exploitable et diffusable pour la communaut� scientifique
ne peut �tre utilis� � des fins commerciales
ANNODIS
projet financ� par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirig� par Maire-Paule P�ry-Woodley, universit� de Toulouse - UTM
objectif : cr�ation d'un corpus de fran�ais �crit annot� discursivement
encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5
http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc
Si elle a pu �tre consid�r�e, lors de la p�riode d'expansion du courant g�n�rativiste, comme la "discipline-pilote" des sciences humaines, la linguistique a depuis lors manifestement perdu ce statut, notamment en raison du doute qui s'est progressivement install� quant � la faisabilit� et la cr�dibilit� du programme chomskien. Le propos de cette conf�rence sera cependant de montrer que cette discipline demeure centrale, dans la mesure o� les objets auxquels elle s'adresse constituent les �l�ments constitutifs des modalit�s sp�cifiquement humaines d'organisation psychique et sociale ; ou encore de montrer que cette discipline peut fournir un appui d�cisif au d�veloppement d'une science int�gr�e de l'humain, qui saisirait ce dernier, non dans sa seule dimension biologique, mais tout autant dans ses dimensions historique, sociale et culturelle.
Pour ce faire, nous proc�derons d'abord � un bref examen des orientations �pist�mologiques prises par la linguistique aux cours des derni�res d�cennies. Nous exposerons ensuite, depuis le cadre de l'interactionnisme social en lequel nous nous inscrivons, la probl�matique nodale d'une science int�gr�e de l'humain, qui a trait aux conditions d'�laboration et de d�veloppement d'un espace gnos�ologique en permanence accessible et dynamique. Enfin, apr�s avoir montr� que certaines oeuvres linguistiques, dont celles de Saussure et de Voloshinov en particulier, ont d'ores et d�j� fourni des analyses et propositions absolument d�cisives pour la clarification de cette probl�matique, nous nous risquerons � �noncer les conditions sous lesquelles la linguistique contemporaine pourrait contribuer � la n�cessaire "reconfiguration" des sciences humaines.
"A tout seigneur tout honneur", notre commentaire portera d'abord sur la Grammaire G�n�rative et Transformationnelle (ci-apr�s GGT), dont le projet �pist�mologique a �t� explicitement et radicalement annonc� par son initiateur : la GGT avait pour but de fournir une repr�sentation formelle explicite des � structures mentales inn�es � sous-tendant le langage humain et rendant ce faisant possible l'acquisition de toute langue naturelle. Comme on le sait, pour Chomsky cette facult� de langage serait d'ordre strictement syntaxique : l'appareil mental humain comporterait d'un c�t� un composant relevant d'une s�mantique universelle, c'est-�-dire un ensemble d'entit�s cognitives pr�construites et ind�pendantes du langagier, d'un autre c�t� un composant constitu� des ressources phon�tiques et signal�tiques propres � l'esp�ce, et le langage proprement dit consisterait en un syst�me de r�gles de couplage de ces deux ordres d'entit�s, syst�me universel que langues naturelles mat�rialiseraient avec quelques variantes secondaires ou � superficielles � :
� [...] il convient de se demander comment repr�senter les sons et les sens. Comme nous nous penchons sur les langues humaines en g�n�ral, de tels syst�mes de repr�sentation devraient �tre ind�pendants de toute langue particuli�re. Nous devons, en d'autres termes, d�velopper une phon�tique et une s�mantique universelles, qui d�limiteront respectivement l'ensemble des signaux possibles et l'ensemble des repr�sentations s�mantiques possibles, pour toute langue humaine. On pourra alors parler d'une langue comme d'un couplage particulier de signaux avec des interpr�tations s�mantiques, et �tudier les r�gles qui �tablissent ce couplage. � (1969, p. 132)
Ce type de projet s'inscrit de fait dans une longue tradition qu'� la suite de Rastier (2001) nous qualifierons de logico-grammaticale. D�s l'antiquit� grecque en effet, les courants philosophiques dominants avaient eu pour objectif de fournir les arguments qui d�montreraient la possibilit� d'une intercompr�hension langagi�re, ou encore qui assoiraient le caract�re d�claratif univoque du logos humain, et ce pour des raisons � la fois scientifiques (assurer la validit� des connaissances en cours d'�laboration) et politiques (assurer que tous les citoyens comprennent de la m�me mani�re les lois). Ils ont d�s lors inlassablement tent� de doter ce langage d'une assise qui serait ailleurs qu'en lui-m�me, ou plus pr�cis�ment ailleurs que dans les pratiques sociales qu'il mat�rialise : ce fut l'objectif du Cratyle de Platon, qui visait d�sesp�r�ment � �tablir le caract�re � essentiel � des mots (leur statut de propri�t�s naturelles des objets mondains r�f�r�s) ; ce fut la vis�e de l'Organon d'Aristote, qui posait que les structures phrastiques constituent de � fid�les messagers � des structures logiques du monde ; ce fut encore, bien plus tard, l'objectif de la Grammaire g�n�rale et raisonn�e de Port-Royal, qui posait que les structures langagi�res universelles sont fond�es, non plus sur la logique du monde externe, mais sur la logique de l'esprit (en l'occurrence sur les op�rations de jugement). Ces positions "de principe" ont bien, de tout temps, �t� contest�es par des auteurs plus attentifs aux propri�t�s empiriques des langues : par D�mocrite qui, analysant dans la langue grecque les ph�nom�nes d'homonymie, de polynomie et de diversit� syntaxique, consid�rait qu'en raison de leur caract�re divers et al�atoire, les mots et les structures langagi�res ne pouvaient �tre fond�s sur les propri�t�s d'un monde en droit unique et universel ; par Flavius Jos�phe et les anomalistes de l'�poque romaine qui, prenant en compte l'extr�me vari�t� des structures des langues "barbares", soutenaient qu'il ne pouvait exister de rapport d'analogie entre structures du monde et structures langagi�res ; bien plus tard par les comparatistes du XIXe et par Saussure bien s�r. Mais rien n'y a fait ; appuy�e au besoin par les pouvoirs politiques, c'est la position "de principe" qui s'est impos�e et qui, apr�s Descartes et l'�mergence du sujet pensant, a donn� lieu aux quatre postulats qu'a de fait reformul�s la GGT.
Les positions de ce type se r�v�lent de fait inaptes � traiter s�rieusement de deux r�alit�s pourtant indiscutables : l'extraordinaire vari�t� des langues naturelles et les changements qui les affectent en permanence. S'agissant des causes et des d�terminations de la vari�t� lexicale et structurelle des langues, si aux XVIIe et XVIIIe avaient �t� invoqu�es les � passions � des peuples, qui d�forment les structures linguistiques universelles, pour les g�n�rativistes ce probl�me est renvoy� � des diff�renciations d'ordre socioculturel, secondaires et ind�pendantes des m�canismes centraux de la pens�e et des structures langagi�res universelles. Quant aux processus de changement, ils n'ont de fait dans ce cadre aucune explication possible : dans la mesure o� le langage serait fond� sur des capacit�s cognitives biologiquement inscrites, pourquoi et comment ses manifestations pourraient-elles �tre sensibles au Temps et � l'Histoire ? Ce qui explique la tonalit� (au moins implicitement) fixiste de cette approche, les transformations caract�risant la vie des langues �tant consid�r�es comme des ph�nom�nes ne relevant pas de la linguistique proprement dite, ou encore comme tenant aux al�as des � performances � humaines.
Alors que Chomsky a de fait abandonn� son projet �pist�mologique initial, pour d'autres raisons n�anmoins que celles qui viennent d'�tre �voqu�es, de multiples autres courants de linguistique ont entre temps �merg�, qu'il serait inutile et pr�tentieux de vouloir d�crire exhaustivement, mais � propos desquels nous formulerons les quelques remarques qui suivent.
A nous en tenir � la linguistique synchronique, la majorit� des courants contemporains ont pris une orientation inverse � celle de la GGT et de la tradition logico-grammaticale, en saisissant r�solument le langage dans sa dimension prax�ologique (plut�t que structurale) et centrant en cons�quence les analyses sur les rapports de co-d�pendance entre les entit�s langagi�res et leur entour externe. Certains courants s'en tiennent � des entit�s linguistiques de l'ordre de l'�nonc�, dont sont examin�es les modalit�s d'interaction avec divers facteurs du contexte, soit dans ses dimensions essentiellement physiques comme dans la version princeps de la th�orie de l'�nonciation (cf. Benveniste, 1974), soit dans ses dimensions comportementales/sociales, comme dans la version initiale de la th�orie des actes de langage, soit encore dans ces deux dimensions dans la plupart des d�veloppements contemporains d'orientation �nonciative ou pragmatique. D'autres courants se centrent plut�t sur des entit�s de l'ordre du texte et/ou du discours, qui peuvent �tre analys�es plut�t sous l'angle de leurs r�gularit�s de composition interne comme dans l'approche initiale d'Adam (1990), plut�t sous l'angle de leurs co-d�pendance directe avec les structures comportementales et sociales d'�change, comme dans les diverses formes de linguistique interactionnelle, ou plut�t encore au titre de genres socialement format�s entretenant des rapports indirects avec les r�seaux d'activit� collective.
Cette floraison de recherches a sans nul doute fourni, en de multiples domaines, des �l�ments de description technique � la fois abondants et d'une r�elle importance, mais elle est aussi le signe d'une sorte d'�parpillement th�orique, qui se manifeste notamment dans la multitude des appellations d'�cole aujourd'hui observables dans la discipline. En outre, d�s lors qu'ils se proposent d'aborder les entit�s langagi�res dans leurs rapports avec le contexte et/ou le co-texte, les courants qui viennent d'�tre �voqu�s sont immanquablement conduits � solliciter des r�f�rences disciplinaires autres, ayant trait notamment aux caract�ristiques des organisations sociales ou des interactions communicatives, ou aux op�rations psychologiques mobilis�es dans les d�cisions requises par l'activit� langagi�re. Et � nous limiter � notre discipline d'origine, force est de constater que les emprunts notionnels � la psychologie pr�sentent un caract�re la plupart du temps ad hoc ou conjoncturel : appui sur une conception de la subjectivit� d'inspiration au mieux ph�nom�nologique dans certains courants �nonciatifs ; sollicitation du cognitivisme modulaire d'inspiration fodorienne chez les tenants de la linguistique textuelle ; m�lange d�tonnant de behaviorisme et de cognitivisme dans certains courants pragmatiques, etc., etc. Cet �parpillement des �coles et ce caract�re ad hoc des emprunts aux autres sciences sociales/humaines t�moignent � nos yeux d'un seul et m�me ph�nom�ne : la difficult� actuelle de la discipline d'articuler ses travaux empiriques � un projet �pist�mologique plus ample, susceptible de se substituer au d�funt programme chomskyen.
Formul� de la sorte, ce diagnostic est �videmment excessif, divers linguistes ayant bien �videmment propos� des directions de r�orientation globale de la discipline. Rastier a notamment, dans de nombreux ouvrages (cf 1989 ; 2001), pr�conis� avec force une r�organisation des d�marches linguistiques dans le paradigme global de l'herm�neutique, et il a propos� � cet effet un cadre conceptuel coh�rent, portant � la fois sur les modalit�s d'interaction des genres de textes avec leur entour, et sur les niveaux d'organisation interne de ces m�mes textes. Si elle est d'un int�r�t consid�rable et si nous nous en inspirons dans nos propres travaux actuels (cf. Bronckart, 2008), cette d�marche nous para�t cependant pr�senter aussi un inconv�nient, qui suscitera notre ultime remarque. Malencontreusement pr�sent�e par les r�dacteurs du Cours de linguistique g�n�rale comme une entit� ferm�e et statique, disjointe de l'activit� de parole, � la langue � a depuis lors mauvaise r�putation, et les exc�s du g�n�rativisme ont encore renforc� cette attitude de rejet. Mais au-del� des al�as de sa d�finition, cette notion s'adresse n�anmoins � un �vident domaine de r�alit�, qui est celui du v�cu d'un idiome particulier et de sa syst�matique par les individus singuliers aussi bien que par les communaut�s. Et d�s lors, s'il convient sans nul doute de rejeter la saisie logico-grammaticale de cette r�alit�, il n'y a pas lieu pour autant de nier l'existence ou l'importance du ph�nom�ne � langue �, comme semble le pr�coniser parfois Rastier, � l'instar de certains tenants des approches contextualistes. Une science du langage ne peut "jouer" les textes/discours contre la langue, ou l'inverse ; elle doit n�cessairement penser l'articulation de ces deux dimensions, et c'est notamment � cette condition qu'elle pourra se restructurer en m�me temps qu'elle pourra contribuer � la r�orientation des sciences humaines.
L'�parpillement des �coles se manifeste aussi dans les autres sciences humaines, mais d'une mani�re partiellement diff�rente : en psychologie et en sociologie notamment se sont d�velopp�s et se maintiennent depuis un si�cle de grands cadres �pist�mologiques ; mais ceux-ci sont profond�ment divergents, et cette divergence tient essentiellement � la position adopt�e � l'�gard d'une seule et m�me probl�matique nodale : comment s'est �labor� et comment se d�veloppe l'espace gnos�ologique humain, et partant quel est le statut qui peut lui �tre accord� ?
Par � espace gnos�ologique �, nous entendons les multiples formes de connaissances qui se sont �labor�es au cours de l'histoire sociale et qui se transmettent de g�n�rations en g�n�rations. Cet espace est donc constitu� d'entit�s id�elles ou psychiques signifiantes, mais celles-ci ont en fait deux lieux d'ancrage distincts : dans l'int�riorit� ou la pens�e consciente des individus d'une part, dans des construits sociaux d'autre part que Dilthey (1883/1992) avait qualifi�s de � mondes d'oeuvres et de culture � et dont Habermas a analys� les modalit�s d'organisation en termes de � mondes formels de connaissances � (1987). Dans Repr�sentations individuelles et repr�sentations collectives (1898), Durkheim avait propos� une analyse particuli�rement puissante de ces deux ancrages, en montrant que, tout comme les entit�s psychiques individuelles ont un statut et des modalit�s d'organisation clairement distincts de ceux du substrat neurophysiologique auquel elles s'adossent mat�riellement, les entit�s psychiques collectives t�moignent d'une r�elle autonomie statutaire et organisationnelle eu �gard aux institutions et aux autres formes d'organisation sociale qui en sont le support. Et cette autonomie de l'id�el ne peut �tre sans rapport avec l'�mergence du langage, qui constitue � tout le moins un v�hicule important de tout type de repr�sentation, et qui est en tout �tat de cause la condition sine qua non de la transmission de ces repr�sentations au cours de l'histoire. La question de fond de toute science de l'humain est donc de savoir comment se sont constitu�es des connaissances ayant comme sp�cificit� d'�tre s�miotiques et signifiantes, de s'ancrer dans des organismes qui en deviennent des personnes dot�es d'une pens�e conscience, et de s'ancrer �galement dans les formes d'organisation et les productions culturelles des communaut�s.
Nous d�fendrons une mani�re d'aborder cette question reposant sur des orientations qui, pour �tre fermes, sont n�anmoins en soi discutables. Il s'agit d'abord de se placer dans la perspective de l'�volution des esp�ces, ce qui conduit � prendre en compte l'existence, au niveau du vivant et plus particuli�rement des animaux "sup�rieurs", de capacit�s psychiques individuelles ainsi que de modalit�s d'organisation des activit�s collectives. La question qui nous occupe doit donc �tre pos�e en termes de continuit� et de rupture ; il convient de montrer en quoi les modes de fonctionnement humain s'ancrent sur (et prolongent) les modes de fonctionnement du monde animal, en m�me temps qu'il convient de montrer comment, sur cette base, ont �merg� les sp�cificit�s �voqu�es plus haut. Mais il s'agit aussi de se placer dans une perspective plus large, inspir�e du monisme mat�rialiste de Spinoza, dont nous ne pourrons �voquer ici que deux principes majeurs. Le principe du parall�lisme psycho-physique tout d'abord, qui se d�cline en trois th�ses. (a) Chaque forme issue de l'�volution de la mati�re, y inclus les substances inertes, comporte d'un c�t� des dimensions physiques ou observables (inscrites dans l'espace), d'un autre des dimensions processuelles ou psychiques non directement observables. Ces deux dimensions ne sont que deux faces d'une m�me r�alit�, et elles ne nous paraissent disjointes qu'en raison de la limitation de nos capacit�s cognitives (au plan ontologique donc, le psychique est tout aussi "r�el" que le physique). (b) Les propri�t�s physiques observables et les propri�t�s des processus sous-jacents sont, d�s lors, en chaque forme naturelle, n�cessairement d'un niveau de complexit� �quivalent, en tout cas � l'�tat d'�quilibre de ces formes. (c) Cependant, si les formes mat�rielles �voluent en permanence, c'est parce que les processus sous-jacents sont aussi susceptibles de cr�er, sous certaines conditions, des d�s�quilibres, qui entra�nent eux-m�mes des r��quilibrations donnant naissance � des formes nouvelles ; th�se qui est en fait au coeur des approches thermodynamiques contemporaines. Le second principe est celui du r�le central des interactions dans la constitution des entit�s psychiques de quelque forme naturelle que ce soit. Pr�figurant la dialectique premi�re de Hegel, comme la conception du d�veloppement formul�e par Piaget, Spinoza soutient en effet que la connaissance proc�de des contacts entre corps/esprit d'une part, entit�s mondaines d'autre part, contacts qui entra�nent d'abord la diff�renciation soi-monde, puis, en se r�p�tant, la diff�renciation progressive des objets du monde.
L'adoption de ces principes conduit � r�cuser toutes les formes de dualisme issues de la bi-partition pos�e par Descartes entre ordre de l'�me-pens�e et ordre des corps et des objets ; position qui revient � consid�rer que les dimensions psychiques processuelles seraient propres � l'humain, et qui ne constitue ce faisant qu'un reliquat du cr�ationnisme religieux. Elle conduit aussi � rejeter les th�ses des neurosciences et de certains courants cognitivistes radicaux, en ce que leur conception de l'�volution accorde un r�le exclusif � l'�quipement biologique sans prendre en compte r�ellement cet autre facteur majeur que constitue l'�volution des modalit�s comportementales d'interaction entre les organismes et leur milieu ; nous soutiendrons pour notre part qu'il n'y a pas d�termination unilat�rale du biologique sur le mental et le comportemental mais co-construction et co-d�termination de ces trois registres. Il s'agit donc d'aborder la probl�matique des conditions de constitution de la gnos�ologie humaine dans une perspective � la fois moniste, �volutionniste et "interactive", mais deux grands paradigmes adoss�s � ces principes restent aujourd'hui en concurrence, que nous qualifions respectivement d'interactionnisme logique et d'interactionnisme social.
L'orientation interactionniste logique est particuli�rement illustr�e par l'oeuvre de Piaget, que l'on peut lire comme une tentative de validation, exp�rimentale et "g�n�tique" (au sens de d�veloppementale), de la synth�se qu'avait propos�e Kant (1781/1944) entre positions empiristes et rationalistes. Pour ce philosophe, d'un c�t� toute connaissance pr�suppose l'exp�rience, c'est-�-dire la mise en oeuvre d'interactions entre le sujet et le milieu, au terme desquelles certaines des empiries sont enregistr�es et conserv�es ; mais d'un autre c�t� l'esprit analyse et organise ce mat�riau en lui appliquant des cat�gories rationnelles (Temps, Espace, Causalit�, etc.) qui rel�vent de ses propri�t�s intrins�ques ou a priori, cette application des cat�gories de la raison aux donn�es exp�rientielles aboutissant aux diverses formes de jugement et de raisonnement humains. Piaget a adopt� une position analogue, mais en contestant que les a priori soient inn�s et structuraux, et en tentant d�s lors de montrer comment les op�rations cognitives se construisent au cours de l'ontogen�se sous l'effet de processus interactifs g�n�raux qui, eux, seraient inn�s ou h�rit�s. Dans ses �tudes sur la phase initiale du d�veloppement (de la naissance � 18 mois), il a montr� comment le contact actif de l'organisme humain avec son milieu, initialement sous le contr�le des r�flexes inn�s, g�n�re progressivement, par le jeu des m�canismes d'assimilation et d'accommodation, des traces internes relatives aux propri�t�s des objets externes, ainsi qu'aux propri�t�s des comportements propres. Il a montr� ensuite que, sous l'effet des m�mes m�canismes, ces traces s'organisent en ces configurations plus stables que sont les images mentales ; images qui restent cependant d�pendantes des objets et des comportements qui les ont suscit�es, qui restent inaccessibles au contr�le conscient du sujet, et qui ne permettent ainsi qu'une intelligence sensori-motrice. Piaget a analys� ensuite les conditions sous lesquelles ce psychisme pratique se transforme en pens�e consciente, en soutenant que ce sont les m�mes processus naturels d'interaction entre organisme et milieu qui provoquent la rencontre avec les entit�s figuratives disponibles dans le milieu (images, symboles, signes) et que l'int�riorisation de ces �l�ments figuratifs rend possible la transposition des sch�mes pratiques au niveau mental, c'est-�-dire l'�mergence d'une intelligence op�ratoire et accessible.
Comme nous l'avons montr� (Bronckart, 1997a), dans l'analyse de ses donn�es, Piaget ne prend cependant en compte que les interactions entre un enfant singulier et le milieu en ce qu'il est physique ; il n�glige en d'autres termes le r�le que peuvent jouer les interventions formatives des adultes et les productions langagi�res n�cessairement mobilis�es dans ce cadre, consid�rant que ces �l�ments ne constituent pas de v�ritables facteurs de d�veloppement :
� Les op�rations de la pens�e [...] tiennent aux coordinations g�n�rales de l'action [...] et non pas au langage et aux transmissions sociales particuli�res, ces coordinations g�n�rales de l'action se fondant elles-m�mes sur les coordinations nerveuses et organiques qui ne d�pendent pas de la soci�t�. � (1970, p. 177)
Et cette position l'a conduit � une sorte d'impasse qu'il a lui-m�me comment�e dans un de ses derniers �crits (1989). L'auteur y constate d'abord que les m�canismes physiologiques humains, � l'instar de tous les ph�nom�nes physiques, fonctionnent selon une logique causale. Il ajoute ensuite que ce fonctionnement causal s'applique aussi aux sch�mes du sensori-moteur mais qu'il ne peut caract�riser les m�canismes � l'oeuvre dans la pens�e consciente, dans la mesure o� ces derniers rel�vent d'une logique d'implication : ils consistent en encha�nements d'implications signifiantes, r�gis par des r�gles non n�cessaires, ou d'ordre normatif :
� Sur le terrain de l'intelligence, le mode essentiel de liaison propre � la conscience logique est l'implication [...] selon laquelle une ou plusieurs affirmations en entra�nent n�cessairement une autre. Par exemple, la v�rit� de 2 + 2 = 4 n'est pas "cause" de la v�rit� de 4 - 2 = 2 [...] la v�rit� [...]) de 2 + 2 = 4 "implique" celle de 4 - 2 = 2, ce qui est tout autre chose. En effet, cette implication se caract�rise par un sentiment de n�cessit� qui est bien diff�rent d'une d�termination causale, car celle-ci ne souffre pas d'exception, tandis que la n�cessit� constitue une obligation que l'on doit respecter : or ce n'est pas toujours ce que l'on fait, si bien que le logicien Lalande �non�ait l'implication en disant "p implique q pour l'honn�te homme" de mani�re � souligner son caract�re normatif. � (1989, p. 177)
Piaget se pose alors la question de savoir comment un syst�me causal peut, au cours du d�veloppement, se transposer directement en un syst�me d'implications signifiantes, et finit par avouer qu'au plan empirique, ce probl�me reste pour lui sans v�ritable solution. Nous reviendrons plus loin sur les le�ons � tirer de cette analyse, qui nous para�t capitale.
Le mouvement interactionniste social s'est d�velopp� d�s les d�buts du XXe, au travers des oeuvres de B�hler, Dewey, Mead, Vygotski, Wallon et bien d'autres. Adoss� au spinozisme et au marxisme, ce courant se caract�rise, au contraire de Piaget, par une approche du d�veloppement humain qui prend r�solument en compte les pr�construits de l'histoire sociale (les formes d'activit� collective, les oeuvres, les organisations sociales) ainsi que les processus de m�diation formative, et qui accorde un r�le d�cisif aux pratiques s�miotiques et/ou langagi�res.
Figure de proue de ce mouvement, Vygotski (1934/1977) a propos� un sch�ma d�veloppemental que l'on peut r�sumer comme suit. (a) L'esp�ce humaine est biologiquement dot�e de capacit�s nouvelles qui permettent le d�ploiement d'activit�s collectives plus complexes que celles des autres animaux socialis�s. (b) La complexit� de ces activit�s collectives a rendu n�cessaire l'�mergence d'un m�canisme d'entente dans l'agir, en l'occurrence l'�mergence de l'activit� langagi�re en tant qu'instrument de planification, de r�gulation et d'�valuation des autres formes d'activit�s. (c) Cette activit� langagi�re est productrice d'unit�s s�miotiques, c'est-�-dire de repr�sentations d'aspects du monde qui ne sont plus, comme dans le r�gne animal, in�luctablement idiosyncrasiques, mais qui, de par les conditions m�mes de leur constitution, sont partag�es ou collectives. (d) C'est alors l'appropriation et l'int�riorisation de ces unit�s s�miotiques socialis�es qui engendrent la transformation du psychisme h�rit� en un syst�me de pens�e auto-accessible ou potentiellement conscient, et c'est le d�ploiement de l'activit� langagi�re par des individus pensants qui rend possible la constitution des mondes d'oeuvres et de culture. Selon cette approche, les images mentales des animaux (et des jeunes enfants) restent idiosyncrasiques parce qu'elles ne b�n�ficient d'aucun moyen propre de discr�tisation et de stabilisation ; elles constituent une sorte de n�buleuse, pour laquelle la description que proposait Saussure de ce que pourrait �tre une � pens�e sans langage � para�t (paradoxalement) �clairante : � prise en elle-m�me, la masse purement conceptuelle de nos id�es, la masse d�gag�e de la langue repr�sente une esp�ce de n�buleuse informe o� l'on ne saurait rien distinguer d�s l'origine. � (in Constantin, p. 285). L'int�riorisation des signes du langage, non seulement rendrait possible cette discr�tisation et cette stabilisation, entra�nant une compl�te restructuration de l'appareil psychique, mais en outre, d�s lors que ces signes sont p�tris de significations sociohistoriques, elle entra�nerait un changement de statut de cet appareil, qui passerait, selon la c�l�bre formule de Vygotski, de l'ordre du biologique � l'ordre de l'historico-culturel.
Nous adh�rons pour notre part sans r�serve � ce sch�ma, dont Voloshinov a d'ailleurs propos� une version quasi identique (1929/1977 - cf. infra), mais il faut reconna�tre que ces deux auteurs, s'ils mettaient l'accent respectivement sur le r�le des signes et des textes, n'ont propos� que des �bauches d'analyse du statut de ces derniers, et d�s lors n'ont pas propos� de d�monstration technique pr�cise des m�canismes par lesquels les propri�t�s des entit�s langagi�res entra�nent la restructuration du psychisme humain. Mais comme nous le verrons ci-dessous, une telle d�monstration a de fait �t� propos�e dans l'oeuvre r�elle de Saussure.
Dans ce qui suit, nous solliciterons, parmi les multiples avanc�es des sciences du langage, quatre approches qui nous paraissent fournir un appui majeur aux th�ses de l'interactionnisme social, les deux premi�res issues de l'oeuvre de Saussure, la troisi�me de celle de Voloshinov et la quatri�me des courants actuels centr�s sur l'analyse de l'organisation interne des textes.
Si le terme de � discours � n'appara�t pas dans le CLG, on en trouve n�anmoins de multiples occurrences dans les notes manuscrites de Saussure ainsi que dans les cahiers d'�tudiants ayant suivi ses cours. Sa position �tait en fait que les discours/textes constituent le milieu de vie premier des ph�nom�nes langagiers : c'est dans le cadre de leur mise en oeuvre synchronique, ainsi que dans le cours de leur transmission historique, que les valeurs signifiantes des signes se construisent, et qu'elles se transforment en permanence :
� Toutes les modifications, soit phon�tiques, soit grammaticales (analogiques) se font exclusivement dans le discursif. Il n'y a aucun moment o� le sujet soumette � une r�vision le tr�sor mental de la langue qu'il a en lui, et cr�e � t�te repos�e des formes nouvelles [...] qu'il se propose, (promet) de "placer" dans son prochain discours. Toute innovation arrive par improvisation, en parlant, et p�n�tre de l� soit dans le tr�sor intime de l'auditeur ou celui de l'orateur, mais se produit donc � propos du langage discursif. � (2002, p. 95)
Qu'est-ce alors que la langue en regard de ces discours ? Saussure en a donn� une premi�re d�finition lors des trois Conf�rences prononc�es en 1891 lors de l'inauguration de sa chaire genevoise. Il y souligne d'abord l'in�luctable continuit� des faits de langage et en vient � d�clarer qu'il n'existe en fait qu'une seule langue, � l'oeuvre depuis l'�mergence de l'esp�ce : � j'insisterais encore une fois sur l'impossibilit� radicale, non seulement de toute rupture, mais de tout soubresaut, dans la tradition continue de la langue depuis le premier jour m�me o� une soci�t� humaine a parl� � (ibid., p. 163). Il pose ainsi que la langue constitue une entit� ontologiquement une, ou encore qu'existe un stock de ressources qui seraient perp�tuellement redistribu�es dans le temps et dans l'espace, les diverses communaut�s situ�es dans ces coordonn�es n'en exploitant, par convention, que des sous-ensembles restreints.
Mais d�s ces m�mes Conf�rences, Saussure souligne aussi que cette langue universelle conna�t des � �tats � successifs, et comme on le sait, c'est sur le statut de ces �tats qu'ont surtout port� ses r�flexions et ses enseignements ult�rieurs. Dans une premi�re acception, la langue comme �tat, c'est un � r�servoir � (ou un � tr�sor �) de valeurs signifiantes issues des textes, telles que celles-ci se � d�posent � dans le � cerveau � du sujet parlant.
� Tout ce qui est amen� sur les l�vres par les besoins du discours, et par une op�ration particuli�re, c'est la parole. Tout ce qui est contenu dans le cerveau de l'individu, le d�p�t des formes entendues et pratiqu�es et de leur sens, c'est la langue. � (in Komatsu & Wolf, Cours I, 1996, pp. 65 - 66)
Si Saussure consid�re ici que ce d�p�t est localis� � dans le cerveau �, dans d'autres passages il peut mentionner tout autant � la conscience des sujets parlants � ou la � sph�re associative interne �, ces diverses expressions d�signant manifestement ce que nous qualifions d'appareil psychique des personnes. Il ajoute que les formes int�rioris�es sont r�organis�es dans cet appareil : elles y font l'objet de classements donnant lieu � la constitution de s�ries de termes entretenant entre eux des rapports de ressemblance-diff�rence, selon des crit�res d'ordre phonique ou s�mantique. Si elles sont bien issues des textes, les entit�s signifiantes s'organisent donc dans la sph�re associative interne sous des modalit�s diff�rentes de celles de l'organisation lin�aire de la textualit�, et cette organisation constitue un premier "degr�" d'�tat de langue, que nous qualifierons de langue interne. Mais Saussure a soutenu que la langue avait aussi son si�ge dans la collectivit� : � La langue est l'ensemble des formes concordantes que prend [le] ph�nom�ne [de langage] chez une collectivit� d'individus et � une �poque d�termin�e � (2002, p. 129). Dans cette autre approche, il souligne que la langue demeure toujours sous le contr�le ultime du social, en l'occurrence des accords ou conventions qui s'y �tablissent. Cet �tat de langue collectif est donc le niveau o� s'exerce l'activit� normative des g�n�rations de locuteurs, et nous le qualifierons d�s lors de langue norm�e ("degr�" de langue qui est par ailleurs celui que tentent d'appr�hender et de d�crire les grammairiens ou linguistes).
Pour r�sumer la position de Saussure quant aux unit�s d'analyse possibles d'une science du langage, on peut consid�rer que celui-ci pose d'abord deux entit�s dont l'�tude semble ne pas pouvoir relever de la seule linguistique : l'activit� langagi�re d'une part, la langue universelle d'autre part, en tant que stock de ressources dont l'extension semble finie. Mais il soutient aussi que la mise en oeuvre effective de ces deux entit�s par les groupes humains, dans des circonstances historiques et g�ographiques variables, requiert la prise en compte des trois autres entit�s, qui constituent les v�ritables objets d'une science du langage.
Une telle approche rompt radicalement, on le constate, avec l'un des principes de la tradition logico-grammaticale et du g�n�rativisme, en ce qu'elle pose que, plut�t que d'�tre des produits de la mise en oeuvre d'un hypoth�tique appareil langagier universel, les textes/discours sont au contraire � la source m�me de la constitution de la langue interne et de la langue norm�e. Elle conduit aussi � ne pas sous-estimer le r�le de la langue, dans la mesure o� les trois entit�s identifi�es sont fondamentalement interd�pendantes et sont le si�ge d'un mouvement dialectique permanent : les signes et leurs valeurs sont mis en oeuvre dans les textes ; ils font l'objet d'une appropriation par les personnes et se r�organisent dans leur appareil psychique selon les modalit�s singuli�res (langue interne) ; ils sont ensuite extraits de ce m�me appareil pour �tre r�inject�s dans de nouveaux textes, sous le contr�le de la langue norm�e, la dimension individuelle de ce dernier processus �tant � l'origine des dimensions cr�atives des nouvelles productions, la dimension sociale de leurs dimensions reproductives.
Dans l'Essence double, dans diverses notes et dans le Cours I, Saussure a d�crit de mani�re d�taill�e les op�rations impliqu�es dans la construction des signes ; op�rations qu'il a con�ues comme se d�ployant simultan�ment, ou encore comme �tant interd�pendantes, comme en atteste sa d�sormais c�l�bre formulation du quaternion :
Un premier m�canisme r�side en la constitution des images acoustiques sur un versant, des images de sens sur un autre, par traitement des entit�s mat�rielles sonores ou des entit�s mondaines r�f�rentielles, m�canisme qui ne mobilise en r�alit� que les processus �l�mentaires d'assimilation, d'accommodation et d'�quilibration dont Piaget a d�montr� qu'ils interviennent dans la constitution de tout type d'image mentale. Un second m�canisme r�side en la s�lection d'une image de chacun des deux registres, au sein d'un ensemble associatif � la fois socialement pertinent et personnel ; le processus de diff�renciation-opposition ici impliqu� est �galement �l�mentaire et mobilisable dans bien d'autres traitements cognitifs. Le troisi�me m�canisme consiste enfin en l'� accouplement � des deux images par association ; association qui est certes constitutive des termes auxquels elle s'applique, mais ce type d'association formative ne constitue pas un ph�nom�ne unique ou sp�cifiquement langagier : les behavioristes aussi bien que Piaget en ont d�crit de nombreux exemples dans bien d'autres types de traitement cognitif.
Les processus mis en oeuvre dans la construction des signes sont comme on le constate les processus interactifs h�rit�s de l'�volution, et c'est en cela que la d�monstration saussurienne nous para�t capitale. Cette construction se situe dans le prolongement direct des processus communs au vivant : c'est l'aspect de continuit� �voqu� plus haut ; mais une fois constitu�s, ces signes transforment radicalement le psychisme h�rit� et le font passer, comme disait Vygotski, du r�gime bio-comportemental au r�gime socio-historique : c'est l'aspect de rupture �galement �voqu�. Le signe est donc le lieu m�me de la continuit�-rupture, et l'�l�ment d�terminant de la rupture humaine tient au fait que les processus h�rit�s s'appliquent non plus seulement � des objets physiques comme dans le monde animal, mais � des objets sociaux, � ces � petits bruits �mis par la bouche � selon l'expression de Bloomfield, qui sont conventionnellement associ�s � des dimensions de l'activit� humaine. En d'autres termes, les signes ont cette propri�t� radicalement nouvelle dans l'�volution de constituer des cristallisations psychiques d'unit�s d'�change social, et c'est cette socialisation du psychisme qui est fondatrice de l'humain.
Voloshinov (1929/1977) a jet� les bases d'une approche radicalement nouvelle du statut des textes et de leur r�le dans le d�ploiement de la vie psychique et sociale, dont nous ne pourrons relever que trois aspects centraux dans le cadre de cette contribution.
Comme nombre de linguistes russes des ann�es 20, cet auteur �tait engag� dans le d�bat sur le statut des oeuvres litt�raires/po�tiques, et critiquait fermement la position des "formalistes", en soutenant que ces oeuvres constituaient des produits de modalit�s particuli�res de communication sociale, et qu'elles devaient en cons�quence �tre appr�hend�es en tant que formes textuelles sp�cifiques, en une d�marche comparant leurs conditions de production et leurs propri�t�s internes avec celles des textes "ordinaires". Et c'est cette position continuiste qui l'a conduit � g�n�raliser la notion de genre � toutes les sortes de textes, et � tenter de d�finir ces genres en se fondant essentiellement sur le type d'interaction sociale/verbale dont ils �taient le produit. Il a soutenu en outre que la m�thodologie d'analyse des textes devait s'organiser en un programme descendant, consistant � �tudier d'abord les activit�s d'interaction verbale dans leur cadre social, � identifier ensuite les genres textuels mobilis�s dans ces interactions, et � proc�der enfin � l'examen des multiples propri�t�s linguistiques formelles de chacun des genres. Programme qui a orient�, comme on le sait, une large part des courants contemporains d'analyse de discours.
Cette approche des textes s'inscrivait cependant pour Voloshinov dans une perspective bien plus large, ayant trait au r�le que jouent les productions verbales dans le d�veloppement psychologique et social. Il soutenait d'un c�t� que les configurations de signes attestables dans les textes (ou, en termes saussuriens, la r��laboration permanente des valeurs de ces signes dans la textualit�) constituaient une forme de r�fraction de l'id�ologie ambiante ou de la � psychologie du corps social �, et d'un autre c�t�, adh�rant explicitement aux th�ses de Vygotski, il soutenait que c'est l'appropriation et l'int�riorisation des signes v�hicul�s par les textes qui constitue la condition du d�veloppement psychologique permanent des personnes. Sous ce dernier angle, l'approche de Voloshinov est d'une part compatible avec celle de Saussure, en ce que tous deux posent que les valeurs signifiantes de la textualit� font l'objet d'une int�riorisation, et se r�organisent donc n�cessairement dans ce lieu d'ancrage que constitue la langue interne ; elle pose d'autre part que les textes constituent un lieu de vie interm�diaire des repr�sentations humaines, ou encore un lieu de mise en interface entre les repr�sentations collectives et les repr�sentations individuelles, telles que les avait analys�es Durkheim.
Si elles n'avaient que partiellement �t� abord�es par Voloshinov (dans ses �tudes des diverses formes de discours rapport� - op. cit., pp. 161 - 220), les modalit�s de structuration interne des textes ont depuis lors fait l'objet de nombreuses �tudes, ayant abouti � d'importants mod�les de l'architecture textuelle, dont notamment celui �labor� par Adam dans une perspective plut�t ascendante (centr�e sur l'articulation des propositions, des macro-propositions et des s�quences) et celui �labor� par Rastier, dans une perspective clairement descendante (centr�e sur les parcours isotopiques de significations). Nous nous permettrons d'�voquer ici notre approche propre (cf. Bronckart 1997b) qui est centr�e sur les types de discours, comme entit�s structurantes interm�diaires, en ce qu'elles sont d'un c�t� infraordonn�es eu �gard aux genres et d'un autre c�t� constituent les cadres linguistiques de rang sup�rieur r�gissant la distribution d'une bonne part des marques syntaxiques et �nonciatives. Ces types correspondent aux � modes d'�nonciation � dont Genette (1986) avait clairement soulign� qu'ils ne devaient pas �tre confondus avec les genres, et ils se construisent sur la base de deux types d'op�rations. Les premi�res explicitent le rapport existant entre les coordonn�es organisant le contenu th�matique d'un texte et les coordonn�es du monde externe dans lequel se d�ploie l'action langagi�re dont le texte est issu. Les secondes ont trait � la mise en rapport entre, d'une part les diff�rentes instances d'agentivit� (personnages, groupes, institutions, etc.) et leur inscription spatio-temporelle, telles qu'elles sont mobilis�es dans un texte, et d'autre part les param�tres mat�riels de l'action langagi�re en cours (agent producteur, interlocuteur �ventuel et espace-temps de production). Pour le premier type d'op�ration, soit les coordonn�es du monde discursif sont pr�sent�es comme clairement disjointes de celles du monde de l'action langagi�re, soit cette mise � distance n'est pas op�r�e, et les deux sortes de coordonn�es sont d�s lors n�cessairement conjointes. Cette premi�re distinction revient ainsi � distinguer les mondes discursifs de l'ordre du RACONTER vs de l'ordre de l'EXPOSER. Pour le second type d'op�ration, soit un segment de texte explicite le rapport que ses instances d'agentivit� entretiennent avec les param�tres mat�riels de l'action langagi�re, soit ce rapport n'est pas explicit� et les instances d'agentivit� entretiennent alors un rapport d'indiff�rence avec les param�tres de l'action langagi�re en cours. Une seconde distinction g�n�rale peut ainsi �tre pos�e entre les mondes discursifs exhibant, soit un rapport d'implication, soit un rapport d'autonomie, � l'�gard des param�tres de l'action langagi�re. En croisant ces deux distinctions, on aboutit alors � l'identification de quatre mondes discursifs, qui sont traduits par ces configurations d'unit�s et de processus linguistiques que nous qualifions de types de discours : le monde de l'EXPOSER impliqu� se r�alise en discours interactif, le monde de l'EXPOSER autonome en discours th�orique, le monde du RACONTER impliqu� en r�cit interactif et le monde du RACONTER autonome en narration.
Notre mod�le pose ensuite l'existence de divers m�canismes contribuant � l'instauration de la coh�rence th�matique (connexion, coh�sion nominale) et de la coh�rence interactive (voix et modalisations), proc�d�s abondamment d�crits en linguistique textuelle, mais que nous analysons dans leurs rapports de d�pendance, soit avec les types de discours qu'ils "traversent", soit avec le genre dont rel�ve l'ensemble du texte. Si ce mod�le demeure bien �videmment imparfait et pourrait notamment, comme nous l'avons montr� (cf. 2008), �tre compl�t� par l'introduction de certains m�canismes mis en �vidence par Rastier, pour la probl�matique qui nous occupe, l'important est que soient r�ellement pris en compte et analys�s les niveaux de structuration interm�diaire de la textualit�.
D�s lors que l'on adh�re � la th�se du r�le d�cisif que joue le langage dans la constitution et le d�veloppement de l'espace gnos�ologique humain, la linguistique nous para�t pouvoir et devoir contribuer � la d�monstration de trois des effets constitutifs de ce langage.
Le premier concerne la constitution des unit�s de pens�e, et l'analyse saussurienne des signes �voqu�e plus haut nous para�t en fait avoir d�j� r�gl� la question. Dans la mesure o� les signes sont arbitraires, ou n'ont aucun fondement substantiel, leur int�riorisation aboutit � la constitution d'entit�s internes qui, � la diff�rence des images du psychisme animal, ne sont plus d�pendantes des conditions de renforcement du milieu ; et cette autonomie leur conf�re une premi�re caract�ristique, de permanence et de stabilit� (les repr�sentations humaines persistent m�me lorsque s'�teignent les renforcements qui les ont suscit�es). Ensuite, d�s lors que la face signifiante du signe est constitu�e d'une image acoustique d�limit�e, le signifi� qui y correspond se pr�sente lui-m�me comme une entit� mentale circonscrite : le signifi� est, comme le soulignait De Mauro (1975, p. 438, note 128), un � analyseur � ou un � organisateur � qui f�d�re en une unit� stable un ensemble d'images r�f�rentielles � caract�re jusque-l� idiosyncrasique. Et l'existence de telles unit�s constitue la condition sine qua non du d�ploiement des op�rations de pens�e (ces derni�res requi�rent en effet l'existence de termes stables auxquels s'appliquer). Enfin, les signes sont des entit�s d�doubl�es : ils sont constitu�s d'� enveloppes sociales � (selon la formule de Sapir, 1921/1953, p. 20) qui renvoient � des ensembles d'images individuelles en m�me temps qu'elles les rassemblent, enveloppes dont la face sonore est par ailleurs perceptible et traitable ; et c'est cette accessibilit� d'entit�s � pouvoir d�doublant qui rend possible le retour de la pens�e sur elle-m�me, ou encore la capacit� de conscience. Ce � quoi il convient d'ajouter qu'�tant donn� l'origine sociale-conventionnelle des signifiants, la subsomption que ces derniers op�rent sur les images mentales idiosyncrasiques des individus ne peut jamais �tre compl�te, ou encore que ce processus laisse n�cessairement du � reste repr�sentatif � qui n'est �videmment pas sans rapport avec ce que l'on qualifie d'inconscient.
Pour aborder les deux autres types d'effets potentiels, qui restent quasi totalement � �lucider, il nous para�t n�cessaire de prendre appui d'abord sur des propositions ou des acquis �manant de trois auteurs d�j� abondamment convoqu�s.
Saussure, s'il a surtout analys� des entit�s de la taille du mot, soutenait cependant que toutes les entit�s langagi�res relevaient de la s�miologie (� S�miologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rh�torique, stylistique, lexicologie, etc., le tout �tant ins�parable � - 2002, p. 45). Ce qui signifiait pour lui que les syntagmes, les structures pr�dicatives ou les m�canismes de textualisation devaient exhiber des propri�t�s analogues � celles des signes-mots, dont notamment l'arbitraire radical, et donc t�moigner d'une autonomie eu �gard � ces "correspondants" r�f�rentiels que constituent notamment les op�rations cognitives. Cette hypoth�se est peut-�tre trop forte, mais en tout �tat de cause, la question du taux d'arbitraire dont t�moignent les entit�s supra-ordonn�es aux mots m�rite un s�rieux examen, et est li�e � la probl�matique des deux autres types d'effets potentiels qui seront �voqu�s ci-dessous.
Piaget a propos� une analyse des conditions de transformation de l'intelligence sensori-motrice en une pens�e op�ratoire consciente que nous avons contest�e, mais nous ne pouvons contester par contre son analyse des r�sultats de cette transformation, � savoir la construction d'op�rations de pens�e � caract�re formel, organis�es en une logique abstraite. Si, comme nous le soutiendrons ci-dessous, les op�rations cognitives initiales (de 2 � 5 ans environ) proc�dent directement de l'int�riorisation des structures pr�dicatives de la langue d'usage et sont donc "marqu�es" par les propri�t�s particuli�res de cette langue, la mise en oeuvre des processus d'abstraction r�fl�chissante et de g�n�ralisation, telle que l'auteur l'a analys�e, fait en sorte que se construisent progressivement ensuite des op�rations d�gag�es des contraintes s�mantico-syntaxiques du langagier, ou encore des op�rations proprement cognitives, qui co-existent d�s lors avec les op�rations sous-tendant la gestion d'une langue particuli�re.
Vygotski a th�matis� � sa mani�re cette co-existence, en soutenant que si le langage constitue le produit de la � fusion � de capacit�s communicatives et cognitives ant�rieures et � primaires �, cette fusion n'est jamais totale, et que l'humain dispose donc n�cessairement et d'une � pens�e verbale � et d'une � pens�e non verbalis�e �. Et, ayant analys�, dans des corpus de textes, les d�calages qui se produisent entre le plan des structures de signifiants formels et celui des construits cognitifs r�f�r�s, il a soutenu que la perception et le traitement de ces d�calages constituaient les conditions m�mes de la poursuite du d�veloppement psychologique :
� Partout -dans la phon�tique, la morphologie, le lexique, la s�mantique, et m�me dans la rythmique, la m�trique et la musique- des cat�gories psychologiques se cachent derri�re les cat�gories grammaticales ou formelles. Si dans un cas elles se recouvrent apparemment, dans d'autres elles divergent [...] Cette discordance, loin d'emp�cher la pens�e de se r�aliser dans le mot, est la condition n�cessaire pour que le mouvement de la pens�e au mot soit possible. � (1934/1997, pp. 433 - 434)
C'est sur ces bases que nous paraissent pouvoir �tre abord�s les deux autres types d'effets constitutifs.
Comme Piaget l'avait relev�, les op�rations cognitives de base rel�vent de l'implication de significations : elles ont un caract�re probabiliste ou normatif et ne peuvent pour cette raison d�river directement de la logique de n�cessit� des encha�nements causaux. Or ce caract�re normatif se rencontre dans les structures pr�dicatives de base des langues naturelles, et plus pr�cis�ment dans les modalit�s de r�fraction que proposent ces structures du caract�re probabiliste des actions humaines. Et deux questions m�ritent d�s lors un s�rieux examen empirique : par quels processus, dans un premier temps d�veloppemental, l'appropriation et l'int�riorisation des structures pr�dicatives d'une langue g�n�rent-elles ces formes d'op�rations imparfaites, ou d�termin�es linguistiquement et contextuellement, que Piaget a qualifi�es d'� op�rations concr�tes � ? Par quels processus, dans un second temps d�veloppemental, ces op�rations peuvent-elles se d�gager de ces d�terminations pour devenir � formelles � ?
S'agissant des op�rations cognitives plus complexes, le m�me type de question peut �tre pos�, en prenant en compte cette fois les niveaux de structuration interm�diaire de la textualit�. De nombreux auteurs ont soutenu avec pertinence que le d�veloppement des identit�s personnelle ou sociale ne pouvait pas �tre sans rapport avec celui de la ma�trise des m�canismes de gestion des voix et des modalisations requise par la production textuelle. Nous soutenons pour notre part que le d�veloppement de la ma�trise des types de discours ne peut pas �tre sans rapport avec la construction des types de raisonnements (raisonnements par sch�matisation impliqu�s dans les discours interactifs ; raisonnements causaux-chronologiques impliqu�s dans les r�cits et les narrations ; raisonnements d'ordre logique et/ou semi-logique impliqu�s dans les discours th�oriques), et nous soutenons �galement que la ma�trise des modalit�s de structuration temporelle propres aux types de discours constitue sans doute la condition du d�veloppement des diverses formes sociales d'appr�hension et d'organisation du facteur Temps. Quelques recherches sont actuellement en cours sur ces th�mes (cf. Bulea & Bronckart, sous presse), mais le chantier est vaste ...
Une science humaine adoss�e � l'�pist�mologie interactionniste sociale a besoin de la linguistique, comme nous esp�rons l'avoir montr�. Mais pour conclure avec l'engagement qui a caract�ris� cette intervention, nous nous permettrons d'�noncer trois convictions, ou trois conditions d'efficacit� de la contribution souhait�e.
Accepter d'abord que tous les objets d'une science du langage ont une dimension fondamentalement s�miotique, que le langage et les langues sont avant tout des instruments de cr�ation de signification ; � mettre la question du sens sous le paillasson � a �videmment constitu� de ce point de vue une erreur fondamentale.
Accepter aussi que la r�alit� premi�re du langage est d'ordre prax�ologique ; que le premier niveau empirique de la vie d'une langue est constitu� de textes, dans leurs rapports aux activit�s humaines et � leur contexte, et que toute m�thodologie d'analyse doit pr�senter d�s lors un caract�re descendant, des structures globales vers les structures et entit�s locales.
Reconsid�rer enfin, dans une perspective r�ellement dialectique, les rapports entre les pratiques textuelles empiriques et ces v�cus du langagier que constituent la langue personnelle et la langue de la communaut�.