphique des ordres, former, diriger, d�placer de larges arm�es. Napol�on commandait � Leipzig 180 000 hommes, soit � peu pr�s un dixi�me des combattants de Verdun. L'�volution des armements donne � d'immenses arm�es une efficacit� nouvelle. L'invention de la poudre sans fum�e (qui permet d'acc�l�rer la cadence de tir), puis du feu � r�p�tition, d�multiplie la puissance et la maniabilit� du feu. Les guerres entre �tats europ�ens deviennent des guerres nationales : id�ologiquement, socialement, techniquement.

L'�chelle des affrontements possibles s'en trouve modifi�e. Pour �tre horrible (Eylau), la mont�e aux extr�mes de Napol�on restait limit�e. Il s'agit d�sormais d'affrontements masse contre masse, lutte potentiellement mortelle d'une soci�t� contre une autre. Avec un probl�me vite per�u : comment poursuivre un objectif politique partiel avec un instrument humain et industriel total ? Plus pesante est la mobilisation, plus r�duite la souplesse de l'appareil : en 1914, on mobilisera int�gralement contre ce qui aurait pu ne relever que d'une dissuasion locale, de Sarajevo aux d�troits turcs. Et l'�tat-major fran�ais de 1936 refusera tout maniement limit� de la force contre les maigres unit�s allemandes engag�es en Rh�nanie.

Penser la guerre totale

La pens�e de la guerre se transforme profond�ment dans les deux premi�res d�cennies du si�cle. Les plus classiques th�orisent l'incandescence de la mobilisation sociale, industrielle, �conomique ou morale. Foch voit ainsi la guerre moderne comme une apoth�ose technico-napol�onienne, manoeuvre d'une usine � feux appuy�e sur toute la nation. Ludendorf creuse plus loin : sa Totale Krieg n'est que la mise de la soci�t� � disposition de la guerre. Il critique avant de l'inverser la " formule " de Clausewitz, parce qu'elle introduit un facteur politique qui bride la puissance guerri�re. L'exigence d�voratrice des arm�es de masse doit primer.

La Premi�re Guerre mondiale fait pourtant �clater le champ de la bataille. En frappant � distance, le strat�ge peut ignorer le blocage de la guerre de positions et intervenir syst�matiquement hors de l'espace militaire. L'avion symbolise cette r�volution. Le concept de bombardement strat�gique place bient�t les populations civiles au centre de la guerre : l'espace militaire bloqu� peut �tre tourn� par des frappes, � l'arri�re, sur les ressources vitales et vuln�rables de l'adversaire. Giulio Douhet est le plus brillant des th�oriciens de cette " guerre int�grale ", qui d�localise le conflit, le diffuse dans l'espace civil et conduit, via les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, aux strat�gies anti-cit�s de l'atome contemporain.

Les arm�es de Crim�e, de Verdun ou d'Hiroshima semblent appartenir � des mondes diff�rents. Mais la manoeuvre des arm�es n'est pas seule touch�e. Progressivement s'imposent de nouvelles strat�gies de construction de l'objet industrialo-militaire. Le bricolage d'une �conomie de guerre � la demande dispara�t devant les exigences de la guerre technique. Une v�ritable strat�gie des moyens se met en place, permanente puisqu'il s'agit de construire en masse des objets incessamment renouvel�s, puis qui se diffuse dans les secteurs civils. L'exigence militaire fut d�terminante pour les chemins de fer prussiens avant 1870. Plus pr�s de nous, les m�mes pr�occupations ont pes� lourd dans le d�veloppement des mat�riels a�riens, la course � l'espace ou le lancement des technologies de l'information. Cette obsession des moyens s'exprime bient�t par des budgets militaires surdimensionn�s. � la fin des ann�es 80, les pays d�velopp�s d�pensaient plus de 70 % des budgets militaires mondiaux. Et du temps de sa splendeur sovi�tique, Moscou consacrait presque 25 % de son PIB � des activit�s li�es � la d�fense...

Une nouvelle carte de la puissance

Si les cons�quences sur les soci�t�s de la m�tamorphose des op�rations guerri�res ne sont per�ues que sur le long terme, le bouleversement de la hi�rarchie des puissances du concert europ�en est, lui, imm�diatement visible. Saign�e humainement, �conomiquement et moralement par la Grande Guerre, contrainte de reconna�tre qu'elle ne peut plus se d�fendre seule, la France est prise entre une Grande-Bretagne r�tive � toute coalition permanente et une Allemagne trop forte pour �tre docile ou trop faible pour payer les r�parations. L'Allemagne va encore miser dans les ann�es 30 sur la force militaire pour finir au d�sastre humain et moral que l'on sait. La Russie sort exsangue du premier conflit mondial puis r�int�gre le circuit international � l'issue du second. L'Angleterre s'�puise de 1940 � 1945 pour �tre marginalis�e dans un nouveau jeu que dominent une puissance des confins europ�ens et une puissance ext�rieure � l'Europe. C'est la Premi�re Guerre mondiale qui expose la capacit� �conomique des �tats-Unis (traduite par une logistique qui dominera tous les grands conflits du si�cle), ainsi que leur volont� d'intervenir dans les espaces-pivots du monde. C'est la seconde qui cristallise l'URSS comme grande puissance et dessine son assise imp�riale en Europe. En annon�ant le club de la superpuissance.

Nombreuses sont les cons�quences de ce bouleversement d'une hi�rarchie mondiale qui jouait depuis trois si�cles. Des alliances d'un type nouveau se cr�ent. Organisation in�dite de l'espace europ�en, l'Alliance atlantique est tr�s loin des �vanescentes coalitions du d�but du si�cle. La coexistence europ�enne s'�bauche dans les ann�es 50, ouvrant une des plus �tonnantes aventures politico-juridiques des temps modernes. Plus largement, on tente de substituer l'id�e de s�curit� avec l'autre � celle de l'imposition de la force � l'issue de chacun des cataclysmes guerriers. La SDN �choue parce qu'elle ne se donne pas les moyens d'identifier l'agresseur ou de l'arr�ter, quand nombre de pays ont des probl�mes concrets de s�curit�. L'ONU souffre, elle, de l'incapacit� de son " conseil d'administration " � fonctionner comme tel et de son absence de moyens. D'�normes appareils militaires sont n�s de la course � la guerre totale, diffusant leur mod�le militaire de la puissance ou leurs armes. Les id�es d'universalit�, de s�curit� collective, repr�sentent n�anmoins un h�ritage essentiel de ce temps pour toute r�flexion sur l'organisation future du monde.

Guerres et non-guerre : le pas nucl�aire
Une guerre sur-totale?

La r�volution du si�cle est bien la guerre totale, qui fournit � la guerre nationale le moyen de sa folie. L'irruption de l'atome r�sume cette �tape en la d�passant. Comme tout moyen de guerre nouveau, l'atome est d'abord pens� avec de vieux concepts. Il couronne les bombardements strat�giques, donnant aux th�ories des ann�es 20 une traduction concr�te. L'id�e de la guerre nucl�aire aura la vie longue en Chine et en URSS, o� l'on planifie les frappes massives, aux �tats-Unis, o� l'on pense une nouvelle " victoire ", et en France m�me, comme en t�moigne la capacit� de survie du nucl�aire tactique.

L'atome thermonucl�aire d�passe pourtant la guerre totale. Annon�ant l'exclusion des deux joueurs de la rationalit� � laquelle voulait les cantonner Clausewitz, il �limine " la guerre comme instrument de r�mun�ration de la politique ". Pour limit� qu'on imagine l'effet de telle arme nucl�aire, nul n'a jamais d�ploy� avec elle la garantie interdisant de passer au stade sup�rieur. La perspective des destructions possibles et l'incapacit� � ma�triser l'escalade produisent ensemble une dissuasion nucl�aire sui generis, dont tous les membres du club atomique respecteront les codes. L'imaginaire de guerre, sans guerre, cr�e le monde de la guerre froide.

Le discours sur le futur, sur ce qui adviendrait en cas de passage � la violence, est d'autant plus important que le saut appara�t plus lointain. Tout ce qui pr�c�de l'usage de l'arme sur le champ de bataille devient donc un enjeu strat�gique capital. Le temps de paix, entr� en strat�gie par les exigences de la guerre industrielle, occupe d�sormais une place centrale. Dans cette strat�gie d�claratoire �tendue aux confins de la strat�gie elle-m�me prolif�rent les trait�s tentant de raisonner la d�raison nucl�aire et s'affirment la course aux armements et l'�quilibre de la terreur. C'est l'�norme capacit� de destruction nucl�aire qui fait appara�tre raisonnable le d�ploiement d'autres armes, pour une hypoth�tique guerre limit�e. Mais ce r�ve de limiter le risque sous ombrelle nucl�aire ainsi que le mim�tisme sovi�tique face � des �tats-Unis jouant la carte technologique conduiront � la plus extravagante accumulation d'armes jamais connue.

La g�ographie strat�gique de l'�re nucl�aire

C'est la Seconde Guerre mondiale qui d�finit les nouvelles puissances et �branle les empires. L'atome, lui, g�le les zones d'influence sur le Vieux Continent et dessine une g�ographie strat�gique qui durera quatre d�cennies. Au centre, les espaces sanctuaris�s ou couverts par la dissuasion �largie : ici, la guerre serait d�raisonnable et les militaires n'interviennent que dans leur propre camp. En bordure, des arri�re-cours o� les int�r�ts des puissances ne sont pas s�rieusement d�fi�s par l'autre (par exemple en Am�rique latine). Quelques zones � statut strat�gique particulier peuvent aussi �tre isol�es : le Moyen-Orient, bien s�r, ou d'autres moins visibles, en Asie par exemple. Au-del�, mers ou terres libres d'un trop gros danger demeurent des espaces de manoeuvre. Exclusion de la guerre ici, �vitement de l'Autre ailleurs, l� o� la confrontation reproduirait un face � face ma�tris� seulement en Europe. Les fameuses guerres par procuration (Vi�tnam, Afghanistan) opposent donc l'intervention lourde de l'une des superpuissances � l'action indirecte de l'autre.

La guerre froide (non-guerre chez nous, d�rivation des conflits chez les autres - par exportation d'armes ou de kits id�ologiques r�interpr�tant les probl�mes locaux -, �vitement partout de la confrontation directe) donne aussi naissance, d�s la premi�re moiti� des ann�es 60, � une pratique diplomatico-strat�gique nouvelle : l'arms control. Le missile balistique intercontinental d�senclave le territoire am�ricain pour la premi�re fois depuis plus de cent ans. Leur vuln�rabilit� int�gre d�finitivement les �tats-Unis au jeu strat�gique mondial et les contraint � ordonner leur face-�-face avec Moscou. L'arms control entend cr�er une culture de la superpuissance � partir du seul int�r�t irr�ductiblement commun : la limitation du danger. On s'entendra sur les r�gles de gestion de l'instrument du danger au lieu de s'enfermer dans une logique impuissante de d�sarmement g�n�ral : accords de transparence ou de limitation des arsenaux.

S'agit-il du co-gouvernement du monde que d�nonceront les Fran�ais au d�but des ann�es 70 ? Cette id�e de cogestion d'un temps dangereux, sous une autre forme, autorisera en Europe la perc�e de la Conf�rence sur la s�curit� et la coop�ration en Europe (CSCE). Le long processus ouvert � Helsinki en 1972 s'organise autour de trois id�es, dict�es par la suraccumulation des armements en Europe. La s�curit� est un objet composite, d'o� l'id�e de diverses corbeilles de n�gociation. La s�curit� se cr�e d'abord dans les t�tes, m�me si elle s'inscrit aussi dans les objets militaires, d'o� l'importance des proc�dures de cr�ation de confiance qui permettront d'abaisser la garde militaire. La s�curit� peut �tre g�r�e r�gionalement, d'o� la r�union de tous les acteurs de la s�curit� europ�enne. Avec ses complexit�s et ses impuissances, la CSCE est bien l'un des objets diplomatiques les plus int�ressants de ce dernier demi-si�cle.

Utilis� deux fois, l'atome rentre vite dans le silence. La technique, qui d�multiplie sa force destructrice, permet ainsi le gel de la guerre froide et une nouvelle hi�rarchisation de la puissance. Elle mod�le en m�me temps des dialogues internationaux sp�cifiques. Au-del� des exemples d�j� cit�s, le Trait� de non-prolif�ration (TNP) sera sans doute le premier acte quasi universel � reconna�tre une in�galit� flagrante (entre les have et les have not) pour cr�er de la s�curit� pour tous.

La guerre, toujours recommenc�e
D�colonisation : une d�construction politique et militaire

Hors th��tre nucl�aire survient l'autre mutation capitale : l'explosion de l'espace colonial et l'universalisation de la forme �tatique. � la fin du XIXe si�cle, en l'espace d'une g�n�ration, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, Belgique et Pays-Bas avaient ajout� � leurs territoires m�tropolitains plus de trois fois la superficie des �tats-Unis. �cho de quelques soubresauts de l'entre-deux-guerres, l'�croulement colonial fait passer le nombre des �tats membres de l'ONU de moins de 50 � pr�s de 200 en quelques d�cennies.

Les conflits mondiaux exhibent la faiblesse des nations colonisatrices, leur impuissance � maintenir l'ordre et leur d�pendance vis-�-vis des empires. La Premi�re Guerre mondiale enr�le les coloniaux dans les arm�es m�tropolitaines. La seconde valorise l'espace arri�re, empire fran�ais ou britannique. Sur l'humiliation du colonisateur prosp�re l'id�e anticoloniale que la surpuissance am�ricaine propage elle-m�me durant la guerre.

Si la violence guerri�re fait lever le vent qui balaie, de 1945 � 1975, les empires coloniaux, elle n'est pas toujours le vecteur de la lib�ration. Pour l'ensemble des �tats n�s depuis 1945, les guerres de d�colonisation sont peu nombreuses, m�me si spectaculaires. La d�colonisation baigne pourtant dans la violence : celle-ci la pr�c�de ou la suit (sous-continent indien), la permet (Indochine, Alg�rie, Angola, Mozambique) ou appara�t lors du r�glage des nouveaux rapports de forces (Suez).

La d�colonisation est aussi une affaire militaire en ce qu'elle fournit en r�flexions in�dites des �coles de guerre par trop fix�es sur l'h�ritage napol�onien. La dimension globalement politique des affrontements est rappel�e � Suez, o� la victoire militaire franco-isra�lienne est annul�e par la pression conjointe am�ricano-sovi�tique. L'Indochine montre qu'une guerre asym�trique peut simplement �tre perdue par la puissance dominante. Et le Vi�tnam, qu'un conflit ne se gagne pas forc�ment sur le champ de bataille principal. Ces affrontements in�gaux r�p�tent que la mani�re traditionnelle dont nos militaires con�oivent l'occupation et la manoeuvre du champ de bataille n'est pas universelle. D'o� la brusque floraison de discours sur les formes non classiques de la guerre.

Au tout d�but de ce si�cle, les Boers faisaient le " vide du champ de bataille ", semant le d�sarroi dans une machine militaire habitu�e � d�cider sur un terrain choisi et limit� : mise en oeuvre par le faible de la strat�gie indirecte ch�re � Liddell-Hart, qui recherche la dislocation de l'adversaire en perturbant son dispositif, en l'obligeant � de constants changements de fronts et � diviser ses forces, en mena�ant ses lignes d'approvisionnements et de communication. Les guerres indochinoise, vietnamienne ou afghane s'inscrivent au coeur de cette logique. Les conflits asym�triques qui ont rendu possible, ponctu� ou entour� la d�colonisation ont contraint les arm�es classiques � penser autre chose que l'apocalypse des masses militaires. De vieilles techniques de guerre d�fensive se r�v�laient payantes et d�montraient ce que beaucoup de puissants se refusent encore � croire aujourd'hui : le diff�rentiel technique ne produit pas toujours un effet strat�gique d�cisif.

Un damier �tatique nouveau

L'�chec est toujours grave pour le puissant, et ses cons�quences d�passent de beaucoup le militaire. Une r�publique chancelle en France sous le double effet de l'Indochine et de l'Alg�rie. Le r�gime portugais dispara�t avec la r�volte d'une arm�e embourb�e en Afrique. Les �tats-Unis subissent dans les ann�es 70 une grave crise politique et morale. Son souvenir " plombe " encore aujourd'hui les interventions ext�rieures de Washington, qui privil�gie toujours les strat�gies et technologies permettant l'action � distance du champ de bataille : un choix qui p�se lourd dans les actuelles crises internationales. L'URSS conna�t en Afghanistan son premier �chec militaire depuis 1945 ; le porte-parole des colonis�s est, en 1980, condamn� � l'ONU par une majorit� d'�mancip�s : l'image du r�gime ne s'en rel�vera pas. Les guerres p�riph�riques affaiblissent donc les puissances et relativisent la hi�rarchie dessin�e par la Seconde Guerre mondiale et le gel nucl�aire.

La multiplication des �tats d�colonis�s change la donne internationale � d'autres niveaux. Ils disposent bient�t d'une majorit� � l'Assembl�e de l'ONU, cr�ent le Mouvement des non-align�s, fournissent jusqu'aux ann�es 80 une marge de manoeuvre appr�ciable � l'URSS. La plupart de ces �tats tiers-mondistes, d�pourvus de culture nationale et �tatique, vont d'ailleurs �lever leurs structures politiques sur une armature militaire : installation des arm�es comme classe dirigeante politique et �conomique, reproduction des �lites dans les circuits militaires, etc.

Multiplication des nouveaux �tats, hypertrophie des logiques militaires internes, exportation par les puissances centrales de conflits et d'armes qui assurent leur contr�le de la p�riph�rie : ces �l�ments expliquent que la deuxi�me course aux armements contemporaine se soit d�roul�e au " Sud ", o� n'ont gu�re manqu� les affrontements inter�tatiques. � des degr�s et des moments diff�rents, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud-Est et l'Afrique sont depuis quarante ans les grandes zones d'accumulation d'armes (hors grandes puissances). Dans ces trois zones, les rivalit�s entre unit�s politiques se sont souvent traduites en guerres - il pourrait en aller de m�me � l'avenir.

Les affrontements militaires directs entre puissants disparaissent. Le monde de la guerre classique survit pourtant, dop� par les probl�mes r�v�l�s ou ouverts par la d�colonisation. Hors guerres mondiales, le si�cle n'est d'ailleurs pas chiche d'affrontements entre �tats, de la guerre russo-japonaise � celles qui oppos�rent l'�rythr�e � l'�thiopie, l'Iran � l'Irak, l'Inde � la Chine, l'Inde au Pakistan, le Japon � la Chine, etc. Pour user parfois d'armements modernes, ces conflits renvoient � de tr�s traditionnelles logiques de guerre : r�gulation �conomique ou d�mographique, affirmation de puissance, volont� de conqu�te, d�sir de pr�dation... Affrontement de volont�s collectives arm�es, la guerre a donc partout jou� dans ce si�cle son r�le de cr�ation : naissance du monde central des puissances, ailleurs composition d'un damier d'�tats nouveaux mais secou�s pourtant d'antiques r�flexes.

Le nouveau si�cle, d�j�...
La revanche de la guerre

Le r�cent se pr�tend in�dit : c'est presque toujours faux mais peut-�tre vrai pour la fin de ce si�cle. La liquidation de la bipolarit� fluidifie un syst�me dont on d�plorait hier la rigidit�, d�composant nombre de th��tres strat�giques, avec des cons�quences plus ou moins graves en Europe, en Asie centrale, en Asie de l'Est ou en Afrique. La disparition du cadre fourni par le syst�me Est-Ouest, le red�ploiement des puissances qui laisse des r�gions enti�res face � leur malheur (au sud du Sahara...), et la vivacit� et la diversit� de ce malheur dessinent de nouveaux th��tres o� les strat�gies, les acteurs et donc les conflits suivent des dynamiques in�dites.

La floraison conflictuelle appara�t d'autant plus difficile � contr�ler que l'essoufflement du param�tre �tatique (pour des raisons et � des degr�s divers en Europe centrale ou en Afrique, par exemple) active les affrontements internes ou trans-�tatiques, les nouveaux acteurs de la violence naissant du pourrissement m�me des institutions nationales. Quant au d�senclavement des �conomies et des soci�t�s, r�sum� par le terme de mondialisation, il relativise l'emprise des �tats sur le jeu international, annon�ant de nouvelles divisions, donc des conflits, peut-�tre des menaces in�dites. Il acc�l�re la circulation des technologies et des armes qui redessine les champs d'affrontements : passage d'armes l�g�res du continent eurasiatique vers l'Afrique puis d'une zone africaine � une autre, aggravation de la capacit� de nuire de petits groupes d�sormais �quip�s d'armements modernes, etc.

Ce d�sordre n'est que mollement combattu par les m�canismes de s�curit� r�gionale. L'Europe a su pr�server la complexe architecture de ses institutions mais, dans leur aire de comp�tence, plusieurs guerres ont �clat� depuis dix ans. Ailleurs, le concept de s�curit� r�gionale avance lentement (Asie) ou partiellement (Afrique), mais il n'est nulle part une r�ponse op�ratoire � la multiplication des conflits. Au niveau global, la gestion politico-diplomatique progresse de mani�re peu assur�e. La communaut� onusienne tente de s'imposer juridiquement, moralement, techniquement m�me, si l'on tient le d�compte des op�rations internationales, des discours et des textes adopt�s. Mais ni le droit des situations d'urgence, ni les institutions de la d�cision internationale, ni les m�thodes de coop�ration militaire ne forment un appareil polyvalent de gestion des situations conflictuelles. Un appareil dont, au demeurant, la l�gitimit� pourrait �tre, est d�j�, contest�e par nombre d'acteurs internationaux, ni riches, ni occidentaux.

N'en d�plaise aux rassurants proph�tes de la fin des conflits entre �tats, la guerre rappelle dans la derni�re d�cennie du si�cle, avec une belle vivacit�, son classique r�le de red�coupage des unit�s et th��tres politiques. Dans le Caucase, en Asie centrale, dans les Balkans ou en Afrique centrale, le bouillonnement conflictuel �bauche les contours politiques - justes ou non - de nouvelles r�gions. Ces conflits collectifs ignorent certes souvent les acteurs de la vulgate clausewitzienne : arm�es, g�n�raux, peuples montant � la rescousse. Mais ils sont pourtant la guerre dont nous avions oubli� la diversit� formelle. La guerre d�s�tatis�e (l'�tat �clatant ou peinant � d�cider), la guerre d�militaris�e (les arm�es c�dant la place � des syst�mes f�odaux ou � des groupes arm�s en incessante m�tamorphose), la guerre d�civilis�e, enfin (sans r�f�rence aux codes juridiques et moraux cens�s encadrer, avec des r�ussites variables, les conflits arm�s des grands pays d'Occident) : mais la guerre, toujours. Au demeurant, ces violences traduisent sans doute mieux les ressorts profonds du conflit collectif que nos guerres industrielles. Elles disent la d�charge d'�nergie, la lutte sans loi pour la survie, la joie sauvage de briser la morale et la l�galit� impos�es par la paix, le go�t du th��tre sanglant que nos civilisations ont su, provisoirement et r�cemment, brider.

La floraison de conflits peu classiques n'efface pas pour l'avenir l'hypoth�se d'affrontements inter�tatiques. En �cho � la d�colonisation, la derni�re prolif�ration d'�tats �largit le nombre des acteurs conflictuels. Quant aux raisons de s'affronter, elles rajeunissent : l'acc�s aux ressources rares (p�trole, eau), les probl�mes que pose la circulation de plus en plus large des populations (�migration �conomique, r�fugi�s), l'in�gale d�tention des technologies ou leur effet mal ma�tris� seront pr�textes aux guerres fra�ches de demain. Les arsenaux en circulation restent, eux, dop�s pour un temps ind�fini par la liquidation des arm�es de l'Est europ�en, et ils comptent de plus en plus de mat�riels � haute capacit� de nuisance, ais�ment op�rables.

Plusieurs guerres?

Recrus d'histoire et de sang, nos pays approchent la guerre de mani�re contradictoire. La bonne conscience occidentale jouit de l'alternative r�invent�e entre Ath�na et Mars, comme s'il existait une guerre civilis�e et une guerre barbare. Aux autres la vraie guerre : virile, sauvage, sanglante, hors civilisation, la honte de la pr�-modernit�. � nous l'usage polic� de la force : nos arm�es n'ont jamais tant servi que depuis qu'on a tu� la menace.

Nous r�vons d'une violence gouvern�e : id�al d'une guerre cod�e correspondant � la pure Raison politique. Une Raison � la fois honn�te et efficace. Honn�te, parce que s'appuyant sur un embryon de morale commune : voir l'�tonnante bonne conscience des Alli�s atlantiques s'engageant contre la Yougoslavie au nom d'une "communaut� internationale" qui n'en put mais. Efficace, parce qu'usant de moyens techniques d�tenus par quelques puissances qui pourraient obtenir un effet d�cisif en se tenant hors du champ de bataille (armes de frappe � distance, "guerre de l'information"), et contr�ler pr�cis�ment l'escalade de la violence. La guerre du Kosovo n'a pas d�montr� la validit� de ces deux th�ses, mais elle fut clairement leur banc d'essai.

Le d�bat ne fait que commencer sur cette nouvelle sorte de guerre : op�ration de police bas�e sur la ma�trise morale et technique de la communaut� internationale. Ce concept exige des structures internationales de l�gitimation et de d�cision, et la possibilit�, pour les politiques et les militaires, de faire une guerre diff�rente de celle que nous connaissons depuis des si�cles. Peut-on �laborer une doctrine de r�tablissement de la paix, de contr�le de la violence, pour user des appareils militaires en limitant les fameuses " frictions " que Clausewitz disait ins�parables de l'emploi de la contrainte - et qui modifient toujours les conditions et les buts de l'engagement arm� ? En utilisant les armes, n'entre-t-on pas dans une logique autre, qui ne peut jamais �tre ramen�e dans les belles all�es de la logique politique ?

Devant les fresques qui nous d�crivent la troisi�me �re de la guerre, devant notre r�current espoir de r�soudre techniquement nos probl�mes politiques, l'histoire vivante parle, la guerre reprend ses le�ons de choses. Tout usage de la violence - et, encore plus, tout usage massif, � l'occidentale - change le paysage, mais dans quel sens ? La guerre est toujours un moment de cr�ation du monde, mais elle ne cr�e pas le monde que nous voulons qu'elle cr�e.

Du neuf si vieux?

Prompt � se penser unique, le XXe si�cle n'a pourtant invent� ni la puissance mortif�re des id�ologies, ni l'hyst�rie guerri�re, ni la violence de masse, ni la diversit� des formes du massacre, ni m�me le g�nocide. Il a d�montr�, comme ses pr�d�cesseurs, que l'usage de la violence collective �tait h�las consubstantiel � la volont� des hommes de modeler leur temps. La nouveaut� du si�cle, c'est l'injection de la technique dans le processus guerrier, � haute dose et avec un rythme de renouvellement neuf. Une technique qui change la place des appareils guerriers dans les soci�t�s, renouvelle les modes op�ratoires militaires, modifie les circuits de mise � disposition des armes, �largit le spectre des aventures et r�volutionne la pens�e de la guerre.

Le XXe si�cle a pourtant tent�, plus que d'autres, de penser des modes de r�gulation internationaux qui s'�loignent du simple d�compte des forces. Nous sommes trop pr�s des �bauches morales et juridiques de ces derni�res d�cennies pour juger leur poids historique. Mais l'�poque pourrait �tre propice � l'invention d'un nouveau " mode de s�curit� ", pour reprendre l'expression de Maurice Bertrand : montage composite des diff�rents facteurs qui produisent cette s�curit�. R�vons donc d'encadrer la guerre, � d�faut de la tuer.