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Joseph Bahout Le Liban et le couple syro-libanais dans le processus de paix Horizons incertains IFRI www.ifri.org/files/cahier_22.pdf

ANNODIS

projet financ� par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirig� par Maire-Paule P�ry-Woodley, universit� de Toulouse - UTM

objectif : cr�ation d'un corpus de fran�ais �crit annot� discursivement

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GEOPO article geopolitique
french
Le Liban et le couple syro-libanais dans le processus de paix Horizons incertains Joseph Bahout Joseph Bahout est enseignant en sociologie politique � l'Universit� Saint-Joseph de Beyrouth et chercheur associ� au CERMOC (Centre d'�tudes et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain).

On a trop souvent tendance � oublier que l'accord de Ta�f - mettant fin � la guerre du Liban - comprenait presque sur pied d'�galit� deux volets consacr�s � l'interne et � l'externe ; tandis que le premier incluait un ensemble de r�am�nagements de l'�difice institutionnel et politique, le second �tait consacr� � la souverainet� libanaise avec, pour partie principale, les lignes directrices des futures relations libano-syriennes. On a aussi trop tendance � oublier que c'est au moment o� ces m�mes accords de Ta�f devenaient effectifs qu'un nouvel ordre strat�gico-politique s'�bauchait au Moyen-Orient dans la foul�e de la deuxi�me guerre du Golfe et que c'est, surtout, � ce m�me moment que s'annon�aient les voies du processus de paix entam� quelque temps plus tard � Madrid. Cet encha�nement faisait d'ailleurs un bien curieux �cho � quantit� d'analyses averties, r�currentes dans les milieux libanais depuis 1975, ainsi qu'� des certitudes populaires bien ancr�es, selon lesquelles il ne saurait y avoir de solution au conflit libanais sans solution durable de la question isra�lo-arabe.

Si les causalit�s sont loin d'�tre aussi directes - et les d�terminismes aussi simples - entre les deux dossiers bellig�nes, il n'en demeure pas moins frappant qu'� l'heure o� le processus de paix semble durablement enlis�, la question d'un avenir viable pour le Liban peut �tre � nouveau l�gitimement pos�e aujourd'hui. Dans un premier temps, par sa structure � deux �tages, l'accord de Ta�f faisait de la Syrie le garant principal de l'application des r�formes et y liait ainsi en partie sa pr�sence dans ce pays. Dans un deuxi�me temps, et par le fait d'�volutions r�gionales et plus proprement libanaises qu'il n'y a pas lieu de rappeler ici, la Syrie faisait passer son r�le libanais � un stade sup�rieur, devenant un acteur interne de la vie politique libanaise, quitte � y appara�tre parfois comme le d�cideur exclusif. L'entr�e de la Syrie dans le processus de paix, sans en �tre l'explication unique, est sans doute pour beaucoup dans ce processus de tutellisation rampante. Elle l'est, d'abord, par l'acquiescement implicite dont cette tutellisation fait l'objet de la part des �tats-Unis, parrains et architectes en chef des n�gociations, soucieux de rassurer le plus possible Damas quant � son principal acquis r�gional � l'heure o� tout, dans la r�gion, conna�t des transitions aussi rapides qu'impr�visibles. Elle l'est, ensuite, par le fait que cet acquis devient de plus en plus pr�cieux pour la Syrie apr�s les paix s�par�es d'Oslo et de Wadi Arba qui voient les Palestiniens et la Jordanie �chapper � la coordination arabe telle que la comprend Hafez al-Assad. Ainsi laiss� par la majeure partie de la communaut� internationale en t�te-�-t�te avec son puissant voisin syrien, le Liban voyait le temps mort de la n�gociation l'effacer graduellement comme sujet sur le plan diplomatique, et son tuteur mettre � profit cette fen�tre d'opportunit� pour institutionnaliser son emprise et rendre l'ingestion le plus difficilement r�versible. D'o� l'hypoth�se la plus partag�e, et qu'il s'agira de soumettre � l'examen ici, selon laquelle un d�blocage des n�gociations et l'aboutissement � un r�glement syro-israelien ne manqueraient pas de se traduire par un affaiblissement de l'emprise syrienne sur le Liban, et par un meilleur recouvrement par ce dernier des chances de sa viabilit� �conomique et politique.

Le pr�sent article se propose donc d'explorer les avenirs possibles du Liban dans un tel contexte, en prenant en consid�ration les champs politico-s�curitaires et socio�conomiques. Aux niveaux de la situation du Sud, de la relation r�gissant le couple syro-libanais, des institutions et forces politiques internes, et de la reconstruction et du socio�conomique, le diagnostic de l'effet pervers de l'�tat actuel de " ni paix, ni guerre " qui se prolonge dans la r�gion sur la situation libanaise conduira � constater une d�perdition croissante de la r�alit� libanaise en termes de souverainet� et de vitalit� politique. Si l'ordre actuel au Liban est celui de la fin d'un �tat de guerre, il est encore loin d'�tre celui d'une pleine paix civile dont le sens s'imposerait � tous. � partir de cet �tat des lieux, il s'agira alors d'examiner, par une approche aussi prospective que possible, les probabilit�s d'inversion de la d�gradation en cours, et ce, en cas de reprise s�rieuse des n�gociations de paix et en cas de perc�e r�elle sur le volet syro-isra�lien.

Le Liban entre blocage r�gional et abdication diplomatique

Sept ans apr�s le d�but du processus de paix ouvert � Madrid en 1991, la situation du Liban comme acteur �tatique et comme n�gociateur � part enti�re a quelque chose d'ironiquement paradoxal. De tous les �tats appel�s � se joindre � la n�gociation, le Liban �tait en effet le seul dont la lettre d'invitation faisait figurer autre chose que la seule r�solution 242 comme base de r�glement de son contentieux avec Isra�l. Fort, lui, d'une autre r�solution du Conseil de s�curit� (la 425), il s'�cartait ainsi insensiblement du principe directeur de la n�gociation, � savoir " La terre contre la paix ", pour - du moins la diplomatie libanaise l'a-t-elle pens� un moment - aller devant les instances internationales r�clamer tout simplement, serait-on tent� de dire, un retrait isra�lien inconditionnel du sud du Liban. � ceux qui, au sein de la classe politique libanaise issue de Ta�f, consid�raient alors qu'en entrant dans un forum o� les retraits �taient conditionn�s par des trait�s de paix, le Liban perdait sa carte diplomatique ma�tresse, ou encore � ceux qui, au sein de la m�me classe, estimaient que l'attitude du Liban constituait un �cart � leurs yeux inacceptable par rapport � la strat�gie syrienne r�sum�e par la r�solution 242, la diplomatie libanaise r�pondait par un argumentaire en deux temps : la 425 devra uniquement assurer un retrait militaire du Sud et cette �tape ne sera que technique. C'est alors que le Liban se joindra � ses pairs arabes, �tape politique et diplomatique, pour signer avec eux, et pas avant, une paix " juste et globale " bas�e sur la r�solution 242. Pour logique qu'il soit, cet argumentaire occultait deux choses : d'une part, il n'int�grait pas r�ellement ce qui se passait au m�me moment sur le terrain, c'est-�-dire dans le Sud occup�, o� la r�sistance op�r�e par le Hezbollah doublait la dynamique politique des n�gociations libano-isra�liennes par une logique militaire qui finirait, forc�ment, par imposer d'autres temporalit�s et d'autres �quations. L'argumentaire n'admettait pas assez, d'autre part, que l'objet de ses propres n�gociations, le Sud, ne soit plus exclusivement sien, mais rev�te maintenant une fonctionnalit� essentielle dans la strat�gie n�gociatrice syrienne, comme l'un des derniers leviers � m�me d'amener Isra�l, sous la pression des coups port�s par la r�sistance, � d�bloquer l'impasse sur le Golan d'abord et � y conc�der davantage ensuite. C'est l'alignement graduel de la position officielle libanaise sur ce dernier point, ainsi que l'instrumentalisation � outrance par la Syrie de la carte libanaise, qui vont progressivement mettre un terme � la singularit� et � la distinction offerte au Liban par la r�solution 425 et miner son existence comme acteur r�gional autonome. Alors que les n�gociations libano-isra�liennes s'arr�tent d�finitivement au bout du 12e round, la Syrie reprend les siennes en incluant dans ses dossiers la question du Sud ; n�gociations dont elle tient quand m�me le Liban inform� - a posteriori, il est vrai. La " concomitance des deux volets " (Talazum al-masarayn), comme l'appelle d�sormais le lexique officiel libanais, devient d�s lors l'unique doctrine diplomatique du pays ; seulement, elle n'est nullement comprise comme un parall�lisme r�sultant de la coordination entre deux acteurs �tatiques agissant de concert, mais comme l'attente libanaise passive que quelque chose se d�bloque sur le front syrien pour pouvoir revenir dans le jeu. De cette subordination en d�coulent alors bien d'autres, qui ont pour r�sultat de d�voyer le rapport existant au d�part entre la pr�sence syrienne au Liban et les dynamiques internes en cours dans ce pays. � l'�quation de Ta�f qui liait la mise en oeuvre des r�formes au red�ploiement militaire syrien et � la red�finition des " relations privil�gi�es ", succ�de une �quation qui, implicitement, fait de la pr�sence syrienne une fonction de la donne r�gionale. D'o� l'�vidence selon laquelle le temps mort des n�gociations est un temps durant lequel se perp�tue et s'aggrave le rapport in�gal syro-libanais, avec les cons�quences politiques et �conomiques internes qui en r�sultent.

Le couple syro-libanais isol�

Il est d�sormais admis que la carte libanaise est l'atout r�gional le plus pr�cieux entre les mains de la Syrie. Aussi, c'est sur le couple syro-libanais que se concentreraient pressions des uns et r�actions des autres pour tenter de modifier le statu quo, et dans un contexte pareil, l'utilisation du terrain libanais pour amener la Syrie � plus de souplesse dans la n�gociation n'est pas � exclure. L'�ventail des instruments est � ce niveau multiple, empruntant le biais du socio�conomique et de la dette libanaise croissante, jouant sur le ressentiment politique du camp chr�tien, ou prenant aussi le visage de la " l�galit� internationale " en ouvrant plusieurs registres sur lesquels le Liban est per�u comme en manquement (drogue, asiles de terroristes recherch�s, ou encore droits de l'homme non respect�s...). Un degr� sup�rieur de pression serait par ailleurs celui de la d�stabilisation s�curitaire de faible ou moyenne intensit�. Face aux cas de figure �voqu�s, l'alternative de Damas serait de s'agripper avec encore plus de force � son acquis r�gional. Dans ces cas extr�mes, le recours de la Syrie elle-m�me � la violence n'est pas totalement � exclure. Toutefois, une logique de ce type est lourde de risques, ne serait-ce que parce qu'elle mettrait en lumi�re une carence essentielle du r�le d�volu par la communaut� internationale � la Syrie au Liban, � savoir celui de mettre � profit le temps de sa gestion libanaise pour y consolider la paix civile.

En cas de blocage prolong� dans la r�gion, et aussi �loign�e qu'une telle �ventualit� puisse para�tre, le retour de la violence arm�e sur la sc�ne libanaise ne saurait �tre exclu. L'ancienne �quation " paix libanaise si paix r�gionale " redeviendrait alors op�ratoire. Nombre de dynamiques internes libanaises se pr�tent d'ailleurs � un tel appel bellig�ne. La guerre s'est achev�e sur un sentiment de r�conciliation incompl�te ; per�u ou r�el, ce sentiment exprime l'id�e que la guerre a clairement fait des vainqueurs et des vaincus. � d'autres niveaux aussi, beaucoup de comptes sont encore � r�gler entre les diff�rentes factions libanaises, et leur r�glement par les armes n'est pas - comme on pourrait le penser -unanimement rejet�, si les conditions r�gionales le permettaient - en assurant l'approvisionnement en armes et les prolongements d'alliances. De telles attitudes trouvent des relais jusqu'au sein du pouvoir, dont les pratiques ont g�n�ralis� un regain de crispation communautaire devenue depuis sept ans une v�ritable culture politique dominante. Aussi, force est de constater qu'aujourd'hui au Liban s'expriment dans certains milieux, et se lisent � certains indices, des perceptions qu'un climat semblable � celui de l'ann�e 1975 couve sous la cendre... Bien s�r, d'autres forces travaillent les soci�t�s civile et politique libanaises ; des forces qui tentent de d�montrer que la guerre a �t� une v�ritable le�on et que la violence ne saurait rien r�gler. La transversalit� de ces forces est toutefois encore bien faible et leur impact limit� � certains cercles �litaires, sinon marginal. Il l'est d'autant plus que les partenaires ext�rieurs du Liban, ignorant trop souvent ces dynamiques pourtant dignes d'�tre investies, pr�f�rent se donner pour seul interlocuteur un Liban certes officiel, mais lourdement hypoth�qu�.

L'�ventualit� d'un regain de tension violente au Liban acquerrait plus de consistance encore - mais aussi plus de complexit� - si elle venait � se greffer sur, ou � avoir lieu � un moment o� la situation interne syrienne risque de se compliquer en raison de la transition d�licate que ne manquera pas d'ouvrir la succession du pr�sident Assad. Ce texte n'est bien s�r pas le lieu d'envisager des sc�narios de cet ordre, mais il est n�cessaire de remarquer que l'imbrication des espaces politiques libanais et syrien a atteint un degr� tel qu'il est difficile d'en s�parer les dynamiques strictement internes et d'en d�limiter des effets circonscrits. Le va-et-vient entre ces deux espaces est loin d'�tre � sens unique ; depuis vingt ans maintenant que le pouvoir syrien pratique et fr�quente le Liban, ses crises et ses modes de production sociales et politiques, nul ne sait plus tr�s bien qui des deux acteurs a le plus teint� l'autre. Dans ce domaine comme dans d'autres, plut�t que de parler uniquement de domination � sens unique ou d'h�g�monie unilat�rale, il conviendrait aussi de parler de convergence entre deux r�gimes et deux types de fonctionnement. Dans un cas de figure comme celui-ci, l'espace libanais ne serait plus un espace neutre o� se projette seulement la puissance syrienne, mais un espace o� se projettent �galement les rivalit�s des " barons " de cette puissance. Plus encore, plusieurs indices montrent que le Liban est aussi pour eux un espace-ressource et - par procuration - un vivier de forces d'appoint pour leurs propres luttes d'influence.

Hypoth�ques et viabilit� du politique au Liban

En cas de blocage persistant et durable au niveau des n�gociations, et si la d�gradation s�curitaire �tait exclue - la Syrie ne pouvant ainsi contribuer � nier sa propre raison d'�tre au Liban -, Damas a tout de m�me largement d'autres moyens de s'y assurer le contr�le quasi exclusif, pour un temps du moins, en profitant de sa ma�trise devenue in�gal�e de toutes les ressources du jeu local. Dans pareil cas de figure, il faut s'attendre � la perp�tuation sous �gide syrienne des modes de gestion politique en cours aujourd'hui au Liban, sans exclure, de plus, de brusques durcissements sur des dossiers sensibles ou � m�me de le devenir.

L'ensemble de l'�difice politique mis en place au Liban depuis Ta�f est dans ce sens parfaitement instrumentalisable. D'abord, la " tro�ka " pr�sidentielle - n�e d'un enchev�trement savamment dos� des pouvoirs et des pr�rogatives entre les deux branches de l'ex�cutif, et entre elles et le l�gislatif - est une structure doublement propice. Elle est g�n�ratrice de divisions durables et infinies d'une part, permettant, � chaque fois, � Damas d'en r�concilier in extremis les acteurs. Elle est, d'autre part, g�n�ratrice d'immobilisme et de statu quo d�cisionnel, ce qui permet, � chaque fois aussi, � Damas de trancher pour l'option qui a sa faveur. En perp�tuant ainsi le besoin d'arbitrage syrien, la structure constitutionnelle libanaise assure � la Syrie un " monitoring " permanent et sans failles, tout comme elle la pr�munit contre tout risque de d�rapage et contre toute vell�it� - de quelque partie libanaise qu'elle �mane - d'�largissement de marge de manoeuvre. Le pouvoir �tatique ainsi tenu, le contr�le s'�tend par la suite � l'ensemble de la classe politique institutionnelle ou � l'activit� agr��e ou admise. Au terme de deux scrutins l�gislatifs, d'un long travail de p�n�tration du terrain qui dure depuis parfois deux d�cennies, d'innombrables retournements d'alliances entre les forces locales sur la sc�ne libanaise et d'une connaissance profonde des ressorts de la sociologie politique libanaise, Damas peut �tre assur�e aujourd'hui de contr�ler la quasi-totalit� des membres du Parlement, des partis politiques en exercice, des forces, groupes et associations � capacit� mobilisatrice plus ou moins notable. Elle profite, de surcro�t, en cela de la dislocation des forces traditionnellement oppos�es � sa politique libanaise (les Forces libanaises, l'ossature de certaines anciennes brigades de l'arm�e, le mouvement aouniste, certains groupes islamistes, des r�seaux arafatistes ou proches de l'OLP, les sympathisants du Ba'th irakien rival...). Enfin, ma�tresse des �ch�ances diverses, Damas peut, tour � tour, les utiliser pour renforcer et consolider ses instruments de contr�le (�lections l�gislatives, par exemple) ou, au contraire, pour les geler et les annuler afin d'�viter des tests difficiles ou g�nants selon la conjoncture (�lections municipales, jusque-l� ; �lection pr�sidentielle de 1995). Aussi, au nom des " circonstances (r�gionales) exceptionnelles " et des " dangers qui menacent la s�curit� nationale et la paix civile ", le d�ficit d�mocratique ne cesse de se creuser au niveau de l'exercice du pouvoir, mais aussi - de fa�on croissante - � celui de l'exercice et de l'expression des libert�s et des droits fondamentaux.

Dans un tel contexte, l'�quilibre actuel - impos� mais fluctuant, entre les trois principales forces politiques libanaises que repr�sentent Rafiq Hariri, le Hezbollah et l'arm�e libanaise - est appel� � perdurer. Concernant ce triangle, il est possible de parler de trois projets politiques sensiblement divergents en termes d'objectifs, de strat�gies et d'alliances locales et r�gionales. Leur comp�tition et leurs diff�rends restent toutefois pour l'heure inscrits dans une �quation de conflit et de coop�ration tr�s pr�cis�ment rythm�e et dos�e par l'imp�ratif de leur subordination � ce que les libanais appellent d�sormais le " plafond syrien " (As-saqf as-sury).

Par son ambitieux projet de reconstruction, et la dynamique �conomique que cela provoque et entretient, Rafiq Hariri joue sur un besoin syrien de stabilit� �conomique et sociale au Liban dans la p�riode d'attente qu'imposent � tous les n�gociations. C'est cette logique qui a largement pr�sid� � sa nomination comme Premier ministre en 1992, � l'issue des �lections l�gislatives controvers�es auxquelles il n'avait pas directement pris part, et � un moment o� la crise �conomique libanaise atteignait la c�te d'alerte. Certes, par ailleurs, Rafiq Hariri incarne et repr�sente bien d'autres aspects et bien d'autres fonctionnalit�s. Pr�sent dans les coulisses du jeu politique libanais depuis pr�s de quinze ans, son entregent, sa surface financi�re et ses r�seaux lui conf�rent une possibilit� non n�gligeable de convertir l'ensemble des forces politiques de la guerre en forces de gouvernement. D'autre part, sa facette saoudienne, ses relations d'affaires et personnelles avec plusieurs dirigeants du Golfe, d'autres parties du monde arabe et de certains pays industrialis�s, constituent des atouts sur lesquels Damas peut s'appuyer pour g�rer la p�riode difficile d'adaptation aux nouvelles r�gles du jeu international, de n�gociations et de gestion de la carte libanaise dans un environnement volatil.

Consid�rant la centralit� que la r�sistance au sud occupe dans la strat�gie n�gociatrice syrienne, le Hezbollah acquiert une place pr�pond�rante, et souvent � part, dans le jeu politique libanais. Son exception provient bien s�r de l'activit� militaire qu'il est d�sormais pratiquement le seul � entreprendre contre Isra�l, ce qui l'a exempt� de se soumettre � la dissolution des milices � la fin de la guerre. Mais elle provient aussi de ce qu'il est l'expression la plus �vidente de l'alliance syro-iranienne. D'un point de vue strictement libanais, les analyses et les degr�s d'acceptation du fait que repr�sente le Hezbollah sont multiples et diverses. " Contre-soci�t� " potentiellement dangereuse (car porteuse de projet de th�ocratisation de la vie politique) pour les uns, vecteur d'ing�rence syro-iranienne (� l'origine de la prolongation de l'�preuve du Liban-sud) pour d'autres, le Hezbollah est aussi consid�r� par beaucoup comme un parti politique - aux sp�cificit�s certes notables - somme toute parfaitement int�gr� au jeu politique libanais, voire banalis�. Ce qui est invoqu� � cet �gard est l'entr�e du parti dans le paysage parlementaire d�s 1992, ses positions relativement mod�r�es sur plusieurs questions internes et ses relations tr�s largement �tendues � toutes les parties libanaises : autant de caract�ristiques qui font de lui une force semblable � d'autres forces dites de " l'opposition institutionnelle ". Il reste �vident que l'importance du Hezbollah s'impose � tous, ne serait-ce qu'en raison de sa fonction - en concurrence avec le mouvement Amal - d'encadrement et de mobilisation effective et symbolique d'une partie de la communaut� chiite, et de la place qu'occupe d�sormais cette derni�re dans tous les �quilibres libanais.

La fin de la guerre a fait appara�tre un besoin pressant de s�curit�. L'arm�e libanaise, devenue au fil du conflit l'un de ses acteurs majeurs, se voit alors confier, en �troite collaboration avec les troupes syriennes stationn�es au Liban, le r�le de gardien de l'ordre et de la paix civile. � la croissance num�rique qu'un tel r�le impose, s'ajouteront par la suite d'autres fonctions que l'arm�e se donnera. Face au projet de la r�sistance et � ses d�bordements potentiels, l'arm�e joue - vis-�-vis des parrains du processus - le r�le de garant, afin que les termes de tout arrangement soient respect�s ; corollairement, elle sugg�re, �galement aux partenaires �trangers, qu'en cas de d�faillance soudaine de la pr�sence arm�e syrienne - pour des raisons qu'il n'est pas possible de discuter ici - elle serait pr�te � remplir le vide s�curitaire, mais aussi � parer � toute potentielle d�faillance politique. Face au projet " tout-�conomique ", l'arm�e se donne une image de creuset int�grateur de la nation et de ses g�n�rations montantes, multipliant publications, camps de jeunes et campagnes diverses de civisme. Plus encore, face � la d�gradation de l'image de la classe politique libanaise, elle se pose aussi en recours possible, en jouant de surcro�t sur une opinion dont de vastes segments ne seraient pas hostiles � un sc�nario bonapartiste.

Repr�sentant la reconstruction, la r�sistance et la s�curit�, ces trois forces expriment - parfois lourdement - des divergences d�coulant de leurs logiques intrins�ques, mais dont les expressions refl�tent aussi les positions nuanc�es de leurs propres alli�s et protecteurs respectifs au sein du leadership syrien, quant aux politiques � suivre au Liban ou envers le dossier r�gional. Les membres de ce leadership, en retour, jouent de ces diff�rences, afin de mettre en avant telle ou telle option en fonction de l'�tat d'avancement du processus lui-m�me.

La divergence la plus flagrante, la plus profonde aussi, est celle qui oppose Rafiq Hariri au Hezbollah. En la mati�re, tout ou presque a �t� d�voil� durant les deux semaines d'avril 1996, lors de l'op�ration " Raisins de la col�re ". Pour le Premier ministre dont la priorit� absolue est son projet de reconstruction, la lib�ration du Sud doit - autant que possible - �tre obtenue par la n�gociation. La r�sistance est en ce sens co�teuse, au sens propre du terme, surtout si elle devait mener Isra�l � ex�cuter sa menace de destruction des infrastructures, en riposte � sa vuln�rabilit� au Sud. D'autre part, c'est la v�ritable opposition entre deux " projets de soci�t� " qui s�pare les deux forces, les valeurs soci�tales v�hicul�es par le Hezbollah pouvant difficilement s'acclimater avec l'imagerie du Liban de demain incarn�e par les technocrates d'une �conomie de services, extravertie et d�pendante. En pr�sentant sa bataille l�gislative � l'�t� 1996 comme �tant celle de la " mod�ration contre l'extr�misme ", Rafiq Hariri pointait aussi bien cela du doigt. Aussi, il fait peu de doute que le modus vivendi entre la formation islamiste et Rafiq Hariri doive presque exclusivement � la pression syrienne.

Entre Rafiq Hariri et l'arm�e libanaise, les crises ont �t� tout aussi fr�quentes et pas toujours feutr�es. Des promotions d'officiers - dont le num�ro deux des renseignements militaires - bloqu�es par le Premier ministre, aux accusations directes lanc�es aux " services " pour leur immixtion dans plusieurs manifestations de la vie civile, en passant par les manoeuvres m�diatiques et politiciennes visant � promouvoir l'image du commandant en chef de l'arm�e comme pr�sidentiable hors-cadre donc hors-calibre, la liste des confrontations �vit�es mais ajourn�es est longue. Par deux fois, Rafiq Hariri ira jusqu'� sous-entendre que l'une des raisons essentielles de la crise �conomique est � rechercher dans le budget d�mesur� allou� aux forces arm�es et au traitement de la troupe. Effectivement, en absorbant une bonne partie des milices dissoutes, l'arm�e a vu ses effectifs s'hypertrophier depuis le d�but de la d�cennie. Mais � ce d�veloppement num�rique correspond aussi un changement assez profond de structure, l'arm�e se pr�sentant aujourd'hui comme un corps o� les officiers sont en surnombre et o� les avantages sociaux et mat�riels qui leur sont conf�r�s sont en croissance constante. D'instrument militaire, l'arm�e est en passe de devenir un v�ritable corps social, dot� de ses logiques propres et de ses revendications corporatistes. Par ailleurs, se greffent sur ces �volutions des lectures politico-communautaires de la troupe. Alors que, traditionnellement au Liban, l'arm�e �tait consid�r�e comme l'un des outils privil�gi�s de l'h�g�monie maronite, elle est aujourd'hui per�ue comme le vecteur d'une ascendance chiite au sein des appareils de l'�tat. Plus profond�ment, c'est l� encore deux quasi-" projets de soci�t� " qui s'affrontent et qui cherchent, chacun, � se placer d'ores et d�j� comme l'acteur de r�serve id�al en cas de r�glement r�gional.

En cas d'avanc�e des n�gociations, non seulement ces �quilibres seront modifi�s, mais la nature et l'action m�mes de chacun de ses acteurs (pour deux d'entre eux du moins) seront appel�es � varier sensiblement. La d�flation du conflit isra�lo-libanais poussera sans aucun doute vers une plus grande conversion du Hezbollah en force exclusivement politique et vers une plus grande int�gration de cette derni�re dans les rouages institutionnels. C'est en ce sens qu'une ligne de plus en plus affirm�e au sein des cadres du parti pr�ne, depuis un certain temps d�j�, la " libanisation ", c'est-�-dire une plus grande distance � prendre par rapport aux imp�ratifs strat�giques proprement iraniens, m�me si la filiation id�ologique et spirituelle avec T�h�ran n'est pas � remettre en question. La Syrie aura - encore plus qu'actuellement - un r�le essentiel � jouer dans ce processus, en faisant accepter � son alli� local les logiques du r�glement r�gional et en obtenant probablement pour lui, en compensation, des concessions substantielles � l'int�rieur du syst�me libanais. Dans le cas contraire, la conversion du Hezbollah pourrait s'av�rer plus probl�matique. L'option du d�sarmement forc� du Hezbollah serait alors impos�e � la Syrie ou encore � l'arm�e libanaise. Tant l'une que l'autre ont d�j� eu des affrontements avec le Hezbollah : en 1987, lorsque l'arm�e syrienne ne put entrer dans la banlieue sud qu'apr�s un assaut qui fit 27 morts dans les rangs du Hezbollah ; et, en septembre 1993, lorsque l'arm�e libanaise tira sur des manifestants du parti qui protestaient contre la signature des accords d'Oslo, faisant 13 morts dans leurs rangs. Si les ranc?urs se sont depuis �teintes, elles pourraient �tre suscit�es � nouveau. La reconversion pourrait d'autre part �tre frein�e - ou compliqu�e - par la relance, de la part des �tats-Unis le plus probablement, de demandes judiciaires concernant des affaires pass�es de " terrorisme " et pouvant atteindre certains cadres aujourd'hui bien en vue du Hezbollah, dont des parlementaires. Cette derni�re �ventualit� �tant bien entendu sujette � l'�tat des relations libano-am�ricaines et syro-am�ricaines � ce moment l�. Quant � la coexistence du Hezbollah avec le projet Hariri dans un syst�me o� ce dernier, toutes choses �tant �gales par ailleurs, sera une force probablement plus autonome, elle sera sans doute fonction de l'�tat des relations entre la Syrie, les �tats du Golfe - essentiellement l'Arabie Saoudite - et l'Iran. Il faut toutefois se figurer ce que pourrait devenir le Hezbollah comme force politique interne, si la carte de la r�sistance au Sud ne faisait plus partie de son arsenal discursif et mobilisateur. Dans ce sens, le parti a d�j� entam� une diversification de ses th�mes d'action et de revendication, en se portant pr�sent sur les fronts de la revendication sociale et des libert�s publiques o� il montre d'ailleurs une capacit� notable � lier des alliances avec des forces tr�s disparates sur l'�chiquier politique libanais, jouant en cela d'une forte l�gitimit� acquise sur le champ de bataille. Par ailleurs, une reconcentration du parti sur des th�mes politiques proches de ceux des autres mouvements islamistes de la r�gion - avec lesquels le Hezbollah est d'ailleurs en relation - n'est pas � exclure ; elle a toutefois pour limite de faire alors r�appara�tre un clivage communautaire entre les deux grandes familles de l'Islam.

Quant � l'arm�e, son r�le dans l'apr�s-r�glement continuerait d'�tre crucial. Aussi, au nom de la n�cessit� d'assumer l'engagement s�curitaire au Sud, elle plaidera probablement pour un accroissement de ses effectifs et de ses moyens, surtout si elle devait � la fois assurer le d�ploiement dans la partie m�ridionale et dans le reste du pays. C'est sur cette �conomie des forces arm�es que joue d'ailleurs l'argument de la n�cessit� d'un maintien des troupes syriennes au Liban apr�s la paix. Le d�ploiement de forces �trang�res de maintien de la paix dans le cadre des arrangements � pr�voir serait en ce sens un moyen de sortir de cette logique. C'est du reste en se pr�sentant comme la force concr�te de substitution � l'arm�e syrienne que l'arm�e libanaise tente de promouvoir son image tant aupr�s des franges anti-syriennes de l'opinion qu'aupr�s - plus discr�tement - des Etats-Unis dont elle a traditionnellement toujours �t� tr�s proche. � cet �gard, le travail de contr�le syrien � l'oeuvre au sein de l'arm�e depuis 1991, et dont attestent le trait� de d�fense commune et les sessions d'entra�nement des officiers libanais en Syrie, est suppos� constituer pour Damas la garantie que les forces arm�es libanaises ne seront pas entra�n�es, comme elles l'ont souvent �t�, dans des actions hostiles � la politique libanaise. C'est pourquoi il serait � craindre qu'en cas de divergences s�rieuses entre la Syrie et les parties tierces, autour de la gestion du terrain libanais en situation de paix, l'arm�e ne soit l'objet de polarisations. � plus long terme, il serait cependant plus probable que la pacification de la r�gion entra�ne une diminution de l'importance de l'arm�e dans l'�quation politique, m�me si elle devait conserver l'essentiel de ses acquis sociaux. � cet �gard, il faut rappeler que ce d�bat est propre � l'ensemble des �tats de la r�gion : la d�mobilisation entra�nera-t-elle un recul d'influence des militaires dans la vie politique des soci�t�s concern�es ou, au contraire, cette influence sera-t-elle appel�e � s'affirmer, parfois sous l'encouragement des parrains de la paix, pour garantir les engagements pris ? Dans le cas du Liban, un facteur suppl�mentaire s'ajoute � cela. La coexistence entre l'arm�e et le projet Hariri, toujours en cas de pacification, pourrait se faire sur le mode " taiwanais ", c'est-�-dire celui de la n�cessit� d'assurer les investisseurs �trangers et leurs capitaux contre des risques de m�contentement social...

En cas de perc�e sur le volet syro-isra�lo-libanais des n�gociations et en cas de desserrement de l'emprise syrienne sur le Liban, la rel�ve libanaise et la viabilit� politique du pays d�pendraient encore d'autres facteurs, largement internes. Les hypoth�ques � ce niveau sont nombreuses. En premier lieu, la grande fragmentation de la soci�t� libanaise, aggrav�e par quinze ann�es de guerre, et dont l'histoire montre qu'elle est une source r�currente d'appel � l'ing�rence ext�rieure dans les affaires du pays mais aussi de ses communaut�s. La classe politique libanaise refl�te, amplifie et sans doute recr�e les conditions de cette fragmentation ; elle y ajoute un �go�sme ind�passable et une culture politique souvent �troite et " paroissiale ". En contrepartie, une contre-�lite fonci�rement diff�rente - et � m�me de jouer des r�les de nature et d'envergure qualitativement autres - n'a pas �merg� ou, du moins, n'est pas pr�te d'�tre structur�e autour de projets lisibles et rep�rables. Pour une bonne part, elle est d'ailleurs le fait de personnalit�s de l'ancienne classe politique ou de ses h�ritiers, souvent marqu�e par des vell�it�s revanchardes. Des personnalit�s politiques se d�tachent pourtant, et contribuent encore, par des positions courageuses et notables, � pr�server un minimum d'immunit� � la vie politique libanaise. Leur action reste toutefois individuelle et le moindre de leurs �checs n'est pas justement cette incapacit� � f�d�rer des positions par ailleurs attendues par une large part de la soci�t�. Le poids de la tutelle et celui des blocages r�gionaux sont certainement � cet �gard un facteur � prendre en compte. Il reste que la n�cessit� de recr�er les circuits de recrutement et de mobilit� d'une nouvelle �lite politique, mais aussi administrative, est pressante si le Liban doit, dans un Proche-Orient pacifi�, affronter des d�fis d'un tout autre ordre que ceux qu'il a connus jusqu'ici. Dans ce sens, l'un des atouts majeurs du projet Hariri est justement de pouvoir se pr�senter comme un vecteur politique de transversalit� dans la soci�t� libanaise et comme porteur d'une modernisation - certes co�teuse et autoritaire. Reste que la culture politique sugg�r�e tant par son discours que par certaines des mesures prises depuis cinq ans laissent entrevoir une distance certaine entre ce projet et des pratiques pleinement d�mocratiques. Quoi qu'il en soit, la principale limite du projet Hariri reste dans sa propre sur�valuation. En accr�ditant - ou ne laissant se confirmer - la th�se de la " non-alternative " (La badil) � ce projet, le Liban court le risque - auquel il a jusque-l� �chapp� - d'aligner son syst�me politique sur celui de l'ensemble des �tats arabes de la r�gion, dont la principale hypoth�que sur l'avenir est justement, en raison du manque total d'alternance et de la non-circulation de leurs �lites, leur difficult� � entrevoir avec s�r�nit� la succession politique ou naturelle de leurs dirigeants.

L'�conomique, entre d�perditions et potentialit�s

La perp�tuation du statu quo actuel se paie d'ores et d�j� en forte d�perdition du potentiel �conomique libanais. Il est difficile de ne pas voir que l'essentiel du projet �conomique engag� apr�s la guerre, et qui prendra une ampleur et une vitesse grandissantes � partir de 1992 avec l'arriv�e directe au pouvoir de Rafiq Hariri, est bas� sur l'hypoth�se, faite alors, que la paix serait install�e dans l'ensemble de la r�gion quelque deux � trois ans plus tard. Au moment de son entr�e en fonctions en octobre 1992, le Premier ministre promettait aux Libanais des r�alisations consid�rables pour le printemps suivant. La plupart des rapports r�dig�s au tout d�but des ann�es 90 pr�voyaient la r�duction quasi totale du d�ficit public libanais d�s 1994 - 1995, un taux de croissance soutenu de 8 � 9 % � partir de ces m�mes ann�es, le d�but du passage de l'investissement public en travaux d'infrastructure � des investissements plus productifs, etc. Il est facile de constater aujourd'hui le caract�re plus qu'optimiste de ces projections et de ces promesses. Bien s�r, la r�paration de l'infrastructure physique du pays a �t� largement entam�e. Elle est toutefois encore insuffisante alors qu'une majeure partie des sommes qui lui �taient allou�es ont �t� d�pens�es. Ces d�penses comprennent une large part de co�ts et de frais non pris en compte au d�part, et que l'on peut sans risque attribuer � la situation alarmante de l'administration, mais aussi et surtout aux blocages et nuisances politiques - locales et r�gionales - qu'il s'agit chaque fois de surmonter ou de contourner financi�rement. Alors que le co�t global de la reconstruction �tait cens� se chiffrer � environ 20 milliards de dollars, la seule dette publique libanaise - interne et externe - atteint d�j� 13 milliards de dollars.

En cas de blocage durable des n�gociations, il faut s'attendre � la perp�tuation de la morosit� �conomique, � la d�gradation de l'�tat des finances publiques, � l'accroissement de la dette - ou au moins de son service - sans d�collage r�el de l'activit� productive. Les taux d'int�r�t �lev�s, outils d'une politique mon�taire restrictive destin�e avant tout � la d�fense de la stabilit� de la monnaie nationale, d�couragent une bonne partie des investissements productifs au plan local, r�duisent le niveau de la consommation et gonflent artificiellement la bulle sp�culative fonci�re. Les investisseurs �trangers, lorsqu'ils s'installent au Liban, le font en " stand-by ", par le biais de petites structures, mobiles et peu co�teuses, dans une logique de prise d'options au cas o� les choses se d�bloqueraient dans la r�gion. Quant aux capitaux libanais � l'�tranger, estim�s � plus de 30 milliards de dollars, et sur lesquels beaucoup d'espoirs se fondent, il s'agit d'abord de voir quel est leur degr� de mobilit�, quel est encore leur degr� de " libanit� " et, enfin, quelles sont les conditions politiques que leurs d�tenteurs attendent pour les diriger vers leur pays d'origine. Dans le m�me temps, les pesanteurs et blocages politiques rendront pratiquement impossibles et vaines les tentatives de r�forme administrative - si elles ont lieu. Ainsi, la corruption qui gr�ve les finances publiques est appel�e � perdurer. Un d�ficit accru par le fait que la situation sociale devenant de plus en plus critique, il sera difficile � l'ensemble de la classe politique de priver le corps social des fonctionnaires de la pr�bende que constituent pour eux l'emploi public et ses avantages en nature. Ces consid�rations macro�conomiques se traduisent douloureusement sur le niveau de vie des Libanais. Si la classe moyenne � l'assise autrefois large n'en finit pas de s'�tioler depuis le d�but de la guerre, l'apr�s-guerre a vu se d�velopper une nouvelle pauvret� aux proportions objectivement alarmantes. C'est dire que le blocage persistant de la situation r�gionale aura donc pour effet d'entamer s�rieusement la cr�dibilit� et l'image - au d�part tr�s avantageuses - de Rafiq Hariri comme op�rateur �conomique et comme homme miracle de la convalescence libanaise d'apr�s-guerre. Si cette situation s'envenimait, ses effets pourraient m�me s'av�rer politiquement dangereux et devenir, par contrecoup, des facteurs de crise �conomique syrienne, ne serait-ce que par le biais du march� de l'emploi que le chantier libanais offre au surplus de main-d'oeuvre syrienne. Ce n'est d'ailleurs l� pas la moindre des fonctions syriennes du projet Hariri, � savoir celui de g�n�rateur de prosp�rit� pour la Syrie.

En d�pit de tous ces signaux n�gatifs, l'�conomie libanaise garde quand m�me de grandes ressources de viabilit� si le blocage r�gional �tait lev�. Certes, comme tous les autres �tats de la r�gion, le Liban aura � vivre des adaptations difficiles et parfois douloureuses, la nouvelle division r�gionale du travail imposant sacrifices et contraintes de type nouveau. Il est d'ores et d�j� probable que le Proche-Orient �conomique dans l'apr�s-paix se dessinera autour de deux ensembles plus ou moins int�gr�s, dont les relations seront sujettes aux consid�rations politiques, mais aussi � celles de l'avantage comparatif. Si la premi�re de ces zones regroupe les " trois " - Palestine, Jordanie et Isra�l -, une zone " � deux " devra lui faire contrepartie, regroupant la Syrie et le Liban. Dans ce sens, les dynamiques � l'oeuvre d�s maintenant dans le couple syro-libanais sont essentielles et constituent autant de chances que de pesanteurs. Si la perception actuellement dominante est celle du mod�le Chine/Hong-Kong, et s'il est vrai qu'� maints �gards, le Liban remplit pour la Syrie la fonction d'un espace �conomique compensatoire, il n'en demeure pas moins que le fonctionnement optimal de cet ensemble pour le b�n�fice des deux parties comporte ses conditions. Il appartiendra donc au pouvoir libanais de r��quilibrer la mise en oeuvre des trait�s �conomiques entre le Liban et la Syrie, en faisant jouer pleinement la r�gle des avantages comparatifs, en r�duisant les protectionnismes appuy�s sur les rapports de force in�gaux entre les deux pays et en s'�loignant - le plus t�t serait le mieux - de pratiques plus proches de la pr�dation �conomique que la Syrie exerce sur certains secteurs libanais. � ce niveau, le probl�me de la main-d'oeuvre syrienne, dont les estimations les plus prudentes chiffrent la ponction � un minimum de 1 milliard de dollars par an, se pose en termes particuli�rement complexes, tant il m�le les consid�rations �conomiques � d'autres, plus psychosociologiques, engageant des repr�sentations dangereusement n�gatives de l'autre. Par ailleurs, le Liban peut �tre envisag� par la Syrie aussi comme un espace de sp�cialisation par procuration. Certains faits signalent d�j� que plusieurs entreprises libanaises servent d�s aujourd'hui d'�cole � des cadres syriens form�s pour la plupart � l'�tranger. Au sens plus large, d'ailleurs, l'entr�e dans le march� libanais de la reconstruction d'un certain nombre d'entrepreneurs syriens contribue � l'acquisition par ces derniers de r�flexes propres � une �conomie de march� ouverte et plus comp�titive.

Les conditions �conomiques de la paix imposeront au Liban une double adaptation : avec l'�conomie syrienne, mais aussi avec celle d'Isra�l. Dans ce sens, plusieurs secteurs devront �tre sacrifi�s, d'autres d�velopp�s plus encore et mieux dans une perspective de sp�cialisation et d'excellence (banque, hospitalisation, syst�me �ducatif, informatique et t�l�communication...). � plus long terme, et si les blocages �taient v�ritablement lev�s, la possibilit� que le Liban serve d'espace interm�diaire entre le march� isra�lien et les march�s arabes - et plus sp�cifiquement syrien - ne peut pas �tre exclue. De pareilles perspectives ne manqueront pas, cependant, de placer les entrepreneurs libanais dans des situations de tension, difficiles � tenir si les �changes commerciaux continuaient d'�tre id�ologis�s dans une logique de refus de normalisation totale m�me apr�s la paix.

Relever ces d�fis n�cessite d�s maintenant que le Liban s'engage sur la voie de certaines corrections et r�formes de son environnement �conomique et social. Les conditions du miracle �conomique des ann�es 50, 60 et 70 ont drastiquement chang� et la guerre n'y est certainement pas pour peu. � titre d'exemple uniquement, l'�conomie libanaise devra progressivement accommoder un nombre croissant de nouveaux venus sur son march� du travail, en raison d'une pyramide des �ges en rajeunissement constant depuis un certain temps. Le syst�me �ducatif et de formation professionnelle devra retrouver son r�le central de qualification. C'est de lui, ainsi que d'un syst�me fiscal plus juste, que d�pend la recr�ation d'une classe moyenne importante. Une grande partie des entreprises devront moderniser leurs structures organisationnelles et consolider leur capitalisation ; � l'�re de la comp�tition r�gionale et de la mondialisation, il y a peu de place pour des entreprises essentiellement familiales et parfois sous-capitalis�es. L'avantage comparatif du Liban en termes de tourisme ne pourra �tre exploit� si des actions r�solument volontaires n'�taient entreprises pour arr�ter la d�gradation catastrophique de son environnement naturel...

Le Liban et l'int�gration r�gionale

L'�conomie libanaise dans un Proche-Orient en voie de pacification, voire m�me le couple �conomique syro-libanais dans un tel environnement, sera aussi largement d�pendant de ce que les n�gociations multilat�rales dessineront comme cadres et comme contraintes. Concernant le Liban, cela est vrai pour deux domaines au moins : celui de l'eau et celui des r�fugi�s. Si la position officielle isra�lienne, maintes fois r�it�r�e, est de n'avoir aucune vis�e territoriale sur le Liban, cela ne saurait exclure que des arrangements concernant l'eau libanaise ne soit mis sur la table des n�gociations. � tort ou � raison, le Liban est pr�sent� comme un pays exc�dentaire en eau, dans une r�gion o� sa raret� fait loi. � cet �gard, Isra�l pourrait invoquer le pr�c�dent du trait� libano-syrien de partage des eaux de l'Oronte, o� le Liban s'est montr� l�g�rement g�n�reux, pour exiger � son tour, et sur d'autres cours d'eau, le droit � l'utilisation de certaines quantit�s. Pareil point renvoie � la question plus globale des n�gociations multilat�rales et � ce qui y attend le Liban.

Pour politiquement d�fendable que soit la position libanaise de boycott des n�gociations multilat�rales, celle-ci aura eu jusque-l�, et aura davantage encore � l'avenir, un prix plus �lev� pour le Liban que pour le partenaire syrien, dans la mesure o� le Liban est concern� de fa�on vitale par le dossier des r�fugi�s o� se joue le sort des quelque 300 000 Palestiniens stationn�s sur son sol. S'il peut continuer � s'en tenir � une stricte rh�torique juridique en la mati�re, le Liban ne pourra pas longtemps ignorer qu'en cas de paix, ce genre de question sera plut�t r�gl�e selon des modes de transnationalit�, modes qui revisiteront sans doute largement les principes traditionnels du droit international public au profit de m�canismes juridiques plus souples et plus inventifs aujourd'hui envisag�s sans lui. Si l'absence aux n�gociations multilat�rales a ses raisons, un palliatif momentan� serait, pour le Liban, d'�tre aussi pr�sent que possible au sein d'autres forums - multilat�raux mais moins charg�s diplomatiquement et politiquement. Outre que le Liban, s'il y �tait trait� comme acteur autonome r�affirmerait ainsi son identit� diplomatique, il y gagnerait aussi par le fait que ses repr�sentants prendraient l� le pouls de ce qui se pr�pare pour lui et pour la r�gion dans diff�rents domaines.

� cet �gard, on peut l�gitimement s'inqui�ter de l'�tat d'" impr�paration " du n�gociateur libanais en ce qui a trait � certains dossiers techniquement pointus. Sur des questions cruciales comme celle de l'eau, des r�fugi�s palestiniens, de l'int�gration �conomique ou des futurs syst�mes de s�curit� collective, le consensus national est loin d'�tre form�, l'accumulation de connaissances et d'expertises est embryonnaire, la mise � contribution des sp�cialistes est au mieux informelle et dispers�e, quand elle n'est pas simplement �cart�e pour des raisons de conformit� politique. Le temps mort depuis l'arr�t des n�gociations libano-isra�liennes aurait pu �tre mis � profit pour avancer sur la ma�trise de ces dossiers. Dans ce sens, en se montrant aussi craintif et r�ticent � l'encontre de toute pr�sence d'experts libanais dans des c�nacles internationaux portant sur ces sujets, Beyrouth se prive d'opportunit�s s�rieuses de construction de capacit�s n�gociatrices futures.

Conclusion : l'avenir du couple syro-libanais

Si, selon certaines analyses, la Syrie peut - ou pr�f�re - s'accommoder de l'�tat de " ni paix, ni guerre ", le Liban, lui, a clairement int�r�t � un d�blocage et � une issue rapides des n�gociations. L� n'est pas la moindre de ses diff�rences avec la Syrie. Le Liban joue aujourd'hui sa viabilit� dans une course contre la montre et chaque jour pass� dans la situation actuelle se paie cher : en vies humaines au Sud, en d�liquescence politique � l'int�rieur, en marasme �conomique, en ponction de plus en plus lourde op�r�e par son protecteur sur ses ressources, en d�senchantement tous les jours plus profond que vivent ses citoyens.

Est-ce � dire que c'est dans la paix que r�side la seule clef de l'entier recouvrement du Liban ? La relation syro-libanaise dans sa forme actuelle est sans doute appel�e � se prolonger pour un temps encore. Il s'agit l� d'un processus tiss� sur le long terme, dont les configurations sont fluides et � m�me d'accommoder les pressions exog�nes. La Syrie a cr�� au Liban des facteurs de contr�le durable, dont le moindre n'est pas sa ma�trise du complexe que constituent l'�lite politique et une partie importante des forces sociales effectives. Le Document d'entente nationale mettant fin � la guerre devait �tre compris, au d�part, comme un arrangement int�rimaire, adaptable et am�liorable, une plateforme offrant des perspectives ouvertes sur des relations syro-libanaises plus mutuellement b�n�fiques et sur des �quilibres internes plus novateurs. Toutefois, la conjoncture r�gionale et internationale des premi�res ann�es de la d�cennie 90, ainsi que les rapports de force interarabes et intra-libanais, avaient alors laiss� le champ libre � une lecture unilat�rale - et ferm�e - par la Syrie du sens de l'accord de Ta�f et avaient ainsi gravement d�voy� la relation syro-libanaise. L'impact simple et direct d'une perc�e r�elle du processus de paix sur cette relation reste donc limit�, contrairement � ce qu'un " wishfull thinking " largement r�pandu chez les Libanais laisserait croire. Quand bien m�me un tel processus entra�nerait le retrait, le red�ploiement ou l'all�gement des effectifs militaires syriens au Liban, d'autres types de contr�le pourraient ais�ment s'y substituer ou en prendre le relais. Dans ce sens, si le retrait militaire syrien est n�cessaire, il n'est en aucune fa�on suffisant. Un v�ritable r��quilibrage des relations syro-libanaises reposera largement sur la capacit� qu'auront - � partir des donn�es du Liban actuel - de nouvelles forces sociales et politiques � mettre � profit les marges offertes par la nouvelle donne r�gionale, par la vitalit� �conomique du pays, et par leur formulation commune d'un projet de vie politique - o� les Libanais seront r�concili�s autant avec eux-m�mes qu'avec leur environnement, pour r�affirmer une v�ritable souverainet� libanaise.

Celle-ci ne devra, en aucun cas, se reconstruire contre la Syrie ou sur le ressentiment aveugle envers elle. De telles tendances existent. En effet, malgr� le c�t� incantatoire des d�clarations officielles libanaises sur la fraternit� qui caract�rise d�sormais les relations entre les deux pays, malgr� le slogan du pr�sident Assad lui-m�me selon lequel Libanais et Syriens sont " un seul peuple dans deux �tats ", l'aspect idyllique d'une telle relation est d�menti par les d�tails du v�cu quotidien. Les �chauffour�es sanglantes de la Cit� sportive, qui ont oppos� au mois de juin 1997 les supporters des �quipes syrienne et libanaise de football, ne sont qu'un sp�cimen des ranc?urs accumul�es entre les deux soci�t�s, o� se m�lent l'�conomique et le social � l'identitaire et au patriotique.

Aussi, l'avenir d'une r�elle coop�ration syro-libanaise qu'exige un Proche-Orient en paix passe, en grande partie, par un travail de r�ajustement des perceptions crois�es de ces deux soci�t�s. D'une part, la Syrie a �t� v�ritablement int�rioris�e par la repr�sentation collective libanaise comme le d�miurge et le r�gulateur des crises, comme la partie prenante et l'arbitre, omnisciente, omnipotente et omnipr�sente. De l'autre c�t�, on oublie parfois que le Liban a fini par devenir partie int�grante du syst�me syrien lui-m�me. Le r�gime du Mouvement rectificatif du pr�sident Assad vit avec le Liban - et avec sa crise - sans interruption aucune depuis au moins 1976. Une grande partie de son �difice politique et militaire s'est structur� au Liban, s'est m�me parfois structur� par le Liban. Il est vrai que des pratiques uniformis�es de part et d'autre de la fronti�re ont peut-�tre progressivement liss� les deux espaces ; mais elles ont aussi exacerb� les plus petites diff�rences. C'est justement entre ces deux extr�mes, celui de la fusion et celui du rejet, que le Liban et la Syrie - seuls mais ensemble - devront r�apprendre � vivre.