Les d�buts de la standardisation du fran�ais ILF ILF r�cup�ration du fichier au format texte Nikola Tulechki cr�ation du header Mai Ho-Dac pretraitement et balisage du texte selon la TEI P5 Nikola Tulechki 10/09/2009 CLLE-ERSS
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Anthony Lodge Les d�buts de la standardisation du fran�ais ILF http://www.linguistiquefrancaise.org/content/view/217/282/lang,fr/

ANNODIS

projet financ� par l'ANR (Agence Nationale pour la Recherche), CNRS, 2007-2010, dirig� par Maire-Paule P�ry-Woodley, universit� de Toulouse - UTM

objectif : cr�ation d'un corpus de fran�ais �crit annot� discursivement

encodage des textes selon la norme de la Text Encoding Initiative, TEIP5

http://www.tei-c.org/release/doc/tei-p5-doc

cmlf article scientifique linguistique lexicologie
french
Les d�buts de la standardisation du fran�ais Anthony Lodge Universit� Saint-Andrews

Introduction

Le linguiste norv�gien Einar Haugen eut le m�rite de d�velopper il y a plus de 40 ans une typolologie des processus impliqu�s dans la standardisation des langues qui garde encore aujourd'hui une grande utilit� :

Haugen �labora cette typologie pour rendre compte des probl�mes de planification linguistique soulev�s surtout dans des nouveaux pays du monde moderne, n�s � la suite de la d�colonisation. Dans la standardisation des langues de ces pays-l�, les quatre processus isol�s par Haugen se d�roulent en une succession rapide, normalement � la suite d'interventions conscientes et voulues de la part des gouvernements concern�s. Cette typologie peut �tre appliqu�e � la standardisation des vieilles langues d'Europe, comme l'anglais et le fran�ais, si l'on se rappelle que, dans ces langues-l�, la standardisation s'est d�roul�e d'une mani�re d�cousue, la plupart du temps inconsciente, et sur une p�riode tr�s longue. Ce papier sera consacr� au premier des processus isol�s par Haugen, la � s�lection des normes �.

Le probl�me des d�buts de la standardisation du fran�ais sont parmi les plus r�fractaires de l'histoire de cette langue. Dans les cas de l'italien et de l'allemand et, d'une fa�on plus spectaculaire, celui de l'h�breu moderne, la situation est assez claire : les sp�cialistes s'accordent quant au r�le central jou� dans la focalisation initiale des normes par une forme litt�raire ou, du moins, �crite de la langue - l'oeuvre de Dante dans le cas de l'italien, la traduction de la Bible de Martin Luther dans le cas de l'allemand, la langue de la Bible et du Talmud dans le cas de l'h�breu. Dans le cas du fran�ais, par contraste, puisque les d�buts de la standardisation remontent plus haut dans le temps - au-del� du d�veloppement de l'imprimerie et de l'augmentation des taux d'alphab�tisme que l'on a vue en Europe � l'�poque de la R�forme - les sp�cialistes sont divis�s sur la question de savoir si les normes de la langue �crite furent bas�es � l'origine sur un dialecte oral ou si, inversement, la focalisation initiale s'est faite dans la langue �crite avant de s'�tendre � la langue parl�e. La permanence et le prestige de la langue �crite sont telles que l'�criture a toujours exerc� une influence sur la formation de normes orales. Il est donc difficile de concevoir la standardisation des langues sans le d�veloppement de l'�criture. Mais est-ce que ceci nous oblige � postuler l'existence, dans le cas du fran�ais, d'une langue �crite supra-r�gionale, cr��e sans base dialectale � une date ancienne, qui aurait initi� tout le processus de standardisation ?

Le probl�me central de la linguistique historique, comme chacun sait, c'est celui de l'insuffisance permanente des preuves. Les d�buts de nouvelles langues sont invariablement les moins bien document�s et les plus difficiles � tracer : les documents �crits, ne deviennent prolifiques que lorsque la nouvelle langue est bien �tablie. Quelles le�ons tirer des d�veloppements linguistiques que l'on trouve dans les documents r�dig�s en langue vulgaire au moyen �ge? Refl�tent-ils des changements survenus dans la langue orale? Se produisent-ils d'une mani�re plus ou moins ind�pendante de ce qui se passe dans la langue orale? Sont-ils susceptibles d'influencer, m�me d'initier des d�veloppements dans la langue orale?

Dans ce papier, nous allons examiner d'abord l'approche n�ogrammairienne, qui soulignait le r�le d'un dialecte oral, baptis� pour l'occasion le francien; ensuite, nous examinerons la th�se, d'inspiration structuraliste, qui lui a succ�d�e dans l'esprit des historiens de la langue et qui privil�gie le r�le de la langue �crite; nous esquisserons enfin l'approche sugg�r�e par la sociolinguistique historique qui affirme le r�le des 'locuteurs ordinaires' dans l'�volution des langues.

L'approche n�ogrammairienne

Les N�ogrammairiens voyaient les origines du fran�ais standard dans le dialecte parl� en Ile-de-France, auquel Gaston Paris (1889 : 486) donna l'�tiquette de francien. Pour les linguistes de cette �cole, le francien constituait un stade n�cessaire dans la s�quence des lois phon�tiques menant du latin au fran�ais moderne. Il fournissait en plus � la langue standard embryonnaire une base historique acceptable, c'est � dire, un dialecte-source localis� dans la r�gion de la capitale et, surtout, un dialecte 'pur' (c'est-�-dire, contamin� ni par les langues germaniques ni par les autres dialectes gallo-romans). Ferdinand Brunot insista sur la puret� de ce dialecte : � le francien ne doit pas �tre consid�r� comme un amalgame � (Brunot 1905, t.2, p. 325). Si nous suivons la typologie de Haugen, le francien fut 's�lectionn� au XIIe si�cle, '�labor�' au cours du bas moyen �ge, 'codifi�' au XVIIe si�cle et 'accept�' par la majorit� des Fran�ais au XIXe si�cle.

Les N�ogrammairiens connaissaient bien les textes �crits en Ile-de-France au XIIIe si�cle (voir Matzke 1880 et 1881), mais il est difficile de concilier leur concept du francien avec l'image du dialecte d'Ile-de-France que l'on trouve dans des textes de la p�riode classique et dans les r�sultats d'enqu�tes dialectales entreprises � l'�poque moderne. Le francien est en effet une construction hypoth�tique, cr��e, semble-t-il, pour �viter de voir le fran�ais standard comme le produit d'un m�lange dialectal, explication qui aurait le double inconv�nient pour les N�ogrammairiens de contrecarrer le libre jeu des lois phon�tiques (gr�ce au contact de dialectes), et de donner au fran�ais des origines plus ou moins m�tiss�es, indignes d'une 'grande langue'. Prisonniers d'id�es romantiques, les N�ogrammairiens consid�raient que la culture m�di�vale �tait plus 'naturelle', plus 'spontan�e', plus statique et moins soumise � des conventions sociales que la culture moderne. En d�pit des r�serves exprim�es par certains �rudits, tels Gertrud Wacker (Wacker 1916), l'�cole n�ogrammairienne poss�dait une vision des rapports entre langue �crite et langue parl�e au moyen �ge qui nous para�t aujourd'hui quelque peu na�ve.

Les ann�es 1980 virent un rejet g�n�ral du positivisme pr�sent dans le mod�le n�ogrammairien, et plusieurs historiens du fran�ais mirent en question l'hypoth�se du francien. Chaurand (1983 : 91) fut troubl� par la circularit� d'un raisonnement qui consistait � faire remonter la langue standard (le fran�ais) � un dialecte parl� (le francien) qui ne pouvait �tre reconstruit qu'� partir de cette m�me langue standard. Bergounioux (1989) alla plus loin : il soutint qu'un dialecte rural n�cessitant l'�tiquette francien n'a jamais exist� en Ile-de-France, persuad�, semble-t-il, que celui-ci avait �t� an�anti d�s sa naissance par l'influence linguistique de la grande ville (cet auteur n'indique pourtant pas les origines du parler de cette ville). Pour lui le francien est une expression sans r�f�rent, un terme � motivation exclusivement politique, cr�� par Gaston Paris dans le but d'une l�gitimation historique de la langue standard. Cerquiglini (1991 : 118) reprend cet argument pour consolider son hypoth�se d'une langue standard fond�e sur la langue litt�raire : pour lui, Paris et l'Ile-de-France n'avaient jamais eu de dialecte :

L'Ile-de-France ne se distinguait par aucun dialecte. Jusqu'aux portes, et sans doute dans les rues de la modeste bourgade parisienne, on devait parler picard, normand ou orl�anais.

La r�alit� de certaines de ces propositions est difficile � reconna�tre, mais il en est ressorti, n�anmoins, que le fran�ais standard est beaucoup moins 'pur' que Gaston Paris n'avait voulu le croire : des �l�ments fondamentaux de sa phonologie et de sa morphologie avaient leur origine dans des dialectes autres que celui qui �tait parl� en Ile-de-France.

Il subsiste de nombreux sources qui nous permettent de lever le voile sur le pass� des vernaculaires ruraux parl�s en Ile-de-France : des repr�sentations litt�raires ou semi-litt�raires de ces parlers compos�s � partir du XVe si�cle, des observations m�talinguistiques faites � partir du XVIe si�cle, et enfin les donn�es recueillies durant les grands projets d'atlas de la fin du XIXe si�cle et du XXe si�cle. Toutes ces sources indiquent la gouffre qui s'est creus�e depuis le XIIe si�cle entre le parler de la m�tropole, qui a �volu�e tr�s vite, et les parlers plus conservateurs de l'arri�re pays rural. Dans une �tude sur la composition dialectale du fran�ais standard, Claire Fondet (1995) a isol� un certain nombre de variables spatiales qui sont tr�s significatives pour notre intelligence des rapports entre la langue standard et les dialectes de l'Ile-de-France. Le fran�ais standard est sans doute tr�s proche � bien des �gards du dialecte de l'Ile-de-France, mais il ne repr�sente pas une forme 'pure' de ce dialecte, comme le voulaient les N�ogrammairiens. Le fran�ais standard est une vari�t� mixte, le produit d'une 'koin�isation'. Si le fran�ais standard a d�but� sous la forme d'un koin�, comment expliquer sa formation?

L'approche structuraliste

S'�levant contre le mod�le propos� par les N�ogrammairiens, les linguistes de la deuxi�me moiti� du XXe si�cle, fortement influenc�s par Saussure, soulignaient surtout la nature conventionnelle des syst�mes linguistiques. Ils distinguaient rigoureusement langue et parole, s'attendant � ce que le linguiste regarde au-del� des variations pr�sentes dans la parole pour d�celer en dessous le syst�me sous-jacent, invariant de la langue. Ils distinguaient �galement �l�ments internes et �l�ments externes de la langue, privil�giant la structure interne au d�triment du contexte socio-d�mographique dans lequel la langue est employ�e.

C.-T. Gossen (Gossen 1962, 1967) attira notre attention sur le haut niveau de conventionnalit� pr�sente dans les syst�mes d'�criture vernaculaires au moyen �ge. Il nota en particulier que les formes �crites pr�sentes dans des manuscrits r�dig�s en ancien fran�ais dans des r�gions diff�rentes poss�daient de nombreuses formes communes et ne refl�taient pas les d�tails de la variation dialectale visibles sur les cartes d'atlas modernes.

Il en concluait que les graphies de l'ancien fran�ais �taient tr�s faiblement attach�es � la langue orale. D�tach�es de leur dialecte local, ces graphies poss�daient une valeur purement visuelle. L'unit� de base du syst�me de Gossen est le 'graph�me' visuel, calqu� sur le 'phon�me' aural de la phonologie structuraliste. Gossen consid�rait que le syst�me d'�criture de l'ancien fran�ais avait parcouru d�s le XIIIe si�cle une bonne partie du chemin s�parant un syst�me d'�criture phon�mique et un syst�me logographique. L'�criture vernaculaire m�di�val ressemblait beaucoup aux syst�mes d'�criture modernes o� un syst�me -�mique uniforme couvre une multitude de r�alisations -�tiques appartenant � la langue parl�e. Selon la 'th�orie des scripta', chaque r�gion du nord gallo-roman poss�dait une scripta r�gionale qui admettait une petite proportion (variable) de traits r�gionaux mais qui se conformait la plupart du temps aux normes d'une koin� �crite supra-r�gionale.

Dans cette approche, la variation visible dans les textes des XIIe et XIIIe si�cles est, d'une part, relativement libre (corr�l�e faiblement avec les variations r�gionales pr�sentes au niveau de la parole), et, d'autre part, relativement superficielle, puisque, derri�re cette variabilit� existe une koin� �crite supra-r�gionale qui correspond � la langue sous-jacente, la langue standard � l'�tat embryonnaire. Ceci entra�ne deux interrogations : d'abord, quelle �poque a vu l'�mergence dans le nord de la Gallo-Romania d'une koin� supra-r�gionale �crite, et ensuite, par quelle biais un ensemble de conventions con�ues pour la langue �crite a-t-il pu modifier par la suite la langue parl�e de la population parisienne ? Traitons ces questions une par une.

Pour ce qui est de la chronologie, les linguistes qui adoptent cette approche supposent qu'une koin� supra-r�gionale �crite s'est constitu�e dans la France du nord � une date ant�rieur � 1100. Hilty attache cette ensemble de normes au parler parisien du VIIIe si�cle (Hilty 1973 : 254). Delbouille fait descendre la date au IXe si�cle, avant la diversification des dialectes d'o�l (Delbouille 1962 : 124). Cerguiglini opte pour la m�me date, soutenant qu'une koin� fut �labor�e par un groupe d'auteurs litt�raires et de scribes �clair�s autour de la date des Serments de Strasbourg (842) :

� C'est gr�ce � l'existence d'une soci�t� cl�ricale, guid�e par une 'lumi�re de raison', anim�e par les litterati d�sirant illustrer un bel usage litt�raire de l'idiome roman, que d�s les premiers textes est fond� et pratiqu� un 'illustre fran�ois � (Cerguiglini 1993 : 124).

Il y voit un grand projet � long terme, con�u d�s l'�poque carolingienne, pour donner � la nation une unit� linguistique et politique :

� Une langue fran�aise transcendant la diversit� des parlures, inscrite dans le projet d'une forme commune �chappant pour des raisons politiques ou esth�tiques, � l'�change local et quotidien �

Si l'on suit cette approche 'structuraliste', il est n�cessaire d'expliquer comment, au cours du moyen �ge, la combinaison de formes pr�sentes dans la koin� �crite, litt�raire a pu �tre 'accept�e' par la masse de la population parisienne comme leur fa�on de parler normale. Cette question reste la plupart du temps sans r�ponse, mais certaines remarques laissent supposer que les formes linguistiques appartenant � la koin� litt�raire auraient �t� adopt�es d'abord dans la langue parl�e de l'�lite (la cour du roi) avant de se d�verser � travers les diff�rents strates de la soci�t� parisienne, ne gagnant les diff�rentes provinces qu'� l'�poque moderne :

� Ce fut, en France, la langue litt�raire de la scripta, qui, sans �tre artificielle, s'�labora dans des conditions sociologiques diff�rentes de celle des idiomes populaires. A partir du XIIIe si�cle, le parler urbain, stratifi�, certes, mais proche de celui de la classe ais�e, n'a cess� de s'opposer au parler rural jusqu'� la R�volution � (Fondet 1995 : 201).

La langue lit�raire de la scripta, tout en ayant une existence ind�pendante des variations de la langue orale, �tait n�anmoins capable d'influencer et m�me d'initier des d�veloppements dans cette m�me langue orale.

La th�se que j'ai appel�e 'structuraliste' soul�ve ainsi deux difficult�s majeurs - celle de de la chronolologie et celle de l'acceptation de la koin� par la communaut� g�n�rale des locuteurs (voir Weinreich, Labov et Herzog 1968 : 95 - 105).

Probl�mes de chronologie et de documentation

Les preuves textuelles de l'existence d'une koin� �crite stable avant 1300 ne sont gu�re suffisantes (voir Gsell 1995). Le nombre de manuscrits fran�ais remontant au-del� de 1100 est beaucoup trop r�duit pour nous permettre de postuler l'existence d'une koin� �crite stable � cette �poque lointaine. La production litt�raire dans le nord de la Gallo-Romania fut, certes, tr�s prolifique au XIIe si�cle, mais les textes compos�s avant 1200 sont conserv�s presque tous dans des manuscrits copi�s au si�cle suivant (voir Pfister 1993). Il est d'ailleurs difficile de trouver un cadre institutionnel, cour ou administration royale, qui aurait pu fixer une telle koin�. L'administration royale, qui ne s'installa � Paris qu'au XIIe si�cle, commen�a � se servir du vernaculaire comme langue �crite seulement vers le milieu du XIIIe si�cle (voir Giry 1894 : 464 - 472). Dans une communication personnelle, Serge Lusignan de l'Universit� de Montr�al m'�crit : � le fran�ais du roi s'est construit au XIVe si�cle � la chancellerie et � la cour de Charles V, dans un rapport d'�change avec le latin.�

C.-T. Gossen avait certainement raison de noter la pr�sence dans les manuscrits du XIIIe si�cle qu'il avait analys�s une bonne proportion de formes invariables d'une r�gion � l'autre, mais est-ce que ce fait entra�ne automatiquement l'existence d'une koin� supra-r�gionale? Primo, il est certain que la diversit� dialectale �tait moindre au XIIIe si�cle qu'elle ne l'est devenue 600 ans plus tard. Secundo, les graphies m�di�vales �taient des approximations, et l'on peut supposer que c'est seulement les variantes phon�tiques les plus saillantes qui s'attiraient une graphie locale sp�ciale. Tertio, les syst�mes d'�criture vernaculaires qui ont �merg� entre le Xe et le XIIe si�cles �taient con�us � l'origine pour l'enregistrement de textes litt�raires. Le fait que certains de ces manuscrits ont voyag� beaucoup a provoqu� des m�langes dialectaux et le nivellement de formes tr�s marqu�es sur le plan dialectal. Cependant, des convergences ad hoc variant d'un manuscrit � l'autre n'entra�nent pas l'existence � une date ancienne d'une koin� litt�raire stable.

La focalisation des normes linguistique va normalement dans le sens normes locales > normes supra-locales > normes r�gionales > normes supra-r�gionales. Il aurait �t� surprenant de voir le processus de la normalisation s'acheminer dans le nord de la Gallo-Romania en sens inverse, les normes supra-r�gionales se manifestant d�s le d�part. Antonij Dees n'avait pas enti�rement tort lorsqu'il affirma � La notion de koin� �crite, ainsi que la notion corrolaire de scripta r�gionale, n'ont aucune ad�quation observationnelle pour la p�riode ant�rieure � 1300 � (Dees 1985 : 113). Des normes r�gionales se sont manifest�es longtemps avant 1300 (en Angleterre et en Picardie par exemple), mais il est difficile de d�montrer l'existence de normes supra-r�gionales avant cette date.

Le passage de l'�crit � l'oral

Si nous passons maintenant � la situation linguistique � Paris � la fin du moyen �ge, nous constatons que le parler parisien �tait effectivement un dialecte mixte, comportant des formes tir�s de sources dialectales diff�rentes, le produit d'une koin�isation. Si l'on adopte la th�se de la koin� �crite, il est n�cessaire d'expliquer comment une vari�t� �crite, litt�raire ait pu �tre adopt�e comme langue par la population de cette tr�s grande ville. Nous savons qu'une vari�t� acrolectale a �t� cultiv�e � la cour du roi au XIIe si�cle, sans doute dans le but de distinguer les 'courtois' des 'non-courtois'. Nous savons aussi, gr�ce au c�l�bre exemple de Conon de B�thune (voir Lodge 1993 : 99), que cette norme acrolectale a influenc� le comportement linguistique des po�tes itin�rants. Mais, est-il plausible de supposer que l'influence linguistique ait pu marcher simultan�ment en sens inverse, et que les courtois dans l'entourage du roi aient voulu imiter les formes linguistiques propos�s par des jongleurs? Les formes �crites peuvent influer sur l'oral dans une soci�t� fortement aphab�tis�e, mais on peut douter qu'au moyen �ge les taux d'alphab�tisation et le prestige de l'�criture vernaculaire aient �t� suffisamment �lev�s pour que cela se produise si t�t � Paris m�me chez les �lites.

Une approche sociolinguistique

Il est l�gitime et int�ressant de consid�rer les syst�mes d'�criture utilis�s en ancien fran�ais dans des termes purement visuels, sans chercher � les corr�ler � une langue parl�e sous-jacente. Les scripta r�gionales ont pu jouer un r�le identitaire tr�s fort. Ceci dit, puisque la langue est essentiellement un ph�nom�ne parl�, examiner les scripta r�gionales uniquement comme des syst�mes visuels autonomes contribue peu � notre compr�hension du processsus de changement linguistique, qui est l'objectif principal de la linguistique historique. Dans la mesure o� la variation est pr�sente dans les manuscrits fran�ais du moyen �ge, le sociolinguiste historique va la consid�rer non pas comme al�atoire ou libre, mais comme �tant conditionn�e par des facteurs linguistiques ou extra-linguistiques pertinents qu'il lui revient d'isoler et d'analyser.

Pour pouvoir aborder ce genre de recherches, les variationnistes doivent estimer les limites de la variabilit� dans les textes qu'ils ont sous leurs yeux, ainsi que la longueur du temps durant lequel cette variabilit� persiste. Il est �vident qu'au XIIIe si�cle la variabilit� phon�tique et morphologique visible dans les documents �crits �tait consid�rable et qu'il diminue sensiblement au si�cle suivant (voir Volker 2007). Le XIIIe si�cle nous offre donc un cr�neau extr�mement pr�cieux pour observer dans les manuscrits le processus de changement phon�tique et morphologique. La variabilit� observable dans les manuscrits du XIIIe si�cle n'est pas � analyser en termes de d�viations d'une norme centrale, car l'existence d'une norme centrale est loin d'�tre d�montr�e. Elle est donc � �tre analys�e en termes de diff�rences quantitatives dans la distribution de variables dialectales clefs, comme l'a fait Antonij Dees (1985).

Comment et � quel moment une norme linguistique centrale a-t-elle pu se constituer? Nous avons vu plus haut que le fran�ais standard est bas� � l'origine sur une sorte de koin� ou langue mixte. Nous venons de voir les probl�mes de documentation sur lesquels nous butons si nous cherchons � voir se constituer cette koin� d'abord dans la langue �crite, et les probl�mes de plausibilit� sociolinguistique qui se posent si nous cherchons � cette �poque � faire passer des formes �crites dans l'usage parl� d'une population peu alphab�tis�e. Est-ce que la sociolinguistique historique peut nous offrir un narratif plus satisfaisant ? Est-il possible que la koin� en question soit le r�sultat d'un m�lange de dialectes qui s'est produit dans le parler de la ville qui, au XIIIe si�cle, �tait en passe de devenir la capitale ? Une telle solution ne buterait ni contre le probl�me de la documentation, ni contre celui de la chronologie, ni contre celui du passage de l'�crit � l'oral.

Koin�isation et urbanisation

Chaque fois que des locuteurs provenant de secteurs diff�rents d'un continuum dialectal viennent en contact, on s'attendra � ce que se d�veloppent des vari�t�s mixtes temporaires. Nous avons parfois � faire � des locuteurs individuels qui, en se d�pla�ant sur le territoire, nivellent les traits les plus saillants de leur parler local. C'est le cas, on l'imagine, des jongleurs itin�rants qui s'accommodaient aux parlers de leurs diff�rents publics. Parfois nous avons affaire � des locuteurs provenant de r�gions diff�rentes et convergeant sur une place centrale. L�, il est l�gitime de supposer que dans leurs interractions quotidiennes ils �liminaient leurs traits r�gionaux les plus marqu�s. On se place loin de la v�rit� si l'on imagine la soci�t� fran�aise m�di�vale comme �tant une soci�t� statique. Les locuteurs du gallo-roman s'�taient toujours d�plac�s sur leur territoire, s'accommodant au parler de leurs interlocuteurs � chaque rencontre. Cependant, d'innombres actes d'accommodation individuels ne peuvent donner naissance � une koin� stable que lorsque certaines conditions auront �t� remplies : il faut surtout une p�riode d'interractions sociales intenses et r�guli�res durant laquelle les actes d'accommodation individuels commencent � s'orienter tous dans la m�me direction.

Pour qu'une koin�isation puisse se produire, il est n�cessaire qu'une focalisation significative des interactions ait lieu dans quelque place centrale, g�n�ralement une ville. Les si�cles qui suivirent la chute de l'empire romain ont vu non seulement la dialectalisation du latin, mais aussi la fragmentation du r�seau urbain du monde antique. C'est seulement au XIe si�cle que les choses ont commenc� � changer avec l'essor d'une nouvelle urbanisation qui a d�but� en Italie du nord et dans les Pays-Bas avant d'affecter Paris qui, au cours du XIIe si�cle passa au premier rang des villes europ�ennes, abritant une population d'entre 100 000 et 200 000 habitants (voir Hohenberg & Lees 1985 : 11).

Un trait essentiel de la d�mographie des villes m�di�vales �tait leur incapacit� � se remplacer, encore moins � augmenter sur la seule base de la fertilit� des habitants. Le maintien et encore davantage l'expansion d'une population urbaine d�pendait presqu'enti�rement de la capacit� de la ville d'attirer le surplus d�mographique d'un arri�re-pays rural toujours croissant. L'explosion d�mographique qu'a connue Paris au XIIIe si�cle �tait d�e presqu'enti�rement � l'immigration. Les historiens de la langue ne peuvent pas ignorer des d�veloppements d�mographiques de cette ampleur. On peut pr�voir avec une grand part de certitude que l'intensit� et la r�gularit� des interractions sociales qui se produisaient � Paris au XIIIe si�cle ont provoqu� un grand m�lange dialectal et la focalisation d'une nouvelle vari�t� koin�is�e. Ceci aura eu l'effet de sur�lever le parler de la grande ville non seulement au-dessus du continuum dialectal du nord gallo-romain en g�n�ral, mais m�me au-dessus des parler de la campagne environnantes, baptis�s traditionnellement le francien. Il est n�cessaire de penser que le ph�nom�ne des dialectes urbains n'est pas l'apanage des soci�t�s industrielles modernes. Il a pu se manifester aussi dans les grandes villes m�di�vales.

La koin�isation parisienne du XIIIe si�cle

L'�tude de Claire Fondet que nous avons cit�e plus haut (�2.0) a d�montr� comment le fran�ais standard comporte un m�langes de formes appartenant � l'Ile-de-France avec des formes venues d'ailleurs. Les quatre traits suivants peuvent servir d'exemples des premiers :

(i) palatalisation de [ka-] et non-palatalisation de [ke-/ki-] (ALF 250) (ii) insertion de consonnes �pent�tiques dans le groupe [n'r] (ALF 1359) (iii) diff�rentiation de [ow] > [Ew] (ALF 151) (iv)�voltion de [a] to [e] (ALF 992)

Quant aux formes venues d'ailleurs, Fondet a isol� les quatre traits suivants :

(v) [wa] ~ [we] ex.. poire, droit, froid (ALF 1047) (vi) -ent ~ -ont terminaison de la 6e personne de l'indicatif pr�sent (ALF 1064) (vii) -ions ~ -iens terminaison de la 4e personne de l'imparfait et du subjonctif pr�sent (ALF 512) (viii) -aient ~ -aint terminaison de la 6e personne de l'imparfait de l'indicatif (ALF 10)

A ces variables nous pouvons ajouter la variable phon�tique suivante :

(ix) [o] ~ [jo] ex. manteau, seau, eau (ALF 1208)

O� en �tait la mixture au XIIIe si�cle? Paris est loin d'�tre la premi�re ville du nord de la Gallo-Romania � se mettre � la production de documents en langue vulgaire, que ce soit pour des raisons litt�raires ou administratives. Elle a �t� devanc�e notamment par les Anglo-Normands et par les villes picardes. La premi�re charte royale en langue vulgaire remonte � 1241 (voir Videsott � para�tre), mais c'est seulement dans la deuxieme moiti� du si�cle que la chancellerie royale �met relativement souvent des documents en fran�ais.

L'�tude des chartes parisiennes du XIIIe si�cle nous indique que la koin�isation parisienne, loin d'�tre �tablie d'avance, a d� attendre le XIVe si�cle pour �tre un tant soit peu stabilis�e. Les documents parisiens contiennent une combinaison de formes dialectales qui se transforme continuellement. Les formes endog�nes ((i)-(iv)) sont invariables, tandis que les formes exog�nes sont soumises � la variation et au changement : le changement implicite dans (vi) semble �tre parvenu � terme. Les changements implicites dans (vii), (viii) et (ix) sont des changements en cours, et le changement (v) ne fait que commencer.

Conclusion

Ce papier s'est consacr� au premier des processus de standardisation isol�s par Einar Haugen, celui de la 's�lection des normes'. Nous avons soutenu que, tandis qu'en allemand et en italien, o� le processus de standardisation a commenc� plus tard, la langue standard est bas�e historiquement non sur un dialecte dominant mais sur des mod�les �crits, en fran�ais, o� la dominance de la capitale a pu s'exercer beaucoup plus t�t, c'est l'usage parisien qui s'est impos�. Le fran�ais standard comporte un m�lange de formes dialectales. On peut imaginer que cette koin� ait �t� � l'origine une construction purement �crite, mais il serait plus r�aliste de supposer qu'elle r�sultait d'une koin�isation r�elle survenue dans le parler parisien lors du prodigieux essor d�mographique qu'a connu cette ville aux XIIe-XIIIe si�cles.

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