Linguistique fran�aise et cognition ILF ILF r�cup�ration du fichier au format texte Nikola Tulechki cr�ation du header Mai Ho-Dac pretraitement et balisage du texte selon la TEI P5 Nikola Tulechki 10/09/2009 CLLE-ERSS
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objectif : cr�ation d'un corpus de fran�ais �crit annot� discursivement

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french
Linguistique fran�aise et cognition Catherine Fuchs LATTICE, CNRS/ENS

Introduction

La question des liens entre linguistique fran�aise et cognition peut se d�cliner de plusieurs fa�ons. Si l'on entend par 'linguistique fran�aise' l'ensemble des travaux de linguistique portant sur le fran�ais, quelle que soient les th�ories sur lesquelles ils prennent appui, la question revient � identifier parmi ces th�ories celles qui se d�clarent cognitives. Dans cette perspective, rien ne concerne sp�cifiquement la linguistique fran�aise : au m�me titre que les sp�cialistes de n'importe quelle autre langue, les francisants soucieux de cognition se retrouvent au sein des associations (nationales ou europ�enne) de linguistique cognitive.

En revanche, la question prend une autre dimension si l'on s'attache � certains �difices th�oriques �labor�s par des linguistes fran�ais ou francophones (et largement repris dans des travaux de linguistique fran�aise) - ceci bien �videmment sans chauvinisme aucun, et en conservant � l'esprit que la science a vocation � d�passer toutes les fronti�res. C'est cette seconde perspective que j'adopterai ici.

Je rappellerai tout d'abord (� 1) les conditions historiques d'�mergence, aux Etats-Unis, de la linguistique dite 'cognitive', qui s'est construite sans r�f�rence aucune aux th�ories de linguistique fran�aise d�velopp�es (ant�rieurement ou parall�lement) en Europe. Certaines de ces th�ories, pourtant, proposaient des approches qui, en droit, participent d'une probl�matique cognitive ; je m'attacherai � deux grands courants de linguistique fran�aise tout � fait repr�sentatifs � cet �gard : la th�orie psychom�canique de Gustave Guillaume (� 2) et les th�ories de l'�nonciation (� 3).

1 La linguistique dite 'cognitive'

Dans un article r�cent, fort stimulant, Gilbert Lazard affirme - c'est le titre m�me de son papier - que "la linguistique cognitive n'existe pas" (Lazard, 2007). R�sumons tout d'abord l'argumentation de l'auteur, avant de rappeler le contexte historique qui a pr�sid� � l'�mergence de th�ories linguistiques dites 'cognitives', et d'�voquer les principaux enjeux de ce tournant pour la discipline.

1.1 La linguistique cognitive existe-t-elle ?

Selon notre auteur, le terme de 'sciences cognitives' d�signe un ensemble de disciplines qui, telles la neurobiologie, la psychologie, ou l'intelligence artificielle, "prennent pour objet des aspects divers de l'activit� sensorielle et intellectuelle par laquelle l'�tre humain prend connaissance du monde qui l'entoure" (Lazard, art. cit. : 3). Or, dit-il, si l'on inclut la linguistique dans cet ensemble, au nom des liens entre le langage et la pens�e, alors "toute linguistique est cognitive". A l'inverse, si on l'en exclut, au nom de la sp�cificit� des ph�nom�nes langagiers et qu'on la consid�re comme une discipline connexe mais distincte, alors "aucune linguistique n'est cognitive". Dans un cas comme dans l'autre, "la notion de linguistique cognitive est obscure" (ibidem).

Les th�ories linguistiques se proclamant cognitives seraient toutes, en effet, confront�es au dilemme suivant. Soit elles ne feraient que revenir � la conception traditionnelle de la langue comme syst�me symbolique de mise en correspondance entre formes et sens, soit elles sortiraient du champ propre de la discipline, en tentant de trouver des motivations 'externes' aux ph�nom�nes linguistiques observ�s ou d'inf�rer des propri�t�s g�n�rales de l'esprit humain � partir de ces observations. Dans le premier cas, ce ne serait que de la linguistique (au sens le plus classique du terme) ; dans le second, ce ne serait plus de la linguistique. Quant aux 'instruments intellectuels' (comme, par exemple, la notion de prototype) que ces th�ories, soucieuses d'ouverture, peuvent se trouver emprunter � d'autres disciplines des sciences cognitives, "� vrai dire, pour ce faire il [= le linguiste] n'a pas lieu, en principe, de se borner aux disciplines voisines : il peut prendre son bien partout o� il le trouvera" (art. cit. : 15).

En d�finitive, l'appellation 'linguistique cognitive' ne serait donc qu'une "expression � la mode, d�pourvue de sens ailleurs qu'aux Etats-Unis et en tout cas chez tous ceux qui n'ont pas subi l'emprise du g�n�rativisme. L'adjectif est de trop : la linguistique cognitive, c'est de la linguistique tout court. Cela dit, cette mode comporte un risque, celui de noyer le linguistique dans le cognitif, autrement dit d'oublier sa sp�cificit�" (art. cit. : 14).

Pour en juger, tournons-nous donc vers ce que l'on est convenu d'appeler le 'tournant cognitif' de la linguistique, au milieu des ann�es 1950 aux Etats-Unis (les rep�res historiques qui suivent sont repris de Fuchs, 2004 : 6 - 12).

1.2 L'�mergence des th�ories linguistiques dites 'cognitives'

L'historiographie officielle s'accorde � faire remonter ce tournant aux deux conf�rences qui, en 1956, ont r�uni, autour d'un projet �pist�mologique commun connu sous le nom de 'programme cognitiviste', le linguiste Noam Chomsky, le psychologue Herbert Simon et le sp�cialiste d'intelligence artificielle Marvin Minsky. L'objectif en �tait de caract�riser le fonctionnement de l'esprit � travers les facult�s qu'il d�veloppe (en particulier � travers la facult� de langage) ; et l'hypoth�se fondatrice �tait que la cognition humaine pourrait �tre d�finie, � la mani�re d'une machine, en termes de calculs correspondant au traitement des divers types d'informations re�ues par l'humain. C'est ainsi que la linguistique - en l'occurrence une certaine linguistique formelle - s'est trouv�e, de fait, participer aux d�buts de l'entreprise cognitiviste.

Le paradigme classique, qui s'est d�velopp� dans ce cadre, est appel� 'computo-repr�sentationnel symbolique'. Il est fond� sur l'id�e de calculs (ou 'computations') d�finis en termes d'op�rations sur des 'symboles', lesquels auraient une r�alit� � la fois physique (ils seraient inscrits, d'une mani�re ou d'une autre, dans le cerveau) et s�mantique (ils 'repr�senteraient' le monde objectif). L'activit� de langage se ram�nerait donc � un traitement d'informations mettant en jeu (niveau syntaxique) des r�gles de manipulation de symboles, c'est-�-dire d'�l�ments physiques (niveau neurobiologique) qui repr�senteraient ad�quatement le monde r�el (niveau s�mantique). On notera au passage que ce cognitivisme de la fin des ann�es 1950 se fondait largement sur la m�taphore de "l'esprit-machine" (partag�e par la psychologie cognitive, la philosophie cognitive, et l'intelligence artificielle) : l'analogie avec le cerveau n'a �t� massivement exploit�e que plus tard, vers la fin des ann�es 1980, dans le cadre du rapprochement avec les neurosciences.

Ce paradigme classique est celui qui a �t� adopt�, en linguistique, par la th�orie chomskienne. Les principales caract�ristiques en sont : une d�marche hypoth�tico-d�ductive, une perspective 'modulariste' (� la Fodor), une conception du langage comme instrument d'expression de la pens�e permettant la transmission d'informations � propos du monde, et le recours � des mod�lisations de type logico-alg�brique. La linguistique chomskienne a donc �t� la premi�re � se revendiquer explicitement comme une linguistique cognitive, en pr�nant une approche dite 'naturaliste' de l'objet langage. Pour reprendre les termes de Rouveret (2004 : 30), "le langage humain est un objet 'psychologique', composante de l'esprit humain, physiquement repr�sent� dans le cerveau, et faisant partie de l'�quipement biologique de l'esp�ce, qui, pr�cis�ment parce qu'il est ce type d'objet, peut et doit �tre analys� suivant les m�mes m�thodes d'investigation que celles qui sont en oeuvre dans les sciences de la nature".

Au fil des ann�es, le paradigme cognitiviste des d�buts a fait l'objet de divers types de critiques au sein de l'ensemble des sciences cognitives. Progressivement, des alternatives � l'orientation symbolique se sont fait jour, visant � d�finir un nouveau type de paradigme, parfois d�sign� sous le terme de 'constructivisme'.

En �cho � cette �volution g�n�rale, de nouveaux courants ont �merg�, d�s le d�but des ann�es 1970, au sein de la linguistique dite cognitive, qui cherchaient � se d�marquer - plus ou moins fortement selon les cas - du paradigme cognitiviste initial. C'est ainsi que, sur la c�te Ouest des Etats-Unis, plusieurs auteurs venus de la grammaire g�n�rative (George Lakoff, Ronald Langacker, Leonard Talmy, Gilles Fauconnier) ont �labor� diverses formes de 'grammaires cognitives', en r�action contre l'option modulariste et la pr��minence de la syntaxe pr�n�es par les chomskiens. Les grammaires cognitives r�cusent le postulat selon lequel les grammaires formelles constitueraient des mod�les ad�quats de la cognition linguistique, et cherchent � relier les ph�nom�nes langagiers aux processus g�n�raux de la cognition (comme, par exemple, la perception - d'o� l'importance accord�e � l'espace). Par diff�rence avec les grammaires formelles, cet autre courant de linguistique cognitive se caract�rise par une d�marche plus inductive et par une approche 'interactioniste' : une place centrale est accord�e � la s�mantique, r�put�e informer la syntaxe et le lexique avec lesquels elle interagit. La conception du langage y est davantage '�mergentiste' que repr�sentationnelle : le langage est envisag� comme instrument de conceptualisation active du monde et/ou comme instrument de communication. Enfin, les outils de mod�lisation empruntent pr�f�rentiellement � la g�om�trie, aux syst�mes dynamiques, ou au connexionnisme, plut�t qu'� l'alg�bre et � la logique math�matique. Pour ces th�ories, le noyau dur de la langue ne r�side pas dans les r�gles de la syntaxe mais dans les op�rations de construction de la signification.

En bref, la linguistique dite cognitive, ainsi consign�e par l'historiographie officielle, est bien n�e aux Etats-Unis et ce tournant th�orique a effectivement d�bouch�, s'agissant des grammaires cognitives, sur une remise en question des postulats du g�n�rativisme. Comme l'affirme Lazard, s'agit donc bien d'un mouvement initi� outre-Atlantique et qui s'est d�velopp� sans lien avec les traditions de la vieille Europe (� l'exception du courant 'n�o-fonctionnaliste' qui constitue un cas � part et m�riterait, de ce point de vue, un d�veloppement sp�cifique). Mais, tr�s vite, les nouveaux paradigmes instaur�s par ce mouvement ont �t� adopt�s par une partie des chercheurs europ�ens, en linguistique fran�aise comme ailleurs.

Reste � pr�sent � voir si la linguistique dite cognitive n'est, finalement, que "de la linguistique tout court", selon la formule de Lazard.

1.3 Les enjeux d'une linguistique cognitive

Rappelons que, parmi les sciences cognitives, la linguistique occupe une place � part : elle est la seule � avoir le langage pour objet d'�tude exclusif, et elle aborde cet objet sous l'angle particulier de la diversit� des langues. L'int�r�t des linguistes pour des questions d'ordre cognitif (au sens large) ne date certes pas d'aujourd'hui : il existe en la mati�re une longue tradition, qui remonte � l'Antiquit�, de r�flexion sur les rapports entre les langues, la pens�e, le raisonnement, l'action, etc. Pour autant, cette probl�matique g�n�rale et relativement diffuse ne se confond pas avec celle, plus circonscrite, d'une linguistique se voulant 'cognitive'.

La linguistique dite cognitive entend pr�cis�ment ne pas se r�duire � "de la linguistique tout court", car aux exigences classiques de toute th�orie de linguistique g�n�rale, elle en ajoute une autre : la pertinence cognitive. Une th�orie linguistique se voulant cognitive doit en effet pouvoir s'articuler de fa�on explicite avec des mod�les g�n�raux de l'architecture fonctionnelle de l'esprit et/ou de l'architecture neuronale du cerveau - d'o� la question �voqu�e plus haut, de la 'naturalisation' de l'objet langage (Fuchs, 2004 : 1 - 6 ; Fuchs, 2007 : 37 - 38).

La perspective cognitive en linguistique conduit donc, non seulement � s'interroger sur l'ensemble des connaissances sp�cifiques que ma�trise l'esprit humain au travers des diff�rents syst�mes des langues, mais aussi � se demander comment ces connaissances sont organis�es pour pouvoir �tre acquises et mises en oeuvre dans l'activit� de langage. D'o� toute une s�rie de questions qui concernent, par-del� l'architecture structurale des connaissances linguistiques, leur architecture fonctionnelle. Par exemple, sous quelle forme ces connaissances sont-elles organis�es dans l'esprit et le cerveau humain pour permettre l'apprentissage et le fonctionnement effectif du langage ainsi que ses dysfonctionnements : s'agit-il de modules (encapsul�s ou en interaction), ou bien les connaissances sont-elles distribu�es ? Quelle place accorder aux variations entre les langues face � l'universalit� de la facult� de langage ? Enfin et surtout, une linguistique � vis�e cognitive ne saurait se d�sint�resser de la question des liens entre le langage et d'autres facult�s humaines, �galement caract�ristiques du fonctionnement symbolique de l'esprit, notamment des liens entre le langage et la pens�e. Quelle est la nature du processus de repr�sentation qui sous-tend l'activit� de langage ? Est-ce un processus sp�cifique, ou bien pr�sente-t-il des analogies avec d'autres types de processus cognitifs (par exemple avec la vision) ? Comment chaque langue met-elle en oeuvre de fa�on particuli�re ce processus ? Toutes ces questions engagent la fa�on dont la linguistique con�oit son articulation aux autres disciplines des sciences cognitives, ainsi que la nature du paradigme �pist�mologique qu'elle partage avec celles-ci. Se pr�occuper de cette articulation ne signifie pas pour autant sortir de la linguistique. Mais cela conduit, d'une part � accorder une attention toute particuli�re � la notion de 'repr�sentation' mise en oeuvre par et dans la langue, et d'autre part � instaurer de fa�on explicite, au sein du travail proprement linguistique, une probl�matique d'ordre �pist�mologique.

Ces questions ne sont pas nouvelles, et certaines d'entre elles avaient d�j� �t� abord�es par d'autres th�ories linguistiques, ant�rieurement (ou parall�lement) au tournant 'cognitif' - seul retenu par l'historiographie officielle. C'est notamment le cas, en Europe, de th�ories post-structuralistes telles la psychom�canique de Gustave Guillaume ou les th�ories de l'�nonciation.

Certes, ces deux courants majeurs se distinguent l'un de l'autre sur un certain nombre de points, en particulier sur la place et le r�le qu'ils accordent aux faits �nonciatifs (Valette, 2003a ; Valette, 2006). Mais ils s'accordent � consid�rer la langue comme un syst�me sui generis de repr�sentation poss�dant une logique propre, qu'il s'agit de d�gager sans chercher � plaquer a priori quelque formalisme ext�rieur, et partagent l'id�e que la mise � jour des principes qui sous-tendent cette dynamique de construction du sens constitue l'objectif du linguiste. Par la place centrale qu'ils accordent ainsi � la notion de 'repr�sentation', ils ouvrent la voie � une probl�matique plus g�n�rale de la cognition ; et par leur mode de th�orisation de cette notion, ils annoncent, d'une certaine fa�on, le paradigme constructiviste de la linguistique cognitive actuelle.

2 Th�orie psychom�canique et cognition

L'originalit� de l'entreprise guillaumienne - � savoir la recherche d'une m�canique psychique � l'oeuvre dans la langue - est longtemps rest�e incomprise. Or cette �laboration d'une 'linguistique cin�tique' fond�e sur les m�canismes mentaux sous-jacents aux formes de la langue constitue, selon les termes de Valette (2003b), "une tentative pour articuler mentalisme et m�canisme dans une th�orie linguistique homog�ne". A ce titre, elle ressortit ind�niablement � des pr�occupations d'ordre cognitif. De l� � dire que "la recherche constante, par Guillaume, de m�canismes mentaux (d'o� le nom de 'psychom�canique' qu'il a donn� � son oeuvre) est tr�s largement une forme de linguistique cognitive" (Hewson, 1997 : viii), il n'y a qu'un pas.

La d�nomination de 'psychom�canique' que Guillaume a donn�e � sa th�orie lui a valu, on le sait, d'�pres critiques de la part des linguistes de son �poque. Derri�re le terme 'psycho-', d'aucuns ont voulu voir des relents de psychologisme, de mentalisme ou d'id�alisme : en un mot, une projection s�mantique intuitive, jug�e incontr�l�e et incontr�lable, � l'oppos� de proc�dures r�gl�es et contr�lables. Ces d�tracteurs n'ont pas manqu� d'�tre, � leur tour, tax�s de 'positivistes' par Guillaume. Quant au terme '-m�canique', en d�pit de sa connotation cybern�tique, il a �galement �t� mal re�u. Faute de percevoir les liens possibles entre la d�marche linguistique et la science du mouvement et de l'�quilibre des corps, les contemporains de Guillaume ont en effet m�connu sa qu�te du mouvement sous-jacent � la construction des repr�sentations par et dans la langue. Quant � l'alliance des deux termes, elle a paru incongrue voire contradictoire. Par la suite, diverses r�ponses de fond � ces critiques ont �t� apport�es par des repr�sentants du courant psychom�canique : sur la question du psychologisme, voir par exemple Toussaint (1997) ou Valette (2003a), et sur la m�canique intuitionnelle et son inspiration ph�nom�nologique, voir Bajric (2005).

2.1 Une probl�matique cognitive en germe

Les grandes options th�oriques de la psychom�canique peuvent �tre interpr�t�es dans une perspective cognitive : voir Valette (2006) et Fuchs (2007), dont le d�veloppement qui suit reprend les grandes lignes.

Le point central est celui de l'articulation entre la langue et le discours : celui-ci conduit � son tour � la question des liens entre langage et pens�e. Pour Guillaume, l'activit� de langage engage en effet deux moments th�oriques distincts : celui de la 'langue', puis celui du 'discours'. Le premier peut �tre caract�ris� comme permanent, fini, collectif et subconscient, alors que le second se pr�sente comme �ph�m�re, infini, individuel et conscient (selon les termes de Hewson, 1997 : 8 - 9). La langue correspond au plan de la 'repr�sentation' et le discours � celui de 'l'expression'. Une telle distinction serait le propre de l'homme - par diff�rence avec le cri animal qui n'instaurerait pas de distance entre l'acte d'expression et l'acte de repr�sentation (Valette, 2003a : 22). L'enjeu cognitif est �vident : c'est au plan de la repr�sentation par la langue que se situerait la 'pens�e pens�e', inscrite de fa�on d�terministe et m�caniciste dans l'esprit humain, cependant que la 'pens�e pensante' se jouerait au plan de l'expression construite en discours par le sujet parlant.

D�s 1929, Guillaume assignait � la linguistique la t�che de remonter des unit�s 'd'effet' (du discours) vers les unit�s de 'puissance' (de la langue), afin de retrouver les op�rations mentales qui sous-tendent ces derni�res : "La vraie r�alit� d'une forme, ce ne sont pas les effets de sens multiples et fugaces qui r�sultent de son emploi, mais l'op�ration de pens�e, toujours la m�me, qui pr�side � sa d�finition dans l'esprit" (Temps et Verbe). L'�tude de la langue engage la probl�matique centrale de la 'chronogen�se' et du 'temps op�ratif' ; cette probl�matique a donn� lieu � de nombreux d�veloppements et � des interpr�tations divergentes. Disons sch�matiquement, � la suite de Valette (2003a), qu'elle a conduit � deux types de lectures antinomiques. D'un c�t�, une lecture qui privil�gie la notion 'd'image-temps', et selon laquelle la langue serait une 'th�orie' qu'il s'agirait en quelque sorte de r�v�ler. Dans cette perspective, les repr�sentations constitueraient autant d'images mentales que le sujet pensant se donnerait de lui-m�me ou de son activit� pensante, et les saisies sur les cin�tismes autant de captures d'images en discours. De l'autre c�t�, une lecture qui privil�gie la notion de 'temps op�ratif' et assimile les saisies � des arr�ts au sein d'un d�placement de la mati�re. D'o� une affinit� avec la notion de 'simulation' en sciences cognitives.

L'apport original de cette approche de la langue r�side dans sa conception dynamique de la repr�sentation comme mouvement, et non comme l'assignation d'�tiquettes statiques - que ce mouvement (qui constitue la condition et la forme m�me de la concevabilit�) soit, par ailleurs, repr�sent� comme un cin�tisme relevant de la m�canique, ou comme une oscillation dynamique relevant du mouvement dialectique. D'o� le sch�me connu sous le nom de 'tenseur binaire radical', qui va de l'universel au singulier (du large � l'�troit) et inversement, et qui est pr�sent� par Guillaume comme "la condition m�me de puissance de l'esprit humain". C'est pr�cis�ment cette id�e d'un mouvement de pens�e continu, constitutif de la signifiance intrins�que des formes de la langue, qui fonde toute la construction th�orique.

Sur ce mouvement de pens�e, des coupes ('saisies' ou 'interceptions') sont effectu�es en discours, d'o� r�sultent des effets de sens variables, selon l'endroit o� elles op�rent. L'id�e-force est donc celle d'une articulation entre continu (le mouvement) et le discontinu (l'arr�t sur mouvement). Cette articulation permet en particulier de rendre compte tout � la fois de la diversit� des effets de sens en contexte et de l'unicit� s�mantique d'une forme r�put�e polys�mique. Se trouve ainsi reprise, de fa�on beaucoup plus subtile, l'hypoth�se du structuralisme (une forme - un sens).

La question des liens entre le langage et la pens�e est donc centrale pour la psychom�canique. Guillaume avait choisi de d�fendre l'id�e selon laquelle la pens�e serait ind�pendante du langage et se saisirait elle-m�me via la langue, r�v�lant ainsi ses sch�mes cognitifs. "La pens�e reste ind�pendante, en principe, du langage, et celui-ci ne repr�sente que la puissance qu'elle se donne de se saisir elle-m�me et en elle-m�me" (Guillaume, Le�ons vol. 9 : 38), ou encore : "Le langage est dans l'homme pensant, dans la pens�e humaine, un ouvrage par elle construit, qui lui sert - c'en est le finalisme principal - � reconna�tre en elle-m�me o� elle en est de sa propre construction" (Guillaume, Le�ons vol. 13 : 13). Par l� m�me, Guillaume annon�ait ce que certains neuropsychologues ont par la suite argument� � l'encontre des tenants d'un strict 'localisationnisme', � savoir l'id�e que c'est l'ensemble du cerveau qui pense et qui raisonne, et que le langage constitue le moyen qui permet � la pens�e de se penser elle-m�me.

2.2 Guillaume et l'�mergence des sciences cognitives

La th�orie de Guillaume n'est pas sans �voquer l'approche de la cybern�tique, qui avait marqu�, on le sait, la toute premi�re �poque des sciences cognitives. (Pour une pr�sentation de la cybern�tique, voir Varela, 1988 et Dupuy, 1994). D�s le tournant des ann�es 1940 en effet, c'est-�-dire avant l'�mergence du programme 'cognitiviste', les Macy Conferences avaient r�uni les p�res fondateurs (von Neumann, Wiener, Turing, McCulloch), pour tenter d'instaurer une nouvelle 'science de l'esprit'. Celle-ci devait s'appuyer notamment sur les disciplines formelles suivantes : la logique math�matique (pour d�crire le fonctionnement du raisonnement), la th�orie des syst�mes (pour formuler les principes g�n�raux gouvernant tout syst�me complexe) et la th�orie de l'information (comme th�orie statistique du signal et des canaux de communication). L'hypoth�se sous-jacente �tant que la pens�e fonctionnerait comme un calcul, � l'instar d'une machine (de l� proc�dera, plus tard, l'invention de l'ordinateur, selon les principes de von Neumann). Et c'est du c�t� de la physique (et non de l'alg�bre ou de la biologie, comme le fera ult�rieurement le cognitivisme) que les cybern�ticiens allaient chercher leurs mod�les, ce qui permettra ensuite l'�mergence des th�ories de 'l'auto-organisation' - dans lesquelles la forme s'abstrait de la mati�re - et les approches du vivant comme 'propri�t� �mergente du d�sordre'.

Guillaume a connu la cybern�tique et a �t� - au moins pendant un temps - s�duit par elle (Valette, 2003a : 17sq.). Son objectif initial, en �laborant la psychom�canique du langage, semble avoir �t� de construire une machine � penser, une sorte de cybern�tique fond�e sur le temps op�ratif et le tenseur binaire. A l'instar des cybern�ticiens, il concevait la pens�e comme asservie � la m�canique, et le langage comme constituant la partie m�canisable de la pens�e. C'est pourquoi il entendait construire, en amont de la 'psycho-syst�matique' (ayant pour objet l'�tude de la langue), une 'm�canique intuitionnelle' consacr�e � l'�tude des m�canismes psychiques qui pr�sident � la construction m�me des syst�mes linguistiques et conditionnent leur structure : voir, sur ce point, l'Essai de m�canique intuitionnelle I (publi� par Lowe, 2007) et le compte-rendu qu'en donne Guimier (sous presse). Selon Guillaume, cette m�canique - dont il entendait proposer "une analyse rigoureusement scientifique" (Essai : 144) - reposait sur la n�cessit� de penser par contrastes : le contraste univers/homme se refl�tant dans le contraste universel/singulier, fondement du 'tenseur binaire radical' consid�r� comme l'op�rateur g�n�ral de structuration du langage.

En d�finitive, la perspective dans laquelle Guillaume a conduit son entreprise th�orique n'est pas sans �voquer certaines recherches actuelles conduites au sein du paradigme dit 'constructiviste'. A l'instar de Rastier (1993) qui tient Guillaume pour "l'a�eul tut�laire de la linguistique cognitive � la fran�aise", on peut en effet voir dans les th�ories inspir�es de Ren� Thom (th�orie des 'catastrophes', approches topologico-dynamiques) des "l�gataires du syst�me de pens�e de Guillaume". La psychom�canique constituerait ainsi une 'linguistique pr�-cognitive', de type constructiviste - et peut-�tre m�me, plus pr�cis�ment, du sous-type 'enactiviste', pour reprendre le terme de Varela (1988). (Si l'on suit Varela, l'histoire des sciences cognitives se compose en effet de quatre �tapes successives. Viennent d'abord les jeunes ann�es, marqu�es par la cybern�tique. Puis c'est l'av�nement des symboles avec le cognitivisme. Les deux �tapes suivantes - le 'subsymbolisme', puis l''enactivisme' - participent du constructivisme : la cognition y est con�ue comme une activit� consistant � faire �merger dynamiquement des significations et non pas � traiter ou � r�fl�chir des repr�sentations pr�-existantes). Or si l'on admet que la psychom�canique comporte une dimension ph�nom�nologique, alors il est loisible d'y voir une anticipation d'une certaine forme d'enactivisme. Quoi qu'il en soit de ce dernier point, l'Essai de m�canique intuitionnelle I contient certains passages consacr�s � la gen�se des modes de repr�sentation de l'espace et du temps (pp. 92 - 103) que ne d�savouerait pas un tenant des grammaires cognitives actuelles : le temps, non directement repr�sentable, y est d�crit comme empruntant � l'espace les conditions de sa repr�sentation.

2.3 Vers une psychom�canique cognitive ?

Au plan des grands principes th�oriques qui la sous-tendent, la psychom�canique manifeste incontestablement des pr�occupations d'ordre cognitif. Pour autant, l'assimiler purement et simplement � une th�orie de linguistique cognitive constituerait, non seulement un anachronisme, mais aussi un contre-sens (� plus d'un titre).

Rappelons tout d'abord, qu'il manque une chronologisation des �crits de Guillaume, pour pouvoir v�ritablement mettre en perspective sa th�orie au regard des d�veloppements actuels de la linguistique cognitive. Rappelons �galement que la comparaison est rendue difficile par la diversit� des directions dans lesquelles la psychom�canique s'est d�ploy�e apr�s Guillaume : � d�faut d'une unification des approches se r�clamant de la psychom�canique, un minimum de clarification conceptuelle et de stabilisation terminologique serait bienvenue.

Mais, par-del� ces consid�rations d'ordre g�n�ral, revenons � la question de l'articulation possible de la th�orie psychom�canique avec les sciences cognitives, et en particulier avec la neuro-psychologie. Guillaume lui-m�me ne s'�tait pas d�sint�ress� des questions de pathologie du langage : Valette (2006) rappelle, par exemple, qu'il avait rencontr� Andr� Ombredane.

La voie d'un rapprochement possible semble ouverte par la notion de 'temps op�ratif', dont Guillaume postulait la r�alit� mentale effective. Certes, il estimait que les sch�mes cognitifs de la pens�e r�v�l�s au travers du langage doivent �tre �tudi�s par la linguistique, et non par la psychologie ; mais cette pr�caution m�thodologique n'interdit pas de penser que la r�alit� du m�canisme mental, ainsi mis � jour par le linguiste, pourrait �tre corrobor�e ensuite par la neuro-psychologie. Car si l'on prend au s�rieux l'id�e que le temps op�ratif correspond � des op�rations mentales effectives, alors ces op�rations devraient laisser des traces observables au plan comportemental et avoir un corr�lat au plan c�r�bral. Tel �tait, du moins, l'espoir de certains psychom�caniciens de la premi�re heure, tels Roch Valin ou Charles Bouton - espoir qui fut vite d��u : il ne se trouve plus gu�re � l'heure actuelle de psychom�caniciens pour tenter de construire une th�orie 'neuro-compatible'(� l'exception de Maurice Toussaint, engag� dans une 'neurolinguistique �pist�mique' d'inspiration psychom�canique, affine avec la th�orie des formes s�mantiques et la th�orie des syst�mes dynamiques complexes).

Toutefois, une autre piste de rapprochement possible est �voqu�e par Monneret (1996, et 2003). Selon lui, au lieu de chercher � valider exp�rimentalement les concepts de la psychom�canique, on pourrait se demander, � l'inverse, ce que cette th�orie serait susceptible d'apporter � la neuropsychologie. Celle-ci ne peut exp�rimenter que sur des productions, elle a donc besoin de th�ories qui articulent discours et langue ; par ailleurs, la prise en compte de la variabilit� des productions langagi�res l'oblige � se tourner vers des mod�les dynamiques. Or la psychom�canique r�pond � ces deux types d'exigences. Il serait donc int�ressant de regarder si les outils th�oriques qu'elle a d�velopp�s permettent de rendre compte de certaines observations faites par la neuropsychologie. Ainsi, par exemple, dans le domaine de la pathologie du langage, les divers ph�nom�nes apparemment disparates observ�s chez les agrammatiques pourraient-ils �tre �clair�s gr�ce � certains concepts de la psychom�canique, comme le sugg�re Monneret. En effet, dans ce type particulier d'aphasie de Broca, les alt�rations de type omission semblent porter sur des �l�ments que la psychom�canique qualifierait 'd'avant', cependant que le remplacement d'un �l�ment probl�matique semble op�rer � l'aide de l'�l�ment 'd'apr�s' du syst�me. Une telle piste m�riterait sans conteste d'�tre explor�e plus avant.

3 Th�ories de l'�nonciation et cognition

Certains auteurs ont tent� de concilier psychom�canique et th�ories de l'�nonciation, en proposant "une approche psychom�canique de l'�nonciation" - pour reprendre le titre d'un article de Joly & Roulland (1980). Force est toutefois de constater que l'un des principaux points de divergence entre ces deux courants concerne pr�cis�ment la fa�on dont ils con�oivent l'articulation de la langue et du discours, c'est-�-dire leur approche des faits �nonciatifs. Pour Guillaume, le mot passe du statut d'unit� de puissance (en langue) � celui d'unit� d'effet (en discours), gr�ce aux 'coupes' op�r�es sur le mouvement. Pour les tenants de l'�nonciation, les unit�s se trouvent 'actualis�es' � travers les op�rations constructrices de l'�nonc�, qui m�lent indissociablement pr�dication et r�f�renciation : selon la formule de Benveniste (1964, repris dans 1966 : 131), "nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione".

3.1 Aux sources de l'�nonciation

Apr�s la cl�ture sur la 'langue' instaur�e par Saussure, on a pu assister, d�s le d�but du XX� si�cle chez les pr�curseurs de l'�nonciation, � diverses tentatives pour renouer avec une probl�matique de la 'parole'.

Charles Bally s'effor�ait d'articuler l'�tude du syst�me de la langue et une approche �nonciative : gr�ce � la notion d'actualisation, il entendait "faire passer la langue dans la parole" (1932, 19442). Pour lui, toute phrase communique une pens�e, c'est-�-dire une r�action subjective � une repr�sentation objective ; elle comporte donc, dans sa structure s�mantique, une partie 'modus' (constitu�e d'un sujet modal et d'un verbe modal) et une partie 'dictum'. L'acte fondamental de la communication, qui constitue l'acte d'�nonciation complet, consiste � dire quelque chose ('propos') de quelque chose ('th�me'). Cette structure binaire se retrouve, non seulement � l'int�rieur de chaque phrase, mais aussi entre les phrases (reli�es par une 'coordination s�mantique').

En introduisant la cat�gorie des 'shifters' (ou 'embrayeurs'), Otto Jespersen et Roman Jakobson ont ensuite d�plac� la probl�matique : d'acte individuel de production, l'�nonciation devient trace du sujet dans l'�nonc�. Cette approche a par la suite �t� d�velopp�e et �tendue par Emile Benveniste, qui a v�ritablement ouvert la voie d'une approche �nonciative de la langue. Loin d'�tre des unit�s isol�es, les 'indiciels' constituent, selon lui, un v�ritable syst�me : les marques de personne, de temps, et de localisation spatiale permettent d'ancrer l'�nonc� par rapport � la situation d'�nonciation. L'�nonciation est donc "directement responsable de certaines classes de signes qu'elle promeut litt�ralement � l'existence" (Benveniste, 1970, repris dans 1974 : 79 - 88), permettant ainsi au locuteur de s'approprier la langue pour la convertir en discours et d'�noncer sa position de locuteur � travers cet ensemble de signes particuliers que constitue "l'appareil formel de l'�nonciation".

Au coeur du dispositif de la construction signifiante se trouvent donc le sujet �nonciateur et la situation d'�nonciation. L'�nonc� porte la trace (en plein ou en creux) des diff�rents modes possibles de pr�sence (ou de masquage) du sujet �nonciateur face au contenu actualis�. D'o� la possibilit�, � partir de l'analyse des valeurs prises par les marqueurs �nonciatifs (valeurs de modalit�, de temps, de personne, ...), d'�tablir une typologie des registres �nonciatifs : on conna�t l'opposition, faite par Benveniste (1959, repris dans 1966 : 237 - 250), entre le registre de 'l"�nonciation historique" (d�fini comme "r�cit des �v�nements pass�s sans aucune intervention du locuteur ; personne ne parle ici, les �v�nements semblent se raconter d'eux-m�mes") et le registre de 'l'�nonciation de discours' (d�fini comme "�nonciation supposant chez (le locuteur) l'intention d'influencer (l'auditeur) en quelque mani�re").

A une linguistique des signes et des structures, est ainsi venue s'ajouter une linguistique de l'�nonciation. Il ne s'agit plus de passer de la langue au discours, mais de retrouver au sein m�me de la langue les conditions de sa mise en fonctionnement discursif. Selon Benveniste (1964, repris dans 1966 : 119 - 131 ; et 1967, repris dans 1974 : 215 - 238), la 'langue' a en effet un double statut : d'une part, c'est un "syst�me de signes", lieu du 's�miotique' ; d'autre part, c'est un "instrument de communication (dont l'expression est le discours"), lieu du 's�mantique'. Le passage de l'un � l'autre de ces niveaux s'op�re avec la phrase, d�finie comme "unit� pr�dicative" et "unit� compl�te qui porte � la fois sens et r�f�rence : sens parce qu'elle est inform�e de signification, et r�f�rence parce qu'elle se r�f�re � une situation donn�e".

A ces contributions programmatiques de Benveniste, Antoine Culioli a, de son c�t�, tent� de substituer une v�ritable th�orie des op�rations �nonciatives.

3.2 La th�orie des op�rations �nonciatives de Culioli

Culioli s'inscrit dans la lign�e des �nonciativistes, en reprenant � son compte l'id�e que le langage n'est pas un code ext�rieur � l'humain ni un calcul formel neutre int�rioris� par lui et que les conditions de la mise en fonctionnement du syst�me sont bien inscrites dans le syst�me lui-m�me. Pour autant, l'�nonciation ne se laisse pas d�crire dans le cadre d'un sch�ma de la communication r�duit � un simple �change d'informations. L'�nonc� est le lieu d'une co-construction du sens (par l'�nonciateur et son co-�nonciateur) qui laisse place aux rat�s de la communication : la labilit� et la d�formabilit� du sens sont des conditions intrins�ques de fonctionnement de la langue.

D�s la fin des ann�es 1960, Culioli critiquait la grammaire g�n�rative ("la difficult� centrale de la formalisation en linguistique ne r�side ni dans la formalisation de syst�mes alg�briques syntaxiques, ni dans l'�tude distributionnelle des combinaisons de mots-objets en correspondance ponctuelle avec la r�alit� extra-linguistique") et soulignait la n�cessit�, pour le linguiste, de "bricoler" ses outils de formalisation (1967, repris dans 1999 : 29).

La sp�cificit� de l'approche culiolienne de l'�nonciation se trouve expos�e par l'auteur lui-m�me dans son intervention intitul�e "Rapport sur un rapport" (1980) � la table-ronde organis�e par A. Joly sur "La psychom�canique et les th�ories de l'�nonciation". Culioli y distingue, sch�matiquement, trois grands types d'approches de l'�nonciation. Le premier entend l'�nonciation comme r�alisation dans une situation d'une proposition potentielle, c'est-�-dire comme passage d'une phrase-type � une phrase-occurrence (appel�e �nonc�) : d'o� un int�r�t port� aux questions de prise de parole, de pr�suppos�s, de r�f�rence, d'acte de langage, etc. Le second entend l'�nonciation comme distance entre le sujet �nonciateur et son �nonc� : cela pourra tendre, notamment, vers l'�tude des modulations socio-linguistiques ou vers la stylistique. C'est d'un troisi�me type que se r�clame Culioli, qu'il caract�rise comme "une entreprise th�orique de fondation, qui (prend) � l'origine le probl�me de la constitution et du fonctionnement des syst�mes de rep�rage �nonciatifs" et qui �labore un syst�me de repr�sentation m�talinguistique de la constitution des �nonc�s.

Ni acte d'appropriation de la langue par un sujet, ni transition de la langue au discours, l'�nonciation est donc plut�t con�ue comme un m�canisme de construction : aussi s'agit-il, pour le linguiste, de d�crire les op�rations constitutives de la signification des �nonc�s, et de les formaliser (au sens fort d'une mod�lisation visant � reproduire les m�canismes en jeu).

Dans le mod�le qu'il propose, la notion de 'repr�sentation' occupe une place centrale. Selon lui (Notes du s�minaire de DEA 1983 - 1984 : 5 - 8 ; repris dans 1990 : 21 - 24), cette notion peut intervenir � trois niveaux diff�rents, qu'il est essentiel de bien distinguer. Le premier niveau est celui des 'repr�sentations mentales' : ce niveau de conceptualisation de la r�alit� n'est pas directement accessible, il ne peut �tre appr�hend� qu'� partir des activit�s humaines, notamment de l'activit� de langage. Le deuxi�me niveau est celui des 'repr�sentations textuelles' : l'activit� de langage est une activit� de repr�sentation qui met en jeu des op�rations linguistiques, lesquelles ont des traces sous forme de marqueurs linguistiques ; ce sont donc des 'repr�sentations de repr�sentations' (sp�cifiques � chaque syst�me linguistique), que le linguiste va chercher � isoler et � observer. Mais il est impossible de remonter directement de ce niveau � celui des conceptualisations : il faut construire un troisi�me niveau, celui des 'repr�sentations m�talinguistiques'(syst�me de termes primitifs, de r�gles et d'op�rations), en esp�rant que le passage du niveau 2 au niveau 3 simule ad�quatement celui du niveau 1 au niveau 2. Autrement dit, "il nous faut construire un syst�me de repr�sentation qui porte sur ce syst�me de repr�sentation qu'est la langue" (1990 : 23).

A ce niveau m�talinguistique, le linguiste doit pouvoir effectuer des calculs, dans lesquels op�rations pr�dicatives (rep�rages entre les termes constitutifs de la relation pr�dicative) et op�rations �nonciatives (plong�e dans un syst�me de coordonn�es spatio-temporelles dont le sujet de l'�nonciation constitue le rep�re-origine) sont �troitement intriqu�es.

3.3 De l'�nonciation � la cognition

Les approches �nonciatives de la langue - tr�s pr�sentes dans les travaux de linguistique fran�aise - ont �t� d�velopp�es, comme il a �t� dit plus haut, de fa�on totalement ind�pendante du tournant dit 'cognitif' de la linguistique d'Outre-Atlantique. Si le cognitivisme classique aborde le langage comme moyen d'expression de la pens�e, les approches �nonciatives pr�f�rent, quant � elles, mettre en avant (� l'instar du fonctionnalisme) la fonction de communication du langage. Par lui-m�me, un tel choix n'est, � l'�vidence, nullement exclusif d'une ouverture � la cognition : on se souvient, � cet �gard, des contributions de Jakobson, aussi bien sur les 'fonctions du langage' et le 'sch�ma de la communication' qu'en mati�re d'aphasie ou d'acquisition du langage.

L'insistance sur la dimension communicative du langage semble d'ailleurs indirectement confort�e par certains acquis r�cents des neurosciences. Que l'on songe par exemple au fait que chez le singe l'aire comparable � l'aire de Broca (crucialement impliqu�e, chez l'homme, dans l'exercice du langage) est l'aire F5, o� l'on a d�couvert les fameux 'neurones miroirs' essentiels pour l'imitation et la communication, et que chez l'humain l'aire de Broca enregistre, elle aussi, les gestes des personnes avec lesquelles il communique.

Par-del� ces consid�ration d'ordre g�n�ral, il convient de rappeler que la th�orie des op�rations �nonciatives de Culioli a �t� �labor�e dans un cadre r�solument tourn� vers la cognition. On �voquera ici les �changes interdisciplinaires suivis et r�guliers que ce linguiste a instaur�s durant de nombreuses ann�es avec le psychologue Fran�ois Bresson (lui-m�me inscrit dans la lign�e th�orique de Jean Piaget) et le logicien Jean-Blaise Grize, ainsi qu'avec des sp�cialistes de pathologie du langage (comme Jean Laplanche et Andr� Bourguignon) dans le domaine de l'aphasie et de la schizophr�nie.

Si cette familiarit� avec les probl�matiques des autres disciplines des sciences cognitives a, sans conteste, inspir� l'�laboration de la th�orie des op�rations �nonciatives, elle a �galement conduit Culioli � d�noncer les risques d'assimilations abusives li�s � la notion de 'cognition' : "A term like 'cognition' shows itself to be dangerously ambiguous, for it is used to refer to mental activity, to simulation, to a whole series of unverified simplifications : of representational activity to neuronal activity, to give but one example" (1995 : 31).

A cet �gard, la position de Culioli se d�marque de celle des tenants des grammaires cognitives, pour qui il n'existe pas de diff�rence de nature entre les repr�sentations conceptuelles et les repr�sentations s�mantiques � l'oeuvre dans les langues (voir par exemple Langacker, 2003). Pour ces auteurs en effet, les structures s�mantiques des langues sont des conceptualisations effectu�es � des fins symboliques, qui s�lectionnent certaines facettes dans l'�ventail des conceptualisations d�ploy� par la pens�e pr�-linguistique, et qui les organisent de fa�on variable : la sp�cificit� du linguistique r�side donc dans la s�lection et la mise en forme de ce contenu conceptuel. Dans une telle perspective, la distinction culiolienne entre les trois niveaux de repr�sentions se trouve ob�r�e.

Il n'en reste pas moins que les sch�mas spatiaux propos�s de fa�on assez intuitive par les grammaires cognitives rappellent certains op�rateurs m�talinguistiques de Culioli (en particulier le 'rep�rage' et ses diff�rentes valeurs) : de fa�on g�n�rale, se trouve � l'oeuvre une m�me qu�te d'invariants du langage derri�re les variations des syst�mes linguistiques. Bien qu'�trangers l'un � l'autre, ces deux courants s'alimentent en effet � des sources d'inspiration 'constructiviste' : d'o�, par exemple, leur commune recherche d'outils formels en direction de la topologie (tr�s largement illustr�e, chez Culioli, dans ses travaux sur le 'domaine notionnel' repr�sent� gr�ce � un appareillage topologique impliquant un int�rieur, un ext�rieur, une fronti�re et un gradient dans l'int�rieur). L'analyse des points de convergence et de divergence entre la th�orie des op�rations �nonciatives et les grammaires cognitives constituerait sans nul doute une �tude en soi ; pour une premi�re approche concernant leur commun "terreau continuiste", voir Fuchs & Victorri (eds.) (1994).

En d�finitive, comment l'�nonciation rejoint-elle la cognition ? Le pari consiste � postuler que le passage entre les repr�sentations textuelles et les repr�sentations m�talinguistiques simule de fa�on analogique le passage entre les repr�sentations conceptuelles et les repr�sentations textuelles ; ou, pour le dire de fa�on imag�e, que les (m�ta-)op�rateurs du linguiste sont aux op�rateurs de la langue ce que ceux-ci sont aux op�rateurs de la pens�e. Selon Valette (2006 : ch. 12), cet espoir de retrouver derri�re les op�rations �nonciatives l'analogue d'op�rations cognitives ne serait pas partag� par tous les adeptes de la th�orie : aux 'cogniticiens' (tenants de la port�e cognitive de l'hypoth�se simulatoire) s'opposeraient les 'm�talinguistes' (pour lesquels op�rations �nonciatives et op�rations cognitives seraient constitutivement irr�ductibles les unes aux autres). Seules des exp�rimentations neuro-psychologiques (encore � venir) contribueraient, peut-�tre, � les d�partager. Culioli, pour sa part, semble esquiver la question, comme en t�moigne cette d�claration malicieuse lors d'une intervention dans un symposium consacr� au th�me 'Langage et Cognition' : "the aim (of this paper) is not to answer basic questions, but rather to suggest what the questions are, leaving it to the audience to draw their conclusions as to whether I am a nativist, a maturationist, a constructivist, a cognitivist, a conceptualist or a Platonist, etc. etc., unless I am a mongrel in a class of my own" (1989 ; repris dans 1990 : 177).

Conclusion

A l'issue de ce parcours, il appara�t que la linguistique fran�aise a bien �t�, tout au long du XX� si�cle, un creuset o� se sont �labor�es des th�ories du langage originales tourn�es vers des probl�matiques cognitives - et ce, de fa�on ind�pendante de la linguistique dite 'cognitive' retenue par l'historiographie officielle.

L'avenir de ces th�ories reste � �crire. Leur ancrage effectif dans des recherches cognitives interdisciplinaires suppose que soit �vit� un double �cueil, signal� par Lazard dans son article pol�mique �voqu� plus haut : d'un c�t�, la perte de ce qui fonde la sp�cificit� de leur d�marche proprement linguistique ; et, de l'autre, l'affaiblissement des exigences formelles, au nom d'un effet de mode risquant de conduire � une dissolution de la probl�matique cognitive dans une s�mantique "molle".

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