literary_passage
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Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et le chien, partie 1)
Un loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
| Pour nous faire entrer dans la fable, La Fontaine présente d'abord « un loup » avec l'article indéfini, qui devient rapidement « ce loup » avec le pronom démonstratif… De même « les chiens » au pluriel devient ensuite « un chien » particulier au singulier. Un linguiste dirait qu’on passe de l'hyperonyme (le mot qui désigne la catégorie) à l'hyponyme "un dogue" (un mot qui désigne un élément de la catégorie). Ces deux personnages ont bien une dimension allégorique que le lecteur curieux va devoir deviner. D'abord, le personnage du loup est défini par une restriction « qui n'avait que les os et la peau ». c’est un euphémisme (dire peu pour suggérer plus) le loup est dépossédé de son propre corps : les « os » et la « peau » s'opposent directement à la « graisse » du chien, qui a plein d'adjectifs : « puissant, beau, gras, poli ». Vu les différences entre les deux animaux, on attendrait naturellement un comparatif qui les oppose, mais ici, ironiquement, le chien n'est comparé qu'à lui-même « aussi puissant que beau » : implicitement, le loup compte pour rien ! Le fabuliste joue déjà malicieusement avec les attentes du lecteur. Le loup et le chien sont d'emblée présentés comme des ennemis naturels : le loup est maigre à cause des chiens : « tant » est bien un lien de cause-conséquence ici. Cela en dit beaucoup sur les deux personnages : le loup ne vit que de vol, c’est le hors-la-loi typique. De l’autre côté, le chien garde les richesses d'autres personnes... On reconnaît déjà ici des caractéristiques de la société humaine. Le loup est le premier personnage présenté, sujet du verbe « rencontrer » : c'est bien lui le personnage principal que le lecteur va suivre. Du coup, l'appréciation « bonne garde » est assez ironique : c’est plutôt une mauvaise nouvelle pour le loup ! La rime est ironique : ce chien qui fait pourtant « bonne garde » s'est fourvoyé par « mégarde » : avec le préfixe mé- qui exprime l'idée d'insuffisance, exactement l'inverse d'une bonne garde. C'est donc une situation exceptionnelle, qui n'arrive jamais et qui va piquer la curiosité du lecteur : le chien se trouve pour ainsi dire, en-dehors de sa juridiction habituelle, il pourra jouer un rôle légèrement différent de ce qu'on attend de lui. Alors qu'on avait de l'imparfait jusqu'ici pour des actions de second plan qui ont duré dans le passé, on a d’un coup un présent de narration : pour actualiser des actions qui se sont déroulées dans le passé. Dans le schéma narratif, on arrive directement à l'élément perturbateur. D’ailleurs, juste après, le verbe « se fourvoyer » est au passé antérieur : la situation initiale appartient déjà au passé par rapport au récit passé. Comme une scène d'exposition au théâtre, on commence in medias res (au milieu de l'action) pour mieux capter tout de suite l’attention du spectateur. Le lecteur de l'époque pense naturellement aux comédies de Molière, comme l'École des Femmes ou Le Misanthrope, où deux personnages très opposés sont mis en présence dès la première scène pour faire ressortir le nœud de l'intrigue, souvent une question morale ou philosophique. Et en effet c’est bien une question philosophique qui est posée par cette rencontre. Le chien est « poli » du latin polio, qui donne aussi le verbe polir. C'est-à-dire qu’il est façonné par la civilisation... Et dans les faits, on sait que le chien est un loup domestiqué. C’est symbolique : les deux animaux sont choisis par le fabuliste justement pour leur parenté et leur proximité différente avec l'homme. La mise en scène est en plus très soignée et concise : le verbe « se fourvoyer » campe le décor en un instant : on se trouve dans les bois. Comme au théâtre, la fable va obéir aux trois unités de lieu, de temps et d'action. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et le chien, partie 2)
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l’eût fait volontiers :
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le mâtin était de taille
À se défendre hardiment.
Le loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
| On accède directement aux pensées du loup au discours indirect libre : les paroles sont reformulées, mais sans indication (ponctuation ou verbe de parole). Au théâtre on aurait un aparté, des paroles destinées au spectateur uniquement. Non seulement le fabuliste met en scène son personnage principal, mais en plus il implique le lecteur dans son histoire. C’est bien la réaction attendue du loup, animal sauvage qui symbolise une certaine violence, surtout en opposition au chien, avec l’allitération (le retour de sons consonnes) en K « l’attaquer, le mettre en quartiers ». Les synérèses obligent à prononcer deux voyelles voisines dans une même syllabe, et le passage des alexandrins aux octosyllabes contribuent encore à accélérer le rythme. La musicalité du vers est un outil de mise en scène. Mais ce schéma habituel du loup est cassé, cela relance l’intérêt du lecteur. Le mode subjonctif désigne une action virtuelle, qui n’est pas réalisée. L’adverbe hardiment devient humblement : deux mots qui se ressemblent mais s’opposent complètement. Ensuite « lui fait compliment » ajoute une rime extra-numéraire surprenante : comment, le loup normalement spontané devient hypocrite ? En fait, le loup suit un raisonnement qui s’impose comme une évidence avec le lien d’opposition et le lien de conséquence : il sait qu’il ne peut pas tenir tête au chien, il agit par instinct de survie. Bon, ce n’est pas non plus le Renard qui prémédite ses flatteries pour mieux tromper son adversaire, mais cette situation inhabituelle nous montre un loup sur le point de quitter son stéréotype, et c’est justement tout l’enjeu de la fable ! Le Mâtin, au sens propre, c’est un gros chien de garde, mais au sens figuré, le mot peut désigner une personne qui a beaucoup d’aplomb. La Fontaine s’amuse à juxtaposer le monde des animaux et le monde des humains. « Sire loup » renonce à « livrer bataille » : c’est un vocabulaire plus adapté pour raconter une guerre entre deux seigneurs, qu’un combat entre un chien et un loup au milieu des bois. Vu son infériorité militaire, le loup est obligé de se tourner vers une solution diplomatique. L’évolution des verbes est frappante : des verbes d’action pour commencer « attaquer, mettre en quartiers, faire, livrer bataille » puis, uniquement des verbes de parole « aborder, entrer en propos, faire compliment, admirer ». C’est intéressant parce qu’on voit comment la nécessité de survie amène la coopération et donc le langage : la civilisation incarnée par le chien est rendue possible parce que le discours a justement remplacé l’usage de la force. On pourrait aussi lire cette fable en parallèle avec Le Loup et l'Agneau, où on fait notamment allusion aux chiens qui gardent les troupeaux. Face au Chien, le Loup est en position d’infériorité, comme l'agneau, sauf que le chien incarne une force différente, celle d'un certain ordre de la société. Ici les différents verbes de parole sont en plus au présent de narration, ce qui leur donne une certaine vivacité. On peut même percevoir le ton adouci du loup, avec les assonances (retour de sons voyelles) en O et ON . Comme au théâtre, les répliques des acteurs font progresser l’intrigue, dans le schéma narratif, le début du dialogue correspond bien aux péripéties. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et le chien, partie 3)
Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car, quoi ? rien d’assuré ! point de franche lippée !
Tout à la pointe de l’épée !
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin.
Le loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
| Le chien appelle le loup « beau sire » alors que l’adjectif n’était justement pas pour lui jusque-là. Le narrateur souligne ironiquement l’aspect physique du loup, tout en montrant que le chien est effectivement poli. Le lecteur du XVIIe siècle reconnaît bien les règles de bonne conduite qui s’inspirent de la rhétorique classique : on commence un discours par un exorde, pour mieux se concilier son auditoire. Dans la tragédie, le destin, c’est une fatalité, un avenir irrévocable. Or ici, le chien parle de « meilleur destin » comme si on pouvait le changer ! Avec en plus des verbes de mouvement à l’impératif : « Quittez les bois … Suivez moi ». Dans la tragédie classique, l’unité de lieu symbolise justement l’enfermement du destin. Est-ce qu’on peut vraiment penser que le loup va quitter les bois ? Et en effet, le loup est sans cesse ramené à ce qu’il représente symboliquement « vos pareils » : une classe sociale, ou plus généralement, le concept de pauvreté. Le mot « cancre » c’est un terme vieilli, pour désigner une personne sans fortune. Une « haire », c’est une chemise grossière, et au sens figuré, par métonymie, une personne extrêmement misérable. Le Chien utilise les ressources de l’argumentation, mais de manière un peu exagérée : il pose une question rhétorique « Car quoi ? » (c’est à dire, une question dont la réponse s’impose toute seule), et il y répond lui-même sans attendre « rien d'assuré » : il implique le loup dans son discours, même si c’est de manière un peu grossière. Le mot « rien » est central : d’abord parce que ça réactive le portrait du début « les os et la peau ». Ensuite parce qu’il s’oppose à « tout » qui vient juste après. C’est une utilisation très spéciale du pronom « tout » dans un sens restrictif : la moindre chose n’est obtenue qu’à la condition de combattre. Ce « tout » est donc en fait ironiquement très proche d’un « rien » ! C’est même une image très évocatrice : « tout à la pointe de l’épée » : en effet, on ne peut pas mettre grand chose au bout d’une épée ! Pour une « franche lippée » il vaut mieux une assiette. On retrouve la même image dans Le Renard et la Cigogne, avec le renard qui parvient à laper ce que la cigogne ne peut que picorer. La « pointe de l’épée » c’est aussi une expression qui met sire loup dans une activité aristocratique : le duel à l’épée. La « lippée » au contraire concerne seulement les animaux. Le fabuliste s’amuse à juxtaposer les deux univers, il joue avec les limites du genre. D’ailleurs, les illustrations de cette fable vont bien dans ce sens, en représentant les deux animaux en habit. Enfin, les humains sont étrangement anonymes : « ceux du logis » avec le pronom démonstratif qui rend totalement indifférent le fait d’avoir tel ou tel maître. D’ailleurs le pronom possessif est aussi ironique : comme si le Chien possédait son maître et non l’inverse ! Avec cette allusion, le fabuliste nous invite à réfléchir au-delà de la seule alternative Loup / Chien. Que représentent les humains chez La Fontaine ? Hé bien justement, si on regarde d'autres fables, comme « Le Loup et les Bergers » ou « L'Homme et la Couleuvre », l'homme est représenté comme le plus ingrat des animaux. La présence de l’homme dans la fable, c’est souvent une invitation à s’extraire du récit pour mieux réfléchir au cadre lui-même. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et le chien, partie 4)
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le cou du chien pelé.
Qu’est-ce là ? lui dit-il. — Rien. — Quoi ! rien ! — Peu de chose. —
Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
| Le Loup s’approprie le discours du Chien avec la voix pronominale « se forge » : le pronom personnel réfléchi en fait le destinataire. Le mot « félicité » est en plus particulièrement bien choisi, du latin felicitas = bonheur, mais aussi, prospérité. Le loup se projette déjà tellement dans l’avenir qu’il pleure sur sa propre condition présente : c’est une marque de moquerie du fabuliste. Le participe présent inscrit l’action dans la durée : c’est un moment de silence qui suit le discours du Chien. D’un point de vue narratif, la fable bascule alors sur un simple mot « pêlé », mis en valeur après la virgule. C’est bien ça le pouvoir des fables, un fait a plus de force que tous les discours : la marque du collier, l’absence de pelage sur le cou, symbolise l’absence de liberté. On retrouve le discours direct, mais cette fois-ci, changement de rythme, les répliques s’enchaînent : quatre dans un seul alexandrin, c'est plutôt rare ! Au théâtre, on appellerait ça des stichomythies (répliques qui s'enchaînent rapidement). Cela redonne de la vivacité au récit, et on comprend que le loup reprend le contrôle de la conversation. On retrouve le mot « rien » qui constitue une réplique à lui tout seul, et qui est répété une deuxième fois. Du coup le chien est obligé de se reprendre : « peu de chose ». La fable permet de faire ressortir les ficelles de l’argumentation du chien : parfois, « rien » ça reste quelque chose. D’ailleurs le Chien utilise souvent des petites expressions d’atténuation « presque rien … peu de choses … peut-être », et à la fin « pas toujours ». Il tente de dissimuler la cause qui fait tomber à l’eau toute la logique de son raisonnement. Les trois verbes actifs donner la chasse, flatter, complaire, deviennent un verbe passif « être attaché ». Les actes deviennent un état, le collier imprime sa marque dans le corps même du chien. Le « collier » est bien un symbole de servitude, avec la subordonnée qui constitue un pléonasme (la répétition d’une même idée) : porter un collier et être attaché sont une seule et même chose. C’est tellement vrai que ce verbe est au présent d’énonciation : l’action est vraie au moment où on parle… Même au milieu des bois et sans son collier, il reste attaché, il n’a pas de liberté. C’est une caractéristique constante de sa condition de vie. On peut remarquer aussi que, dans cette voix passive, le complément d’agent n’est pas exprimé. Encore une fois, celui qui brille par son absence dans cette fable, c’est l’être humain : c’est lui qui impose ce choix entre misère ou servitude. Indirectement, La Fontaine interroge le bien fondé du pouvoir. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et le chien, partie 5)
Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor.
| Le loup interrompt le chien en alternant la première et deuxième personne. Il a le premier et le dernier mot, alors que le chien n’a pas même un vers entier. C‘est bien le loup qui clôt le débat en cette fin de la fable : dans les fables de La Fontaine, c’est souvent le personnage qui parle le moins qui a finalement raison, car la sagesse ne passe pas nécessairement par les paroles. Dans la même logique, les mots qui ont le plus de poids se confondent souvent avec des actions comme « attaché » qui nie le verbe « courir ». La Fontaine joue avec les limites de la valeur performative du langage : quand la parole vaut pour un acte. Le Loup vocalise « attaché » comme une exclamation, voire une onomatopée. Ce mot est en soi un acte de rejet. Aucun raisonnement logique ou argumenté n’est nécessaire pour justifier le refus du loup, il lui suffit de répéter le même verbe à la forme négative : « je ne veux point et ne voudrait ». Face au « rien » du chien, il oppose un catégorique « en aucune sorte ». Le loup rebondit toujours précisément sur les mots du chien : « rien », puis « attaché » et enfin « importe ». Ce sont autant de points d’achoppement entre les 2 personnages : ce qui n’est rien pour l'un est au contraire ce qui importe le plus pour l’autre : du latin in portare = porter au-dessus. Alors que la question rhétorique du chien attendait implicitement en réponse rien ; le loup lui renvoie « si bien » c’est à dire exactement l’inverse. Dans le schéma narratif, ce revirement catégorique du loup produit un effet de chute : au lieu de trouver une résolution dans la situation finale, on en revient à la situation initiale. Le mot « encor » et le présent de narration qui tend vers un présent de vérité générale (pour des actions vraies en tout temps) semblent figer cette dernière image comme une image d’épinal : le loup ne pourrait, ni dans le passé ni dans l’avenir, renoncer à la liberté, sinon, il ne serait plus loup. Mais est-ce que cette inflexibilité ne l’enferme pas lui aussi dans un cercle vicieux ? C’est d’ailleurs typique dans le théâtre classique : les personnages sont immuables, parce qu’ils représentent une idée conduite jusqu’à ses ultimes conséquences. Dans la tragédie, Phèdre ne peut cesser d’aimer Hippolyte. Dans la comédie, Harpagon ne peut cesser d’être avare, Dom Juan reste un Dom Juan, peut-être même après sa mort... Bref, le loup ne pouvait que rester loup. Dans cette fable, le mot qui représente le mieux le personnage du loup, c’est finalement le verbe « courir » qui revient deux fois. Musicalement, il est mis en valeur par l’enjambement qui illustre bien cette soif du loup de fuir sans cesse : sa liberté a plus de valeur qu’un trésor ! Mais est-ce que le fabuliste lui donne pour autant raison sans réserve ? Dans ce dernier vers le loup semble libre et pourtant incapable de se libérer de sa condition initiale... C’est fin en demi-teinte où il apparaît finalement tout aussi extrême que le Chien. Or La Fontaine prône la modération. L’absence de morale ne nous invite pas tant à nous résigner avec le loup, qu’à penser une voie intermédiaire et modérée. Dernière question : pourquoi transformer la couronne qu’on trouve chez Phèdre, en trésor ? Il me semble que c’est une preuve que La Fontaine dissimule sciemment les enjeux de pouvoir, pour mieux les laisser briller par leur absence : au lecteur maintenant d’exercer son esprit critique. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le rat de ville et le rat des champs , partie 1)
Autrefois le rat de ville
Invita le rat des champs,
D’une façon fort civile,
À des reliefs d’ortolans.
Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête ;
Rien ne manquait au festin :
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.
| La fable commence presque comme un conte « Autrefois »... qui a le même rôle que au célèbre « il était une fois » : il plonge le lecteur dans un ailleurs indéterminé et intemporel. D’ailleurs, les personnages sont présentés comme s’ils étaient déjà bien connus du lecteur, avec un article défini : le rat de ville et le rat des champs. Ce sont presque déjà des allégories : la représentation concrète d’une idée abstraite. Et en effet, chaque rat est d’abord défini par le lieu qu’il habite : le premier représente n’importe quel habitant des villes, l’autre représente n’importe quel habitant des campagnes. C’est le propre de la fable : les animaux permettent de mieux parler de la société humaine. Et voilà pourquoi la fable va plus loin que le conte : comme une grande allégorie, elle construit des espaces symboliques, qui vont représenter et confronter des idées. C’est ce qu’on appelle un apologue : le récit n’est en fait que le support d’une idée philosophique ou morale. En plus, la fable va utiliser les ressources de la poésie. Ici par exemple, toute l’histoire est racontée avec des heptasyllabes (des vers de sept syllabes) : c’est un rythme impair, musical, presque dansant. Avec cette cadence un peu sautillante, on entend déjà le déplacement des rats. D’ailleurs, La Fontaine appelle parfois les rats et les souris : « la gent trotte-menu ». Le fabuliste utilise toutes les ressources de la poésie pour rendre son récit évocateur et plaisant. Tout au long de la fable, les rimes sont croisées, sauf pour la toute dernière strophe, où les rimes sont embrassées : la progression des rimes s’adapte bien à la progression de l’histoire. Le repas d’ortolans est repris par d’autres termes connotés très positivement : la vie, le régal, le festin, la fête. On dirait même que c’est une gradation : une augmentation en intensité, chaque terme est plus fort que le précédent. La ville est donc associée à des notions abstraites très générales de raffinement un peu outrancières. Ensuite, « mettre le couvert sur un tapis » c'est-à-dire, à même le sol, c’est un peu étrange, car même si les rats mangent bien ce qui est tombé par terre, ils n’utilisent pas de couverts... La Fontaine mélange le monde des animaux et le monde des humains pour mieux montrer que la sophistication de la ville a quelque chose de factice. On a donc un repas qui est présenté à la fois comme un festin, une fête somptueuse, et des restes au sol d’une maison où se promènent des rats... Quand le narrateur préfère laisser son lecteur imaginer la vie de ces rats, il l’invite implicitement à voir toute l’ironie de ses propos. C’est une prétérition : dire en annonçant ce qu’on ne va pas dire. Les rats sont deux amis : c’est une première manière de les rapprocher du monde des humains, en les incluant dans un lien social. Ensuite, l’invitation qui est faite « d’une façon fort civile » : on dirait une action diplomatique, comme deux seigneurs qui habitent des contrées séparées... C’est en plus ici une rime signifiante : les manières civiles sont musicalement associées à la ville, le rat veut montrer son domaine. D’ailleurs dans « Rat de ville » on entend coup sur coup les voyelles A et I qui reviennent dans toute la deuxième strophe. Ces assonances (retour de sons voyelle) montrent qu’on est bien là dans le domaine du rat des villes. La musicalité de la fable permet bien de renforcer le lien animaux / humains, et l’opposition ville / campagne. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le rat de ville et le rat des champs , partie 2)
À la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le rat de ville détale ;
Son camarade le suit.
Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt ;
Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.
| Le fabuliste revient en arrière pour mieux décrire le moment où les deux rats entendent du bruit. Dans le schéma narratif, on peut dire qu’il prolonge encore un peu le moment du nœud de l’action pour créer un effet de suspense. En plus, le complément circonstanciel de lieu en tête de phrase vient retarder encore un peu ce moment stratégique. Alors que tout le texte était au passé, on passe brusquement au présent de l’indicatif, « le rat de ville détale // Son camarade le suit ». Les actions sont comme actualisées sous les yeux du lecteur : on entre bien dans les péripéties du schéma narratif. En même temps, tous ces effets sont renforcés par des allitérations (retours de sons consonnes), en R pour donner à entendre le bruit de la porte, en T pour imiter la fuite des rats. Dans la version d’Ésope, le danger est bien décrit, c’est le maître de maison qui entre dans la pièce : Comme ils s’apprêtaient à commencer le festin, soudain un homme ouvrit la porte. Effrayés du bruit, nos rats se précipitèrent peureusement dans les fentes. Ésope, Fables, Le Rat des champs et le Rat de maison, VIIe av. J.-C. Horace va même jusqu’à mentionner les chiens de la maison : Quand un grand bruit de clefs vient déranger la fête. La porte s’ouvre. Où fuir ? Troublés, perdant la tête, Nos rats sautent de table, et, pour chercher un trou, Par tout l’appartement courent sans savoir où, Cependant que des chiens aboyant dans l’enceinte, La voix qui retentit redouble encor leur crainte. (Horace, Satires, Livre II, Satire VI, Ier siècle après J.-C., traduction de Louis-Vincent Raoul, 1829.) Chez La Fontaine au contraire, la menace est de moins en moins précise : « quelqu’un » devient un simple « bruit » à la porte. Enfin, « on se retire » avec le pronom indéfini qui ne renvoie à personne en particulier. C’est juste un danger, dans sa dimension universelle. On peut aussi penser aux risques que prennent les courtisans en venant à Versailles : ils sont sans cesse sous les yeux du roi, ils dépendent de lui pour subsister, et il peut les disgracier au moindre faux pas... Dans ses Mémoires, Saint-Simon raconte par exemple la disgrâce de Mme de Saint-Géran, qui donnait des repas un peu trop longs et arrosés, en compagnie de personnes extérieures à la cour... La peur augmente au fur et à mesure de la fable. D’abord le rat des champs n’a pas conscience du danger, il se contente de suivre son camarade qui a de l’expérience : on comprend que le Rat de ville est habitué à être prudent. Quand ils reviennent, c’est carrément une « campagne » c’est à dire, une mission militaire. À partir du moment où ils ont été interrompus, le lieu de fête est devenu un champ de bataille. Le sentiment d’urgence est retranscrit par les phrases ou propositions nominales, qui sont construites sans verbe conjugué : « Rats en campagne aussitôt … Et le citadin de dire ». Les propositions sont juxtaposées, ou simplement coordonnées au milieu de la strophe. Avec l’adverbe temporel « aussitôt », tout ça contribue bien à accélérer le rythme. Le mot « rôt » avec l’accent circonflexe désigne bien un rôti : pour le rat de ville, rien n’a changé, on retrouve le repas tel qu’il était. Mais bon, « rôt » est aussi un homophone du mot « rot » sans accent circonflexe qui se prononce pareil (probablement dès le XVIe siècle). Le narrateur est malicieux : les rats sont obligés de manger trop vite, peut-être aussi d’avaler de l’air. Bref, leur repas est gâché par l’inquiétude. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le rat de ville et le rat des champs , partie 3)
C’est assez, dit le rustique :
Demain vous viendrez chez moi.
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de roi :
Mais rien ne vient m’interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc. Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre !
| Dans la version d’Horace, le festin est longuement décrit, chez Ésope, les rats sont même dérangés deux fois. La Fontaine au contraire simplifie le récit au maximum, pour arriver rapidement au dénouement dans notre schéma narratif, avec le futur de l’indicatif qui montre bien ici qu’on aboutit à des actions qui ne seront pas racontées. Ce dénouement est encadré par deux expressions qui insistent sur l’interruption du récit : « C’est assez » qui entre en écho avec « Adieu donc » : ce dénouement est bien un moment de rupture. Du coup la morale est bien mise en valeur sans pour autant être séparée du récit. La morale prolonge le récit lui-même pour lui donner sa dimension universelle, regardez : d’abord, elle répond naturellement au lien logique d’opposition, ensuite, elle commence en plein milieu du vers, elle est pleinement intégrée à la réplique du Rat des champs… Et enfin, elle participe musicalement au récit avec les rimes embrassées. Les deux dernières strophes sont au discours direct : les paroles sont rapportées sans modifications. C’est le rat des champs qui prend en charge la morale, avec une réplique très orale : on a des exclamations, une interjection qui appartient au registre familier à l’époque : « Fi » c’est à dire « peu importe ». Le récit entre dans le domaine du théâtre, c’est presque une tirade de comédie. Les sonorités aussi créent un effet de légèreté : « rien … vient » deux voyelles qui se prononcent dans une même syllabe, c’est ce qu’on appelle une synérèse. En même temps, les enjambements donnent une véritable fluidité aux vers : « je me pique // de tous vos festins … fi du plaisir // que la crainte peut corrompre ». Ces effets de naturel rejoignent bien le sens de la morale : la profondeur des propos n’empêche par la légèreté de la forme, au contraire même : la simplicité est une marque de sagesse. La « crainte » : peut valoir pour n’importe quel danger. Le « plaisir » aussi est une notion très abstraite : la mésaventure se termine sur des concepts pratiquement philosophiques, et au présent de vérité général : pour des actions valables en tout temps. On retrouve ici les jeux d’opposition qui courent à travers toute la fable : « moi » rime avec « roi », la simplicité s’oppose à la magnificence. De même, « plaisir » rime avec « loisir » : le repas sophistiqué du côté du plaisir, la simplicité et le temps long du côté du loisir. D’ailleurs, le mot « plaisir » est complètement redéfini par le mot « crainte » dans la subordonnée relative, à travers le verbe « corrompre » qui termine la fable comme une pointe. Or justement ce verbe a plusieurs sens : d’un côté abîmer, altérer, pourrir (ce qui s’applique parfaitement aux restes d’un repas), mais aussi pervertir, dépraver, soudoyer (et là on retrouve toute la dimension satirique qui vise le monde des humains). « Ce n’est pas que je me pique » est une expression figée : « ne croyez pas que je sois offensé par vos festins ». Mais en même temps, le verbe « piquer » peut aussi désigner ce qui s’abîme, ce qui est piqué de moisissure, il contredit implicitement le terme de « festin ». On perçoit bien l’ironie du narrateur à travers les paroles du Rat des champs. Le Rat des champs est devenu ici « le rustique » qui s’oppose donc au « citadin ». Le terme est plutôt dépréciatif : ce qui est rustique est un peu trop simple, peu raffiné. Et pourtant, c’est justement au rustique que La Fontaine confie la morale de la fable, et ça fait partie de l’effet de surprise de la fin de l’histoire : la sagesse n’est pas associée à ce qui est normalement valorisé, notamment dans les milieux visés par La Fontaine : la noblesse et les courtisans à Versailles. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et l’agneau, partie 1)
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
| Vous avez remarqué ? Le ton est étrangement péremptoire : « toujours » est sans nuance. Le moraliste s’invite à la première personne, le verbe « montrer » est lourd, on se croirait dans une dissertation scolaire. « Tout à l’heure » signifie « tout de suite » : On est loin de l’humilité et de la délicatesse habituelle de La Fontaine. Tous ces signaux indiquent au lecteur qu’il va devoir se guider par lui-même dans cette fable. Pour mener une démonstration convaincante, l'orateur doit normalement suivre quelques règles bien connues en rhétorique : la première partie du discours doit prédisposer l'auditoire favorablement, c’est ce qu’on appelle l’exorde. En annonçant sa démonstration sans précautions oratoires, La Fontaine fait semblant de commettre une faute : le lecteur de l’époque est immédiatement interpellé. Le mot « raison » a un sens philosophique très présent à l’époque : la raison, c’est la faculté de juger, de distinguer ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est aussi un terme rhétorique : une preuve apportée par une argumentation logique. C’est enfin un terme juridique : demander raison, c'est demander justice. On voit bien que La Fontaine interroge son lecteur : est-ce que la raison du plus fort correspond en effet à la vérité, à la logique et à la justice ? L’équivalence entre le superlatif et le comparatif est construite comme une évidence avec le verbe être au présent de vérité générale, comme une définition. Cela pose quand même une question : que signifie « meilleur » ? Si ce n’est pas le principe de vérité ou de justice ? Pour le définir, on revient au premier terme : le meilleur, c’est le plus fort. Un raisonnement circulaire, qui se prouve lui-même comme ça, c’est ce qu’on appelle une tautologie. Dès les premiers vers, le lecteur est invité à utiliser son sens critique pour déceler les failles de l’argumentation. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et l’agneau, partie 2)
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
| Les trois imparfaits mettent en place les actions d'arrière-plan. Ensuite, on attendrait normalement un passé simple pour les actions de premier plan, mais La Fontaine choisit le présent de l’indicatif : l'action est pour ainsi dire actualisée sous les yeux du lecteur. Ce verbe au présent crée plusieurs effets de style. D'abord en terme de schéma narratif, il introduit le nœud de l'intrigue dans la situation initiale : l'action sera déclenchée dès que le loup prendra la parole. Ensuite, d’un point de vue musical, il oblige le lecteur à prononcer le i de « survient » dans la même syllabe : les voyelles se bousculent et renforcent cette idée de brutalité. Ce verbe au présent crée en plus un jeu d’échos avec le son UN c’est une allitération, un retour de son voyelles. « Survient » rime avec « à jeun » et « faim » qui répètent d’ailleurs la même idée ! ce loup a les crocs ! C’est presque le début d’une tragédie : le destin de l’agneau est fatal, comme un Héros tragique, il est d’emblée écrasé par des forces qui le dépassent. Mais au contraire du Héros tragique, il est totalement innocent, ou alors, il n’est coupable que d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Les deux animaux sont mis en parallèle en tête de vers, comme deux archétypes universels naturellement opposés : d’un côté, la proie, l’innocence. De l’autre, le prédateur, la violence. Dans la fable, les deux animaux représentent bien sûr des caractères humains : « homo homini lupus est » : « L’homme est un loup pour l’homme » c'est une idée qu'on retrouve chez Plaute, puis Rabelais et Montaigne par exemple. La Fontaine lui-même nous invite à développer cette dimension symbolique : l’agneau est associé à la pureté de l’onde. Le mot « onde » est d’ailleurs particulièrement poétique. En cette époque imprégnée de morale chrétienne, les lecteurs pensent évidemment à l'eau du baptême et à la dimension christique de l’agneau de Dieu, qui se sacrifie pour laver les péchés des hommes. On retrouve également le loup et l'agneau dans la bible, pour représenter les antagonismes les plus fondamentaux. Dans la tradition antique et médiévale, où le fabuliste n’hésite pas à puiser, le loup est cruel, il se distingue bien du renard, qui agit par ruse et avec un motif précis. On retrouve cet antagonisme dans la métrique. Pour l’Agneau, deux vers courts : des octosyllabes, des vers de 8 syllabes, avec des pauses tous les 4 syllabes « Un Agneau se / désaltérait // Dans le courant / d’une onde pure ». La phrase se prolonge sur les deux vers, c’est ce qu’on appelle un enjambement. La prononciation coule toute seule, comme la rivière. Au contraire, les deux vers qui concernent le loup sont heurtés : un alexandrin, un décasyllabe, de 12 et 10 syllabes. « À jeun » devrait qualifier directement le loup, mais on se rapproche ici d'un complément circonstanciel de manière pour l'action de survenir. Tout dans ce vers est heurté et incertain. Dans le même sens, le pronom relatif qui construit la subordonnée est volontairement séparé de son antécédent, et le complément circonstanciel de lieu reporte le verbe à la fin de la phrase, ce qui crée un effet d'attente. Le rythme et la musicalité du vers nous donnent à voir la démarche menaçante du loup. La « faim » est le sujet du verbe « attirer » c’est elle qui agit, comme un personnage. On peut presque parler d’allégorie ici (une chose abstraite représentée de manière concrète et symbolique). Par glissement, le loup est comme une incarnation vivante du concept universel de faim, dans ce qu’elle a de plus violent. Le dialogue qui va se dérouler n’est que le vernis de la civilisation par-dessus les pulsions animales. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et l’agneau, partie 3)
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
| Selon les versions, la ponctuation des dialogues peut changer, mais de toutes les façons, la conversation entre les deux animaux est mise en scène au discours direct : les paroles sont rapportées telles quelles, comme les tirades d'une pièce de théâtre. D'ailleurs l'intervention du narrateur « plein de rage » fonctionne exactement comme une didascalie qui donne le ton de la réplique. « plein de rage »… C'est en plus un jugement que le narrateur porte sur le personnage : on est loin des valeurs de modération du classicisme et de la bienséance qu'on attend d'un honnête homme à la cour. L'attitude du loup lui enlève d'avance toute crédibilité. Avec le démonstratif, « cet animal », on dirait même que le fabuliste est réticent à rendre ce personnage humain. C'est le loup qui prend la parole en premier : l'équilibre de base est rompu. Dans le schéma narratif, on peut dire qu'on sort véritablement de la situation initiale pour affronter le nœud de l'action. Dans le discours du loup, les pronoms personnels sont tout de suite mis en conflit : le loup tutoie l'agneau, il l'oppose à la première personne du singulier, qui est en plus un possessif. Les allitérations, retour de sons consonnes en T soulignent les chefs d'accusations (troubler, la témérité) et la punition (châtier). On a en plus une diérèse sur le châtiment : le i est prononcé dans une syllabe séparée. La musicalité de la réplique révèle bien les intentions du loup. Le loup commence par une question rhétorique : une question qui n'attend pas de réponse. Peu importe « qui » au fond : ce qui est important pour lui, c'est le présupposé (ce qui est considéré comme vrai préalablement à l'énoncé) : il trouble son breuvage. Ce point là n'est même pas questionné : cela lui permet de valider l'accusation sans avoir à la discuter. On voit bien que l'accusation en elle-même est légère, notamment parce que La Fontaine avait préparé son lecteur : c'est une onde pure. D'ailleurs, ce verbe est polysémique, il a plusieurs sens : l'eau serait seulement troublée visuellement ou carrément contaminée par l'agneau ? Le terme de « rage » nous laisse penser que ce serait plutôt le loup qui serait contagieux. Le breuvage troublé représente bien le loup troublé, c'est-à-dire dérangé. C'est une métonymie, un glissement de sens par proximité. Le reproche se déplace insensiblement d'un acte (troubler l'eau) à un état (être hardi, être téméraire). Ces reproches sont abstraits et généraux : derrière l'accusation du loup se trouve une situation type : le fait d'accuser quelqu'un d'exister. Dans cette réplique, on retrouve en raccourci toute une procédure juridique : l'accusation « troubler », puis le jugement « châtié ». La punition est envisagée au futur simple, avant même de donner la parole à la défense. On remarque aussi l'absence de liens logiques : c'est ce qu'on appelle une asyndète : la conclusion du loup procureur ne repose sur aucun raisonnement. Enfin, le terme de « témérité » est intéressant dans un procès : il donne à l'agneau l'intention délibérée de troubler l'eau pour nuire au loup, il retient donc la préméditation. C'est en plus une improbable inversion des rôles : celui qui est normalement le prédateur, le loup, serait agressé par l'agneau ? Toutes ces dissonances décrédibilisent d'avance la parole du loup. Ce passage a un rythme étrange, regardez : deux alexandrins séparés par un octosyllabe. Pour celui-là, on est obligé de lire d'un coup les cinq premières syllabes, puis les trois qui suivent, comme si la rage venait interrompre le vers. La musicalité va dans le même sens, avec les allitérations en R qui imitent le grognement ou le hurlement du loup. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et l’agneau, partie 4)
Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
| En rhétorique, un discours convaincant et bien construit est traditionnellement composé de 5 parties canoniques : l'exorde, la narration, la confirmation, la réfutation, et la péroraison. On va les regarder un par un, et vous allez voir que l'agneau respecte parfaitement les règles classiques de la rhétorique. D'abord, l'exorde permet de bien disposer son auditoire. Et ici en effet, l'agneau s'adresse au loup avec un titre de noblesse « Sire », il va même jusqu'à l'appeler « Votre Majesté » qui est normalement réservé au roi. Si on transpose la situation dans le monde des humains, le loup est un grand seigneur belliqueux, que le jeune vassal tente d'amadouer en le traitant comme un roi. L'agneau est très poli, il vouvoie le loup, au lieu de lui renvoyer son tutoiement. Il va même passer à la troisième personne pour créer une distance particulièrement respectueuse. « Que votre Majesté ne se mette pas en colère »… alors que le loup est déjà plein de rage : c'est une manière très habile de ne pas lui faire de reproches, pour le disposer le mieux à la conversation. Tous ces indices correspondent bien à l'exorde. Ensuite, la narration correspond à l'exposé des faits. L'agneau l'introduit avec un lien logique d'opposition « mais plutôt » et un verbe « considérer » : exactement comme un bon avocat qui invite son auditoire à examiner la situation rationnellement. Vous avez remarqué que l'agneau utilise exactement le même verbe que le fabuliste lui-même : il se désaltère. Il dit ce qu'on sait déjà, cela donne au discours une dimension d'évidence et de vérité. On ne peut l'accuser que de boire de l’eau, un geste vital et universel. Pour ainsi dire, l’agneau n’apparaît coupable que d’exister. Avec ces indices, le fabuliste implique le lecteur et donne raison à l'agneau. Ensuite, la troisième partie du discours, c'est la confirmation : les arguments sont explicités et amplifiés. L'agneau donne des faits précis et mesurables « plus de vingt pas en dessous d'elle » il prend même par précaution, l'estimation la plus basse. Avec le lien de conséquence, l'agneau fait de la rivière une métaphore de son raisonnement, implacable comme les lois de la nature : les causes sont du côté de la source, les conséquences sont en aval : elles viennent forcément après. La quatrième partie canonique du discours, c'est la réfutation : on invalide les arguments de l'adversaire, ou encore, on les concède ou on les conteste d'avance. En bon rhétoricien, c'est exactement ce que fait l'agneau ici, il reprend précisément le verbe employé par le loup « en aucune façon, je ne puis troubler sa boisson » Enfin, la péroraison : c'est un envoi pour laisser une impression décisive. Ici, je vois deux interprétations possibles. Soit on considère que le verbe « pouvoir » à la forme négative constitue en soi une pointe qui confirme l'innocence de l'agneau. Soit on considère que le loup coupe la parole de l'agneau, et l'empêche de terminer sa tirade. Le lecteur du XVIIe siècle qui connaît bien règles rhétoriques perçoit bien l'impolitesse et l'impatience du loup. On peut certainement voir dans ce discours de l'Agneau, des arguments cachés en faveur de Fouquet, que La Fontaine continue de défendre indirectement : Fouquet ne pouvait pas porter ombrage à Louis XIV, puisqu'il était en contrebas : dans une situation d'infériorité. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et l’agneau, partie 5)
— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
— Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
— Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
— Je n'en ai point. — C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
| Ici, le dialogue s'accélère, c'est ce qu'on appellerait au théâtre des stichomythies : les répliques s'enchaînent rapidement. En plus, le hiatus (deux voyelles qui se suivent) est prononcé dans la même syllabe, c'est ce qu'on appelle une synérèse : ça accélère encore le rythme. La forme et la musicalité du vers révèlent un duel verbal où le loup finit par prendre tout l'espace sonore. Dans le schéma narratif, on peut dire que ce dialogue mouvementé prend la place des péripéties. C'est souvent le cas dans la fable : les paroles sont comme des actions, la parole est en soi une aventure. Comme dans un procès, le lecteur est mis à la place d'un juge ou d'un juré, qui évalue la cause de l'agneau et celle du loup. Le lecteur est aussi guidé par les appréciations du fabuliste lui-même. Le loup, qui était un « animal plein de rage » est maintenant une « bête cruelle » : c'est une gradation, une évolution en intensité, vers le pire. La bête a une connotation négative que n'a pas le terme animal. De même, dans la cruauté, il y a une notion de plaisir qu'on n'a pas dans la rage. Le jugement est plus sévère. Le jeu avec les pronoms personnels est intéressant ici : la première personne du loup encadre la première personne de l'Agneau. Au fur et à mesure du dialogue, le lecteur réalise que le jugement sera finalement rendu par l'accusation : le loup est juge et partie. Ce n'est donc pas à un procès mais bien une vengeance personnelle. La deuxième personne sert exclusivement à accuser l'agneau. « Tu la troubles … tu médis, etc. » Il y en a de plus en plus : on comprend que le loup est obligé de multiplier les accusations, parce que chaque argument n'est pas assez solide tout seul. Le rythme aussi est comme gonflé artificiellement : « vous, / vos bergers / et vos chiens, / on me l'a dit, / il faut que je me venge. » La parole du loup est déjà implicitement discréditée par la musicalité du langage. Au lieu de démonter les preuves de l'agneau, le loup se contente de les contredire : « Tu la troubles ». C’est un peu court, il est obligé de trouver une autre accusation. Ici, le lien logique d'addition est utilisé faute d'avoir une cause-conséquence. Le seul lien logique de conséquence qu'il utilise est vide de sens « c’est donc quelqu’un des tiens ». Impossible de retrouver la cause logique de cette affirmation. Contrairement au Loup, la logique est très présente dans les répliques de l'Agneau : le mode conditionnel implique la nécessité d’une condition. Le pronom interrogatif « Comment » permet de poser une véritable question ouverte, sans présupposé. L'Agneau présente des faits « je n’étais pas né » suivis d'une preuve facilement vérifiable « je tette encore ma mère ». L'Agneau ne peut pas médire, puisqu'il tette encore sa mère. Métaphoriquement, la nourriture et le langage sont liés : le lait et l’eau représentent la pureté de la vérité qui sort de la bouche de l'Agneau. Symboliquement le loup représente au contraire celui dont la parole est dévoratrice. Et en effet, toute l'argumentation du loup consiste à élargir au maximum le champ des coupables à punir : l'agneau, son frère, quelqu'un des tiens, c'est à dire « l'un des tiens »… La tournure est un peu vieillie ici : en fait, le déterminant indéfini insiste sur le caractère imprécis de l'accusation : |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le loup et l’agneau, partie 6)
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
| « Là-dessus » si on regarde notre schéma narratif, le dénouement est déclenché par les dernières paroles du loup : les mots ont ici une valeur performative : ils valent pour un acte. L'affirmation « Il faut que je me venge » est déjà une mise en scène de la vengeance. D'ailleurs, ce qui se passe après est caché « au fond des forêts » derrière le rideau qui est déjà tombé. Comme au théâtre, par bienséance, le meurtre ne peut pas être représenté sur scène. Alors qu'on attendrait naturellement le passé simple, les deux derniers verbes sont au présent de l'indicatif : « emporte … mange ». Ces dernières actions ressortent alors par leur violence : c'est la situation finale de notre schéma narratif. Avec ce présent de l'indicatif, on dirait que cette situation finale est comme figée dans une image d'épinal toujours vraie au moment où l'on parle. C'est souvent le cas quand un poème développe un symbole : le présent de narration pour relater des événements passés tend vers le présent de vérité générale pour des actions vraies en tout temps. « Sans autre forme de procès » : le dernier mot nous replonge dans la société humaine et vient pratiquement contredire la morale qui ouvre la fable : la raison du plus fort ne tient pas face à un procès en bonne et due forme : la justice est justement un outil collectif qui permet de surpasser les abus de pouvoir d'un particulier. Avec ce mot final, La Fontaine pense certainement au procès de Fouquet, qui a eu un grand retentissement à l'époque. Voltaire en parle dans son Siècle de Louis XIV : Cette sévérité n’était conforme ni aux anciennes lois du royaume, ni à celles de l’humanité. Ce qui révolta le plus l’esprit des citoyens, c’est que le chancelier fit exiler l’un des juges, [...] déterminé [...] à l’indulgence. Fouquet fut enfermé au château de Pignerol. Tous les historiens disent qu’il y mourut en 1680. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 1878. Alors que La Fontaine laisse tout le soin au lecteur de contredire la morale initiale, Ésope et Phèdre terminent leurs fables sur des morales explicites et sans appel : Cette fable montre qu’auprès des gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet. Ésope, Fables « Le Loup et l’Agneau », VIe siècle avant J.-C. Cette fable est pour certaines gens qui, sous de faux prétextes, accablent les innocents. Phèdre, Fables, « Le Loup et l’Agneau », Ier siècle après J.-C. Ésope insiste sur la justesse de la défense de l’Agneau, tandis que Phèdre insiste sur les faux prétextes du loup. La Fontaine au contraire donne ironiquement raison au plus fort, mais laisse au lecteur le soin de déceler les failles de son argumentation, et de ressentir l’injustice de la situation. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La mort et le bûcheron, partie 1)
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
| La fable est à la fois un poème, un récit et une petite mise en scène dramatique : La Fontaine joue avec les ressources des trois genres. Les imparfaits pour la situation initiale. Ensuite, on attendrait le passé simple, mais La Fontaine passe carrément au présent comme pour mieux mettre l’élément perturbateur sous les yeux du lecteur. Parallèlement, le schéma des rimes correspond parfaitement à ce schéma narratif : rimes embrassées pour la situation initiale, rimes suivies pour l’élément perturbateur. Le rythme aussi nous donne à voir la scène : uniquement des alexandrins, avec des hémistiches bien séparées : la coupe (l’accent tonique) respecte la césure (la respiration naturelle du vers, soit toutes les 6 syllabes pour l’alexandrin). Ce rythme régulier et pesant représente bien la marche du bûcheron. Le fabuliste joue au metteur en scène et au dramaturge : il présente un personnage en situation, il plante un décor, « Un pauvre bûcheron » : le personnage principal est présenté avec un article indéfini, il est entièrement caractérisé par son activité et sa pauvreté : on comprend qu’il est surtout le représentant d’une humanité laissée pour compte. La Fontaine ne met pas en scène des animaux cette fois-ci : il nous donne à voir sans détour une réalité de l’époque : les hivers sont de plus en plus rudes, la mortalité augmente dans les campagnes, parfois même au point que ceux qui tiennent les registres paroissiaux ne parviennent plus à suivre le compte. La Fontaine joue avec le registre pathétique : tout est fait pour inspirer la pitié du lecteur, pour l’intéresser au sort de ce bûcheron. Les éléments qui désignent la souffrance physique sont accumulés : « gémissant et courbé … effort et douleur … marcher et tâcher de » avec la multiplication des conjonctions de coordination. La même image du bûcheron courbé revient avec insistance : « tout couvert de ramée … sous le faix du fagot … courbé » c’est un pléonasme (la répétition d’une même idée). La coordination est cruelle ici : le narrateur ajoute encore symboliquement du poids sur le dos du personnage. Dans le même sens, la pauvreté du bûcheron est répétée par le diminutif « chaumine » : elle est trop petite pour qu’on puisse parler d’une chaumière, ce n’est qu’une cabane avec un toit de chaume, c’est à dire, fait avec de la paille... Cette image redouble celle de l’homme immobilisé par le poids des branchages qu’il transporte : c’est comme s’il transportait sa maison sur son dos. Le bûcheron est un symbole vivant : « couvert de ramée … sous le faix du fagot » : on reconnaît le Héros tragique écrasé par des forces qui le dépassent ; sauf que dans la tragédie, on met en scène des personnages nobles. En jouant avec les marques du registre tragique sans y aller complètement, La Fontaine prépare déjà l’effet de surprise final de sa fable. Les actions sont sans cesse retardées : le bûcheron est séparé de son verbe marcher par trois longues appositions. Et encore, ce n’est pas une action qui aboutit : l’action de gagner sa chaumine n’est que le COI du verbe tâcher. Cette syntaxe participe à la dimension allégorique de la fable qui construit une réflexion philosophique : la vie serait comme une marche éprouvante qui se terminerait fatalement par un épuisement total. Et en effet, la seule action qui aboutit « mettre bas et songer » n’arrive qu’après la négation de toutes les autres actions, et va coïncider avec la venue de la mort... « Enfin » : le connecteur temporel fait progresser le récit, mais surtout, il prépare déjà la surprise finale : on suppose que la mort du bûcheron est proche. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La mort et le bûcheron, partie 2)
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée,
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
| Tout ce passage est au discours indirect : ce sont les paroles, ou plutôt les pensées du bûcheron, qui sont rapportées et adaptées au récit. Au théâtre, on aurait un véritable monologue à la première personne le personnage mis en scène énumère toutes les raisons qu’il a d’être désespéré (c’est un véritable topos dramatique notamment dans les tragédies)... Dans le schéma narratif, on est en plein cœur de l’intrigue : les complications sont mêlées et nouées entre elles. Ce monologue contribue beaucoup à la tonalité pathétique du passage : il nous fait entendre ses plaintes, tout en insistant sur sa solitude. Il pose des questions, mais il ne les pose à personne, ce sont des questions rhétoriques, des questions qui n’attendent pas de réponse. Et en plus, toutes les réponses implicites sont négatives… Toute cette négativité est redoublée par des adverbes de plus en plus forts : l’adverbe de temps quelquefois devient un adverbe de négation jamais. La phrase nominale (sans verbe) est en plus particulièrement frappante, et vise des choses particulièrement vitales : le pain, le repos. C’est un chiasme (une structure en miroir). On dit parfois que le chiasme imite la forme d’un piège : tout cela laisse penser qu'il ne peut y avoir qu’une issue tragique aux tourments du vieil homme. Toutes les responsabilités du bûcheron semblent déborder l’alexandrin, avec un enjambement (la phrase dépasse sur le vers suivant) et un octosyllabe qui prolonge encore la liste. Les rimes suivies donnent aussi l’impression que l’énumération ne va jamais s’arrêter : avec un réel talent de conteur et de poète, La Fontaine suscite la pitié du lecteur pour son personnage. L’armée, les impôts, la corvée : tous ces éléments renvoient à un contexte réel : en 1667 Louis XIV prépare une première guerre contre l’Espagne, la guerre de Dévolution, le contingent des armées est presque doublé. Dans les Pyrénées, les paysans refusent de payer la gabelle qui sert à consolider les places fortes. C’est la révolte des Angelets, qui va durer jusqu’en 1675. Tous ces tourments sont personnifiés par le verbe « lui font la peinture » : on dirait que chaque angoisse prend vie comme autant d’allégories qui envahissent les songes du bûcheron. Les moires de la mythologie grecque Nona Decima et Morta sont souvent représentées sous le feuillage d’un arbre persistant : leur travail se poursuit en toute saison ; elles dévident et coupent le fil de la vie des humains. Avec ce verbe « faire la peinture », La Fontaine s’amuse à nous faire remarquer la figure de style qu’il utilise ici, une hypotypose : la représentation réaliste et animée d’une scène pour la rendre la plus saisissante possible. Le tableau pitoyable qui se présente au bûcheron est en même temps sous nos yeux : le lecteur partage avec lui ce même rôle de spectateur impuissant face au malheur. La condition de ce bûcheron est représentée comme un symbole général de la misère. Les verbes désignent des actions très générales : « avoir … être … faire ». Le verbe « être » a d’ailleurs en plus ici le sens très général d’exister. Le pronom indéfini « un » est aussi très général : il désigne tous les humains, voire même tous les êtres vivants. Dans le même sens, le « monde » devient « la machine ronde » c’est une périphrase qui lui donne un sens philosophique : cette misère prend place dans un ordre cosmique. La mort plane déjà dans toutes ces pensées : « être au monde » renvoie au dernier mot « achevée » qui appartient bien au champ lexical de la mort, avec le mot « repos ». Le pain représente aussi bien le minimum nécessaire pour vivre : même cela lui manque. Tout est fait pour nous faire attendre la venue de la mort. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La mort et le bûcheron, partie 3)
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
| Dans ce passage, la parole est de plus en plus proche du lecteur, regardez : on a d’abord un discours narrativisé (un verbe de parole sans le contenu du discours). On a ensuite un discours indirect (les paroles sont rapportées mais reformulées). Et enfin le discours est direct : les paroles sont rapportées telles quelles. La Fontaine nous amène progressivement sur scène aux côtés du bûcheron qui s’adresse à la mort. D’ailleurs, dans sa réplique, le bûcheron montre son fagot avec un démonstratif « ce bois » ; c’est ce qu’on appelle un déictique : un mot qui renvoie non pas à un autre mot dans le discours, mais à la situation d’énonciation. Le fagot est là, devant nos yeux, c’est un procédé qui est normalement propre au théâtre, quand un acteur montre un accessoire ou un élément du décor. Avec ce procédé, La Fontaine amène littéralement son lecteur sur scène. La Mort apparaît sur scène rapidement et comme par enchantement avec une syntaxe très concise : elle est le sujet de deux verbes « venir » et « demander ». Le rythme est accéléré : l’alexandrin est coupé en deux par la ponctuation forte, puis on passe à des octosyllabes. La Mort ne « tardera guère » le verbe est d’ailleurs répété deux fois comme si elle était particulièrement occupée ces temps-ci, avec tous ces morts dans les campagnes... Derrière l’effet de surprise se cache aussi la satire et une réflexion philosophique : la mort elle aussi ne connaît jamais de repos. Au théâtre, l’arrivée d’un dieu sur scène, c’est ce qu’on appelle un deus ex machina : on fait descendre un personnage allégorique ou divin, la plupart du temps avec un système de poulies, pour résoudre l’intrigue et amener le dénouement. Avec toute cette mise en scène, on peut s’attendre à une résolution rapide de l’intrigue : tout laisse penser qu’on arrive au dénouement dans le schéma narratif ; et on suppose bien sûr la mort du bûcheron... Mais le suspense est encore préservé par l’enjambement : le complément circonstanciel de but est coupé en deux, le moment de la chute est retardé pour un plus bel effet de surprise. Le dernier vers de la réplique du bûcheron est donc un moment de surprise : au lieu d’assister à la mort tragique du bûcheron, on le voit reprendre sa route avec son fagot sur le dos ; au lieu d’avoir un véritablement dénouement, on retourne à la situation initiale. Le préfixe « re » dans le verbe « recharger » est éloquent : il sert précisément à indiquer le retour à un état initial. On revient d’ailleurs sur le rythme du début avec un alexandrin. Mais La Fontaine casse tous ces horizons d’attente du lecteur. La Mort descend de son piédestal : elle se met tout de suite au service du bûcheron en lui demandant ce qu’il faut faire. Lui au contraire la tutoie spontanément, il ne s’excuse pas vraiment de la retarder. Le bûcheron subit sa vie, mais il refuse la mort, et pourtant, il ne craint pas sa venue. On trouve parfois une autre interprétation : la ponctuation forte et l’incise imiteraient un moment d’hésitation, comme si le bûcheron changeait d’avis : on dirait alors qu’il est soudainement terrifié par l’apparition de la mort et qu’il préfère lâchement se soumettre la cruauté du monde. La Fontaine nous montrerait ainsi la peur de mourir comme un outil d’asservissement. Les allitérations en R seraient alors plutôt un frissonnement de peur. En fait, c’est intéressant de voir que La Fontaine nous laisse croire longuement à cette hypothèse : les songes du bûcheron ressemblent à des idées de suicide, mais on va voir que la morale finale laisse plutôt penser que sa volonté de vivre ne l’a jamais quitté malgré ses souffrances, et que le pied de nez à la mort était voulu. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La mort et le bûcheron, partie 4)
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.
| La morale est entièrement composée sur un rythme différent du reste de la fable : quatre heptasyllabes, c'est-à-dire, des vers de sept syllabes. C’est frappant, parce que c’est assez rare d’avoir une morale sur un rythme impair comme ça, presque dansant. Cela irait dans le sens d’une chute espiègle, qui fait un pied de nez à la mort. On peut penser à la danse des morts, qu’on appelle aussi danse macabre ou encore, totentanz : c’est un motif folklorique bien connu dès le moyen-âge, vers le XIVe siècle. C’est une réponse carnavalesque aux inquiétudes des périodes de crise : la mort met tout le monde d’accord, les riches comme les pauvres, les puissants comme les faibles, car la grande faucheuse fait danser tout le monde... Ce rythme dansant et impair, un peu boiteux, illustre bien la mise en balance des deux choix qui se présentent « souffrir » ou « mourir »... L’adverbe « plutôt » insiste sur le choix de la souffrance. Et dans le même sens, le lien d’opposition « mais » valorise le fait de rester en vie « ne bougeons d’où nous sommes » qui est en plus au mode impératif. Cette morale confirme la chute de la fable : le suicide n’est pas envisagé, le refus de la mort est catégorique. Ce rythme dansant et cet humour grinçant sont une invention de La Fontaine, on ne les trouve pas dans la version d’Ésope : Cette fable montre que tous les hommes sont attachés à l’existence, même s’ils ont une vie misérable. Ésope, Fables, Le Vieillard et la Mort, VIe siècle av. J.-C. Contrairement à Ésope, qui garde une certaine distance vis-à-vis de son propos, La Fontaine s’implique parmi les humains à la première personne du pluriel, quand il prend la parole, c’est aussi pour donner la parole aux hommes. D’ailleurs, ce pronom personnel « nous » inclut aussi bien le bûcheron que le narrateur et le lecteur : c’est une devise très générale. Mais ça reste une devise pour les humains : voilà pourquoi cette fable ne met pas en scène des animaux, exceptionnellement. Les verbes sont naturellement au présent de vérité générale « viens … sommes » pour des actions vraies en tout temps, et à l’infinitif « souffrir … mourir » qui est un mode intemporel : dans les deux cas, c’est bien l’universalité du message qui est mise en valeur. La fable appartient bien au genre de l’apologue : un récit qui illustre une idée philosophique ou morale. D’ailleurs, cette image du bûcheron écrasé par son fagot de bois illustre parfaitement l’étymologie du verbe « souffrir » au cœur de cette devise : du latin fero (porter) et sub (sous). L’allégorie de la mort continue de planer dans cette morale, avec « le trépas » qui est sujet du verbe « venir guérir » un peu comme si la mort était un médecin ou un médicament. « Tout guérir » c’est plutôt imprécis. Guérir du malheur, c’est une chose, mais guérir de la vie : on voit bien que le raisonnement confine à l’absurde : tout ça va bien dans le sens d’une ironie du fabuliste, qui détourne les codes de la tragédie avec un humour grinçant : la surprise finale de cette fable est le ressort plaisant que La Fontaine a choisi pour mieux impliquer son lecteur. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le renard et la cigogne, partie 1)
Compère le renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :
Le galant, pour toute besogne,
Avait un brouet clair ; il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :
La cigogne au long bec n’en put attraper miette ;
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.
| ette fois, le renard n'est pas un maître ou un sire, c'est un compère, c'est-à-dire, un bon compagnon, un complice, ou simplement un homme habile et astucieux. On devine déjà que c'est surtout la dernière définition qui va avoir du sens pour la fable. Le Renard est tout de suite mis dans son rôle habituel de trompeur. Oui, mais la Cigogne est elle aussi une commère… Elle joue donc sur le même plan que le Renard. On peut même parler d'épanadiplose : un motif qui revient au début et à la fin d'un ensemble. Mais la commère n'est pas vraiment l'équivalent féminin du compère : une femme bavarde (ça ne correspond pas à la Cigogne dans la fable) ou encore, une femme de caractère, qui n'hésite pas à tenir tête. On peut déjà se douter qu'elle ne se laissera pas faire ! La Fontaine utilise le passé simple pour les actions de premier plan et l'imparfait pour les actions de second plan : on voit bien que l'histoire commence comme au théâtre, in medias res (au milieu de l'action) : l'invitation est lancée, voilà les deux animaux qui dînent ensemble. Et comme au théâtre, c'est la présence sur scène de deux personnages très différents qui permet de nouer l'intrigue. Cette situation est en plus assez incongrue et amusante pour le lecteur : le Renard est plutôt un prédateur pour les oiseaux. Mais la Cigogne est en plus un oiseau qui a des caractéristiques particulières, et qui n'habite pas vraiment les mêmes milieux que le Renard. Et de toutes les façons, ils ne mangent pas du tout la même chose ! Tout ça laisse penser que ces animaux représentent bien sûr des types humains… Le Renard est bien connu, il a son propre roman, chacun connaît déjà probablement ses aventures. Donc tout le mystère va consister à découvrir les caractéristiques symboliques de la Cigogne. Ce début de récit intéresse donc tout de suite le lecteur : est-ce que la Cigogne sera capable de résister aux ruses du célèbre trompeur ? Ce moment où l'intrigue se noue correspond précisément à la négation « n'en put attrapper miette ». La Fontaine joue en plus avec le mot miette : on l'utilisait encore en Ancien français comme un adverbe de négation, comme un équivalent de « rien ». Derrière cette image de la cigogne face à une assiette, on peut penser bien sûr à n'importe quelle situation où un objet de convoitise est mis tout juste hors de portée. Dans la mythologie grecque, ça correspond bien au supplice de Tantale : cet ancien ami des dieux leur aurait servi son propre fils à dîner… Il sera puni par Zeus lui-même : plongé dans un lac, avec à portée de main des branches d'arbres fruitiers. Les fruits s'éloignent et le niveau de l'eau s'abaisse dès qu'il tente de manger ou de boire. À travers ses fables, La Fontaine revisite des symboles universels. Dès le début de la fable, le fabuliste retourne la situation : alors qu'on a l'habitude d'un renard moqueur, c'est lui qui est visé par l'ironie du narrateur. Par exemple, il se « mit en frais » : le passé simple signale une action ponctuelle dans le passé : il n'a pas vraiment l'habitude de recevoir. D'ailleurs, ces soi-disant frais sont immédiatement contredits par la rime avec « sans beaucoup d'apprêts ». L'adjectif « petit » a un sens propre (une quantité réduite) et un sens figuré (mesquin et médiocre). Dans le même sens, le mot « brouet » est péjoratif (il porte un jugement négatif) : étymologiquement issu des racines de bouillon et brûler, il désigne par extension n'importe quelle soupe peu consistante. Du |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le renard et la cigogne, partie 2)
Pour se venger de cette tromperie,
À quelque temps de là, la cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il ; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie.
À l’heure dite, il courut au logis
De la cigogne son hôtesse ;
Loua très fort sa politesse ;
Trouva le dîner cuit à point :
Bon appétit surtout ; renards n’en manquent point.
| « Pour se venger de cette tromperie » c'est un moment de basculement avec le pronom démonstratif anaphorique qui reprend globalement tout l'épisode précédent. De même « À quelque temps de là » renvoie anaphoriquement à « un jour » qui ouvre la fable ». On passe donc naturellement de l'invitation du Renard à celle de la Cigogne : la fable est elle-même un diptyque où les deux situations se font face. Pour ce moment particulier, La Fontaine passe momentanément au présent de narration : pour raconter des événements passés de manière plus vivante. « la Cigogne le prie » : la formule est particulièrement concise et crée un effet d'accélération. On peut même dire que c'est une ellipse (une omission qui n'empêche pas de comprendre la phrase) on dirait normalement qu'elle le prie à dîner... La Fontaine retourne ensuite au passé simple : tous ces procédés mettent en valeur le passage aux péripéties dans le schéma narratif. Pour ce moment stratégique, la Fontaine utilise exceptionnellement le décasyllabe, un vers de 10 syllabes. C'est significatif, parce que ça renvoie au seul autre décasyllabe de la fable à la fin : « serrant la queue, et portant bas l'oreille ». La métrique prépare déjà la vengeance de la Cigogne. Avec le CC de but, le retournement de situation n'est plus un mystère, mais le lecteur attend alors de voir comment la Cigogne va s'y prendre. On peut déjà s'attendre à une vengeance habile, pourquoi ? La Fontaine prend la peine de préciser avec le complément circonstanciel de temps « À quelque temps de là » : La Cigogne ne dit rien et attend le bon moment, elle prend le temps de préparer son tour. On comprend aussi qu'elle n'est pas trompeuse de nature comme le Renard, elle le devient au vu des circonstances. La Fable met en valeur, non pas la malice gratuite du Renard, mais la patience de la Cigogne. Et en effet, la cigogne apparaît particulièrement habile : elle prie le Renard, son invitation est très polie. D'ailleurs, le Renard semble touché par ces « cérémonies », même s'il affirme qu'il n'y tient pas. En tout cas, l'amabilité de la Cigogne entre en contraste avec l'avarice et la goujaterie du Renard dans la première partie de la fable. La réponse du Renard à l'invitation est le seul passage au discours direct (les paroles sont rapportées telles quelles, sans modifications). C'est à dire que le narrateur ne les prend pas en charge : c'est l'idéal pour dénoncer implicitement un discours hypocrite. Le Renard ne fait « point cérémonie » c'est-à-dire qu'il est toujours prêt à se faire inviter. D'ailleurs, il n'attend pas, il « court » chez la Cigogne. Quand il la remercie, c'est avec une certaine exagération « il loua très fort sa politesse » : l'adverbe intensif est ici un pléonasme : il répète inutilement une même idée. Tout est fait pour dénoncer ironiquement l'avarice et la fausseté du Renard. L'arrivée du Renard est particulièrement rapide, avec les trois verbes d'action qui ont le même sujet, courut, trouva, loua. C'est en plus un rythme rapide avec les octosyllabes qui forment des vers particulièrement courts. On dirait que le Renard se débarrasse au plus vite des formalités de politesse pour arriver au repas. L'art du récit du narrateur lui permet donc de montrer avec ironie que les politesses du Renard sont surtout hypocrites. L'invitation de la Cigogne permet bien à La Fontaine de rentrer dans son rôle de moraliste : dans cette histoire, ce n'est pas seulement ce renard qui est visé, mais tous les renards, au pluriel : c'est à dire, tous les avares trompeurs et hypocrites. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le renard et la cigogne, partie 3)
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
On servit, pour l’embarrasser,
En un vase à long col et d’étroite embouchure.
Le bec de la cigogne y pouvait bien passer ;
Mais le museau du sire était d’autre mesure.
| La vengeance de la Cigogne est bien plus élaborée que la tromperie du Renard ! D’abord, elle lui laisse voir la viande pas encore servie, mais déjà découpée. Ensuite, elle lui laisse sentir l’odeur et imaginer le goût « friande ». On est loin du « brouet clair » de la première partie ! Contrairement au Renard, la Cigogne sait recevoir ses invités, mais paradoxalement, c’est pour mieux préparer la frustration du Renard. On peut parler de focalisation interne ici : toutes les marques de subjectivité se rapportent au même personnage, le Renard. Les marques de subjectivité, ce sont notamment les émotions « réjouir », les pensées « croyait », et les perceptions. En plus, elles sont organisées en gradation (avec une intensité croissante) : d’abord l’odeur lointaine, ensuite la vue qui met la viande à portée de main, et enfin le goût envisagé. La Fontaine met tout son art du récit au service de la chute finale. Le verbe « réjouissait » est en plus mis en valeur avec la diérèse : on prononce les deux voyelles qui se suivent dans deux syllabes séparées. En face, symétriquement, on trouve le verbe « croire » : on comprend déjà qu’il se réjouit pour rien. Le fabuliste insiste sur la dimension ironique de la vengeance de la Cigogne : plus le repas semble savoureux, et plus le Renard tombera de haut. La Fontaine ajoute aussi des détails qui vont résonner aux oreilles de ses contemporains. Par exemple, le pronom personnel indéfini laisse penser que la Cigogne a des serviteurs. On se souvient du complément d’agent dans la première partie « fut par lui servi ». C’est un trait de satire : le Renard est trop avare pour employer du personnel de maison. Il faut se rendre compte que pour les lecteurs de La Fontaine à l’époque, c’était banal d’avoir les domestiques, même sans être noble. La chute est soigneusement mise en scène, regardez : le CC de but retarde le moment du service en créant un enjambement (la phrase déborde sur le vers suivant). Le vase avec son complément du nom « à long col » rappelle la « Cigogne au long bec » de la première partie. L’image est incongrue : évidemment, le lecteur humain utilise plutôt des assiettes comme le renard. Cet effet de surprise participe à la dimension amusante de la fable : le lecteur est amené jusqu’au bout à prendre parti pour la Cigogne. Trois mots évoquent des bouches différentes « embouchure » pour le vase « bec » pour la Cigogne « museau » pour le Renard. La Fontaine joue sur les caractéristiques physiques des animaux pour mieux symboliser les différences entre les êtres humains : ce qui convient à une personne ne conviendra pas forcément à quelqu’un d’autre. La dimension morale de la fable devient évidente : il faut commencer par respecter ces différences pour garantir une vie en société harmonieuse. Le fabuliste est bien présent dans ce retournement de situation : « le museau du Sire était d’autre mesure ». Le compère du début est ironiquement désigné par un titre de noblesse : « Sire ». Cette marque de respect est manifestement excessive : implicitement, le fabuliste nous fait remarquer que l’hypocrite a perdu le droit à cette considération. Ensuite, le narrateur utilise un euphémisme : on en dit moins pour laisser entendre plus. C’est ironique : il devrait dire plutôt que le museau du Renard était vraiment trop gros pour pouvoir entrer dans l’embouchure du vase ! Du coup le lecteur est obligé de se représenter avec amusement les tentatives du renard pour faire entrer son museau dans le col du vase. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le renard et la cigogne, partie 4)
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :
Attendez-vous à la pareille.
| La Fontaine prend le temps de décrire le Renard dépité, pendant trois longs vers : deux alexandrins, et un décasyllabe. Ce rythme un peu bancal illustre bien la gêne du Renard. Au contraire, dans la première partie, le retour de la Cigogne avait fait l’objet d’une ellipse entre le vers 8 et 9 : le fabuliste met le lecteur de son côté, avec la Cigogne — il lui fait partager le plaisir de tromper le trompeur. Les deux verbes « serrant … portant » sont au participe présent : pour mieux inscrire l’action dans la durée. Ce sont deux détails qui décrivent bien de manière concise l’attitude physique du renard dépité. cette fois-ci par un Coq, qui parvient à lui fait croire que des Chiens arrivent : [...] Le Galand aussitôt Tire ses grègues, gagne au haut, Mal content de son stratagème ; Et notre vieux Coq en soi-même Se mit à rire de sa peur Car c'est double plaisir de tromper le trompeur (La Fontaine, « Le Coq et le Renard ».) Dans le cas de la Cigogne, comme du Coq, le lecteur partage le plaisir de voir le trompeur trompé par un volatile. C’est le sens de la comparaison : « Honteux comme un Renard qu’une poule aurait pris ». Notre Renard est comparé à n’importe quel prédateur, trompé par une poule, c'est-à-dire, la proie la plus facile à attrapper. Le narrateur prend un malin plaisir à insister sur l’humiliation du trompeur, tout en prenant de la hauteur sur la petite histoire pour aller vers une morale universelle. Dans les versions d’Ésope et de Phèdre, c’est la Cigogne qui prend elle-même la parole pour formuler la morale : Elle lui dit alors avec un rire moqueur : « Comment te plaindre de moi, puisque suivant ton exemple, je t’ai traité comme tu l’avais fait toi-même avec moi. » Ésope, Fables, « Le Renard et la Cigogne », VIe siècle avant J.-C. Comme il léchait en vain le col de la bouteille, l'oiseau voyageur lui tint, dit-on, ce langage : « Il faut savoir souffrir avec patience ce dont on a donné soi-même l'exemple. » Phèdre, Fables, « Le Renard et la Cigogne », Ier siècle après J.-C. Pourquoi La Fontaine ne laisse pas la parole à la Cigogne à la fin de cette fable, comme dans ses modèles ? Je vois deux raisons pour expliquer ce choix : D’abord, il ouvre au maximum le sens de cette morale, ce n’est plus un Renard moqué par une Cigogne, c’est l’ensemble des trompeurs qui sont visés à travers la deuxième personne du pluriel. C’est un formidable raccourci pour atteindre la dimension universelle du message de la fable. Ensuite, cela crée une certaine complicité avec le lecteur : « c’est pour vous que j’écris ». La structure emphatique permet de bien mettre en valeur le CC de but. Et pourtant, personne ne s’identifie au trompeur trompé : c’est là le tour de force de la Fable : chaque lecteur peut profiter de la leçon qui lui est donnée, sans la subir soi-même, et mieux encore, en se moquant de celui qui la subit. La dernière rime est signifiante « la pareille » entre en écho avec « l’oreille » : ce qu’on entend à la fin de cette fable, c’est l’écho même du rire du trompeur, comme s’il était fatalement condamné à se moquer de lui-même. D’ailleurs, le mot trompeur renvoie significativement au mot tromperie qui sert de charnière à la fable. C’est un polyptote : deux mots qui partagent une racine commune. On peut y voir un effet de boucle ou de miroir presque baroque qui illustre bien le fond de la morale : chaque trompeur prend le risque d’être un jour lui-même trompé. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le chêne et le roseau, partie 1)
Le chêne un jour dit au roseau :
Vous avez bien sujet d’accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau :
Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête ;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
| Dès le premier vers, le narrateur prend la posture d’un conteur. « Un jour » ici a presque la même fonction que le « il était une fois » du conte : il nous transporte dans un ailleurs imaginaire et atemporel où les arbres et les roseaux parlent. Le passage du vent à la tempête montre bien qu’on avance dans le schéma narratif : symboliquement, c’est lui l’élément perturbateur qui noue l’intrigue et fait ressortir les différences entre le chêne et le roseau. D’ailleurs, entre les deux, on trouve justement un lien logique d’opposition. C’est ça le moteur de la fable. Dans le discours du chêne, les effets d’atténuation et d’amplification construisent un système d’opposition. « Le moindre vent » s’oppose symétriquement à « l’effort de la tempête ». Du côté de l’atténuation, l’adjectif « moindre » ou encore le diminutif « roitelet »... Du côté de l’amplification « pesant fardeau » est un pléonasme : une même idée répétée deux fois — Un fardeau est forcément pesant. On peut aussi relever l’allitération en B (le retour de sons consonnes) qui insiste sur la force du vent qui courbe le roseau. L’aquilon du côté de la violence, le zéphyr du côté de la douceur, sont carrément opposés dans un parallélisme : deux structures syntaxiques similaires « Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr » c’est aussi une anaphore rhétorique : la répétition d’un même terme en début de phrase ou de proposition. On passe du verbe être au verbe sembler : c’est révélateur, le roseau subit vraiment l’aquilon, le chêne perçoit à peine le zéphyr. Le roitelet, c’est un oiseau d’Europe particulièrement petit, dont le plumage forme une petite couronne sur le front : littéralement, le petit roi. Implicitement, La Fontaine fait référence au système féodal : le chêne représente un grand seigneur redoutable, alors que le roseau serait à la merci de n’importe quel petit souverain... On voit bien que le chêne est trop présomptueux : on peut déjà s’attendre à ce que la fable se termine mal pour lui ! D’ailleurs, le chêne est sans cesse dans un combat : il brave les efforts de la tempête. On peut parler d’efforts militaires, ou de bravoure, pour un guerrier. Le front est en plus un mot polysémique (qui a plusieurs sens) très riche. Le front, c’est la ligne des troupes qui fait face à l’ennemi. Avoir le front de faire quelque chose, c’est avoir une trop grande hardiesse. Ce que le chêne reproche au roseau est révélateur : « baisser la tête » : c’est ce qu’il n’accepte pas. On perçoit que sa force est en fait déjà une certaine rigidité, et un certain orgueil... Le lecteur de l’époque, imprégné de morale chrétienne, peut reconnaître là un péché capital. On peut déjà supposer qu’il sera puni à la fin. Le chêne se compare lui-même à une montagne, ce n’est pas très modeste ! Même si le chêne est effectivement un arbre impressionnant, la comparaison est excessive... Les fables de La Fontaine dialoguent entre elles… Un peu comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, cette histoire ne peut que mal finir. Avec cette comparaison, on est bien dans l’hyperbole : une figure d’exagération, qui révèle la démesure du personnage. Or la démesure, l’hybris en grec ancien, c’est bien ce qui perd la plupart du temps le Héros de tragédie : la fin tragique du chêne est déjà préparée dans ce début de fable. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le chêne et le roseau, partie 2)
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir,
Je vous défendrais de l’orage :
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
| La longue tirade du chêne se poursuit, il implique bien son interlocuteur en mêlant la première et la deuxième personne, mais c’est lui qui occupe le plus l’espace de la parole dans toute la fable. Un dialogue disproportionné comme ça, qui laisse le dernier mot à celui qui parle le moins, cela nous laisse bien attendre un retournement de situation qui viendra contredire le discours du chêne. Comme ce sont des plantes qui parlent, La Fontaine ne peut que respecter l’unité de lieu : « le voisinage » se trouve soit sous le « feuillage » du chêne, soit « sur les bords » du lac. Avec ce décor figé, la fable se rapproche bien d’une scène de théâtre où deux personnages bien caractérisés campent chacun sur leur position. Les deux aspects du voisinage illustrent bien l’opposition entre les personnages « sous le feuillage » c’est-à-dire à l’ombre et au sec, « sur les humides bords des royaumes du vent » c'est-à-dire, les pieds dans l’eau et sous les intempéries. la structure du discours du chêne : une phrase longue pour opposer les deux possibilités, une phrase courte pour conclure. Mais sa conclusion lapidaire est relativisée par le verbe « sembler » : ce n’est qu’un point de vue partiel. Tout cela laisse penser que le chêne a une mauvaise appréciation de la situation, c’est ce qui le perdra. Et en effet, le chêne est toujours dans un rapport combatif et douloureux à l’existence : « je vous défendrais » c’est un verbe qui a des connotations guerrières... « Vous n’auriez pas tant à souffrir ». L’étymologie du verbe souffrir est éloquente : du latin fero (porter) avec le préfix sub- (sous, en dessous). Avec cette image, La Fontaine laisse son lecteur remarquer que c’est plutôt le chêne qui est couvert d’un lourd feuillage. Tout nous indique que c’est lui qui se met en danger. On peut même penser au personnage de « La Mort et le Bûcheron » qui est aussi « tout couvert de ramée » plus proche du chêne que du roseau. Comme c’est souvent le cas dans les fables, il faut se représenter la scène pour voir les dissonances du discours. Ce verbe souffrir s’applique plus naturellement au chêne qu’au roseau finalement, et laisse présager sa fin. Dans une autre fable « La Besace » qui se trouve un peu plus tôt dans le premier livre, Jupiter demande aux animaux s’ils sont satisfaits de leur sort : chacun se trouve parfait, mais critique son voisin — l’Ours trouve l’Éléphant peu élégant, l’Éléphant trouve la Baleine trop grosse, etc. — Le lecteur attentif devine que le chêne est en fait aveugle à ses propres défauts quand il trouve la nature injuste envers le roseau. Tout est allégorique dans ce passage : avec le « Royaumes du vent » le vent devient implicitement le souverain d’un grand pays. Le terme est même au pluriel, comme un pays morcelé.. Chez Homère dans l’Odyssée, les royaumes du vent, ce sont les îles d’Éole, le dieu des vents, où Ulysse échoue après avoir affronté le Cyclope. Or Ulysse est justement le Héros qui représente la souplesse de l’intelligence face à la force brute. Le feuillage et l’orage qui riment ensemble, forment une même métaphore filée : le feuillage est comme une protection contre les dangers de la vie représentés par l’orage. La Fontaine veille sans cesse à ce qu’on puisse lire toutes ces situations comme une grande allégorie philosophique de la vie. Hé bien, c’était nécessaire pour faire allusion à la société de son époque. Dans le système féodal, le suzerain protège ses vassaux en leur confiant un fief, sur son territoire. Le chêne propose donc au roseau (qui n’a pas une aussi haute naissance que lui) de le protéger contre le vent, seigneur belliqueux qui cherche sans doute à étendre son royaume. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le chêne et le roseau, partie 3)
Votre compassion, lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ;
Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. [...]
| Comme le chêne, le roseau prend des précautions oratoires pour s’adresser à son interlocuteur : « votre compassion // Part d’un bon naturel ». On retrouve bien ici l’art de la conversation tel qu’il est conçu au XVIIe siècle, et qui emprunte beaucoup à l’art rhétorique des anciens : on ne contredit pas directement un discours, mais on commence plutôt par un exorde, une entrée en matière qui permet de se concilier son auditoire. Le mot « compassion » ressort tout de suite, musicalement, avec la diérèse : les deux voyelles comptent chacune pour une syllabe. Étymologiquement, compassion vient du latin : patior (souffrir) avec le préfixe cum- (avec). Le roseau rebondit donc précisément sur l’erreur du chêne : il ne souffre pas tant qu’on pourrait le croire, car « Les vents me sont moins qu’à vous redoutables » c’est le seul décasyllabe de toute la fable (un vers de 10 syllabes) : cette phrase révélatrice est mise en valeur par la musicalité de l’écriture. Le comparatif « moins qu’à vous » oppose bien la première personne du singulier avec la deuxième personne. Une première personne modeste, qui apparaît beaucoup moins que la deuxième personne, et une seule fois seulement en position sujet « je ». Dans le même sens, le roseau est désigné par le mot « arbuste » avec le diminutif qui rime avec « injuste ». Tout ça souligne sa petitesse face à la grandeur du chêne. Au contraire, « redoutables » qui qualifie les vents est renforcé par la rime avec « épouvantables » qui contient d’ailleurs lui-même phonétiquement le mot vent. Comme pour illustrer la grandeur du chêne, ce sont des mots particulièrement longs qui terminent des phrases composées de mots très courts : le chêne est bien le seul à subir réellement ces attaques très fortes. Re-douter entre aussi en écho avec le verbe ré-sister du latin sisto (se tenir), avec le préfixe augmentatif re- (encore). Cette étymologie illustre parfaitement la position du chêne par opposition à celle du roseau : il se tient debout devant l’adversité. Il est même défini par cette posture, s’il ne tient plus, il n’existe plus. Le roseau met implicitement le lecteur de son côté avec la première personne du pluriel « attendons la fin » c’est typiquement la fonction de l’aparté : une réplique qui est en fait destinée aux spectateurs. Ici, La Fontaine emprunte la double énonciation au théâtre, pour mieux faire allusion au genre de la tragédie : le chêne, comme un Héros tragique, sera fatalement écrasé par des forces qui le dépassent. Ce moment est minutieusement mis en scène et retardé, d’abord par un complément circonstanciel de temps « jusqu’ici » qui résonne comme une prophétie. Et ensuite par un complément circonstanciel de manière « contre leurs coups épouvantables » qui provoque un enjambement (la phrase dépasse sur plusieurs vers). Ici, le participe passé est étrangement séparé de son auxiliaire. La Fontaine crée un véritable effet de suspense à travers la réplique du roseau. Le passé composé est en plus particulièrement cruel ici : c’est un temps qui est utilisé pour des actions achevées dont on peut encore percevoir les effets. Avec ce temps, le roseau évoque concrètement la fin du chêne. « Je plie et ne romps pas » : les deux verbes ont ici un sens métaphorique très général. Plier sans rompre, c'est-à-dire, être capable de s’adapter aux circonstances pour mieux durer dans le temps : c’est une sagesse philosophique. Le temps employé pour ces deux verbes est d’ailleurs particulièrement révélateur : le présent de narration (qui permet de raconter des événements présents) tend vers le présent de vérité générale (pour des actions vraies en tout temps). C’est le moment de la fable qui se rapproche le plus d’une morale. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, Le chêne et le roseau, partie 4)
[...] Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
| La fin de l’histoire est ensuite entièrement racontée par le narrateur, mais elle est comme déclenchée par les paroles du roseau : « comme il disait ces mots ». La Fontaine joue avec les limites de la valeur performative du langage : quand le discours a la valeur d’une action. Ces derniers mots semblent provoquer eux-même la chute du chêne. On se rapproche du théâtre, et notamment de la tragédie où les dialogues sont le moteur de la fatalité. La Fontaine reste concis, et dit tout dans un seul vers : « L’arbre tient bon ; le roseau plie » avec la ponctuation forte qui divise le vers en deux, c’est un véritable diptyque (un tableau composé de deux panneaux qui se font face). Les stratégies des deux personnages sont opposées concrètement, c’est le pouvoir de la fable : permettre au lecteur de confronter des expériences édifiantes sans avoir à les subir lui-même. Progressivement, le chêne n’est plus désigné directement : on prend de la distance. « L’arbre » par rapport au chêne, c’est ce que les linguistes appellent un hyperonyme : un mot qui renvoie à une catégorie plus générale. Peu importe finalement qu’il s’agisse d’un chêne ou d’un olivier, il pourrait tout aussi bien être un grand seigneur ou un simple orgueilleux : on se dirige vers un sens de plus en plus universel. Regardez, « Celui » est un pronom démonstratif qui a deux compléments sous forme de subordonnées relatives. On peut même dire que ce sont des relatives déterminatives : elles définissent ce dont on parle. Du coup, le chêne n’est plus défini que par ces caractéristiques : voisiner le ciel, toucher l’empire des morts. Il représente donc symboliquement les positionnements les plus extrêmes... Et par opposition, le roseau représente la modération et le juste milieu. L’imparfait est cruel ici, parce qu’il sert à désigner des actions révolues qui ont duré dans le passé : la tête du chêne n’est plus voisine du ciel, ses pieds ne touchent plus à l’empire des morts. Le narrateur nous montre en un instant le chêne complètement renversé : l’image est frappante par sa concision. La personnification du chêne est éloquente : ce ne sont pas les racines qui touchaient à l’empire des morts, mais ses pieds : il avait déjà, pour ainsi dire, un pied dans la tombe. Symboliquement, son destin était fatal, sa grandeur et son orgueil lui conféraient déjà naturellement une proximité avec la mort. On retrouve bien dans cette image le mécanisme de la fatalité propre aux Héros tragiques. Finalement, tout l’univers de cette fable est envahi par les allégories : les vents sont des enfants, le chêne a une tête et des pieds, mais ce sont surtout leurs actions qui ont un sens symbolique : « tenir bon … plier » La Fontaine utilise volontairement des termes qui ont un sens très large : des armées peuvent tenir bon, on peut plier face à une décision, etc. Tout cela permet de multiplier les niveaux de lecture. Par exemple, l’arbre et ses racines peuvent aussi représenter tout un arbre généalogique, c’est une image bien présente à l’esprit du lecteur du XVIIe siècle, qui appartient à la noblesse et se rend à la cour pour augmenter le prestige de sa famille et de son nom : il vaut mieux se montrer diplomate et humble pour éviter d’être renversé par des seigneurs plus puissants, ou par le roi lui-même. La Fontaine prend beaucoup de précautions pour montrer la grandeur extraordinaire du chêne : il couvre le voisinage, horizontalement, et il s’étend de la terre au ciel, verticalement. Les dieux sont obligés de déployer des forces exceptionnelles et de s’y reprendre à deux fois pour le renverser… Le fabuliste souhaite bien montrer que même le roi le plus puissant doit savoir faire preuve d’humilité et de souplesse. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La cour du lion, partie 1)
Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par Députés
Ses Vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L'écrit portait
Qu'un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
| Comment la fable nous présente-t-elle le roi des animaux ? • Majuscule à « Sa Majesté » le personnage est introduit d’abord par son titre, le plus élevé de la hiérarchie. • L’adjectif « lionne » qualifie la majesté, il s’agit bien d’un lion, roi des animaux, avec ses caractéristiques habituelles. • Possessif pluriel « ses vassaux » : le Roi peut s’enorgueillir d’avoir de nombreux Vassaux. • La rime « connaître / maître » laisse entendre encore un certain orgueil : il veut se rendre compte de l’étendue de son territoire. ⇨ Dès le premier abord, le fabuliste montre une intention de moraliste. Comment s’exprime la volonté morale dans le début de cette fable ? • Le plus que parfait « dont le ciel l’avait fait maître » : La Fontaine fait bien référence à une monarchie de droit divin (qu’il ne remet pas en question, il n’est pas révolutionnaire). Cependant, le ciel donne au Roi une responsabilité envers ses sujets. L’intention du moraliste est présente dans cette simple référence. • Le monarque d’abord « Sa majesté » puis « le Roi » est maintenant « Le Prince » c’est le titre de l’essai de Machiavel. ⇨ La Fontaine veut déjà nous laisser entendre que ce roi est prêt à tout pour asseoir son autorité. Comment le caprice de ce roi met-il en place l’intrigue ? • Le passé simple « voulut connaître » met en place l’intrigue, tout part d’une volonté du roi des animaux. • L’action suit immédiatement « il manda donc » ce Roi suit sans délai son caprice. • Le participe présent « envoyant » montre l’action en train de se réaliser, un Roi qui donne des ordres impérieux à tous, partout à la fois. ⇨ Ce passage nous montre l’action d’un roi autocratique, qui donne un ordre que personne ne peut refuser. Comment est déjà exprimé l’excès d’orgueil de ce roi ? • La diérèse à « lionne » allonge encore le mot de façon un peu artificielle, le gonfle inutilement. • L’adverbe intensif « un fort grand festin » exagère l’opulence du festin : le seul qui soit donné pendant un mois entier. • La rime « festin … fagotin » est moqueuse : il s’agit des tours d’un singe savant lors d’une foire. Cela n’a rien de prestigieux (surtout dans un monde d’animaux). ⇨ Ces indices révèlent déjà l’orgueil du roi. Le fabuliste intervient lui-même discrètement pour juger ce personnage. Comment ce monde animal est-il déjà rapproché de celui des humains ? • Le pluriel de « nations » insiste sur le double sens, animal et humain, (la nation des renards, des ours, etc.) • De même, « toute nature » joue sur ce double tableau humain et animal (on verra que chaque animal est un caractère). • Champ lexical de la monarchie et de la politique : le Roi a des « Députés » et des « Vassaux » ce sont bien les mécanismes du pouvoir humain qui sont visés à travers cette fable. • L’expression « cour plénière » est solennelle : tous les seigneurs importants du Royaume se doivent d’être là. ⇨ Ce premier mouvement ne se contente pas de mettre en place le décor, il annonce déjà que les intentions du fabuliste vont au-delà d’une simple morale. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La cour du lion, partie 2)
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre ! un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens. L'Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité,
Et flatteur excessif, il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l'Antre, et cette odeur :
Il n'était ambre, il n'était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encor punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.
| Comment la maladresse de l’ours est-elle théâtralisée ? • La syllepse par le nombre « sa narine » désigne en fait les deux narines. Cela imite le geste des pattes de l’ours qui bouche son nez. • Le démonstratif « cette mine » renvoie au possessif « sa grimace ». Normalement à la cour, il faut porter un masque, et cacher ses véritables sentiments. La Fontaine fait allusion au thème baroque du theatrum mundi (le monde est un théâtre où chacun joue un rôle). • Le verbe « déplaire » n’a pas de complément car ce qui déplaît au roi déplaît aussi à tous les courtisans qui sont spectateurs. ⇨ Comme les autres personnages présents devant la scène, nous allons assister à une exécution sommaire choquante. Comment le moraliste désapprouve-t-il la flagornerie du singe ? • Après un acte aussi arbitraire, la réaction du singe est clairement excessive : le moraliste insiste avec l’adverbe intensif « approuva fort ». • Une périphrase désigne le singe « flatteur excessif » clairement, le moraliste n’approuve pas la décision du singe, au nom des valeurs de modération du classicisme. • Les liens d’addition sont multipliés (polysyndète), les louanges sont excessives : « la colère… et la griffe et l’antre... et l’odeur » • Par métonymie (glissement de sens) « la griffe » peut désigner en réalité la violence du personnage : donc rien qu’on ne puisse louer. ⇨ La démarche du singe amorce une véritable satire des flatteurs. Comment se développe cette satire de la flatterie ? • Le singe s’essaye à un compliment trop sophistiqué (amphigouri), avec une comparaison impossible (d’où la négation et le subjonctif) : « il n’était parfum qui ne fût ail ». • En fait, cette comparaison est une figure d’exagération (hyperbole). Il dit que l’antre du lion sent tellement bon que les parfums les plus subtils semblent avoir une odeur d’ail en comparaison. • Le parallélisme « Il n’était ambre, il n’était fleur » semble abréger le discours trop long du Singe qui s’écoute parler. ⇨ Le moraliste s’amuse de la flatterie excessive du singe, il le rend ridicule mais laisse bien entendre qu’il ne mérite pas la mort ! Comment nous laisse-t-il comprendre que c’est une faute mineure ? • L’expression « une sotte flatterie » minimise cette faute qui n’est au fond qu’un manque d’intelligence. • Le résultat n’est qu’un « mauvais succès ». • Pourtant la punition est la même « fut encore punie ». • Le seul adverbe « encor » laisse entendre que le Singe a subi exactement le même sort que l’Ours. ⇨ La satire d’un pouvoir injuste est donc encore plus forte que celle de la flatterie des sujets, qui au fond, est causée par la peur. Comment La Fontaine transmet-il cette satire du pouvoir ? • La Fontaine prend une précaution en désignant très précisément « Ce Monseigneur Lion-là » il laisse entendre que bien sûr, il ne vise pas Louis XIV dont les jugements ne sont pas remis en question. • Ce roi des animaux est donc plutôt comparé à Caligula, un empereur romain qui est célèbre pour ses exécutions abusives. ⇨ La fable joue sur les deux tableaux : une critique du comportement des courtisans, qui dénonce en fait les excès d’un souverain. |
Analyse ce passage :
(Les Fables de La Fontaine, La cour du lion, partie 3)
Le Renard étant proche : Or cà, lui dit le sire,
Que sens-tu ? dis-le moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
| Une situation périlleuse et intrigante qui relance l’attention: • Le troisième mouvement commence par la présence du Renard : tout le monde connaît ce personnage. Cela produit un effet d’attente : la fable se terminera certainement par une ruse. • Le participe présent « étant proche » joue sur la crainte : face à un tel monarque, n’importe qui, obligé d’être là, peut se trouver en situation de risquer et de perdre sa vie. • La question du lion commence par un lien d’opposition « Or ça » il laisse au Renard une chance de se montrer meilleur courtisan que les deux autres. Mais cela lui laisse peu d’options. ⇨ On devine que la question est un piège, car chaque réponse peut mener à la mort. Comment s’exprime la dimension satirique de cet ordre ? • L’ordre du roi « parle sans déguiser » est paradoxalement impossible, par sa cruauté, le lion se prive de toute réponse sincère, même s’il insiste pour en obtenir une. Le moraliste montre donc ici les limites d’un pouvoir excessivement autoritaire. • Le pronom « le » est en fait le prétexte que le lion cherche pour exécuter un troisième de ses vassaux. ⇨ Le fabuliste joue avec le plaisir des attentes du lecteur, qui attend du renard une ruse, un trait d’esprit. Comment comprend-on que le fabuliste a atteint son but ? • Le fabuliste manie un art du récit court, une fois qu’il a atteint son objectif, il abrège en quatre syllabes « bref, il s’en tire. » Cela produit un effet d’accélération qui participe à la dimension plaisante de la fable. • Contrairement aux autres personnages, dont le sort est raconté au passé simple, le Renard « s’en tire » au présent. On comprend : il est toujours en vie aujourd’hui, lui. • La morale est indissociable du récit, elle est introduite par le pronom « Ceci » qui reprend tout ce qui précède. ⇨ La fable est un apologue, c’est-à-dire, un petit récit qui illustre une morale. Comment la morale répond-elle parfaitement au récit qui précède ? • La morale se présente comme un double conseil : ce qu’il ne faut pas faire « ne soyez pas » et ce qu’il faut faire « tâchez de… » • Les deux maladresses sont deux écueils coordonnés : « Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ». • La stratégie du renard est une troisième option : « répondre en Normand » joue avec un stéréotype régional, selon lequel les Normands ne diraient jamais explicitement oui ou non. • La subordonnée de condition « si vous voulez y plaire » cache en fait une réalité plus violente « si vous voulez survivre ». ⇨ Souvent chez La Fontaine, le récit dépasse en réalité la morale pour lui donner une nouvelle profondeur. Comment se traduit la profondeur insoupçonnée de cette morale ? • La modalisation interroge : pourquoi « quelquefois » ? La cour n’est-elle pas un piège perpétuel ? La Fontaine introduit une certaine nuance, mais il laisse apparaître la responsabilité du roi. • On peut aussi s’interroger sur l’adverbe intensif « trop sincère » : il est étrange qu’un moraliste critique ainsi cette valeur de sincérité. • Cela nous alerte sur le sens plus profond et politique de cette fable. Le manque de sincérité est provoqué par l’attitude du souverain. • En effet, d’un point de vue de l’État, cette morale n’apporte rien d’utile : les flatteries deviennent des non réponses. ⇨ La morale de cette fable n’évacue pas toute la dimension satirique du récit qui précède, au contraire, elle nous laisse deviner que sous le propos de moraliste qui déplore les excès des courtisans, se cache une réflexion politique plus profonde. |
Analyse ce passage :
(La Rage de l’expression de Ponge, Berges de la Loire, partie 1)
Que rien désormais ne me fasse revenir de ma détermination : ne sacrifier jamais l’objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j’aurai faite à son propos, ni à l’arrangement en poème de plusieurs de ces trouvailles.
En revenir toujours à l’objet lui-même, à ce qu’il a de brut, de différent : différent en particulier de ce que j’ai déjà (à ce moment) écrit de lui.
Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l’objet brut.
Ainsi, écrivant sur la Loire d’un endroit des berges de ce fleuve, devrai-je y replonger sans cesse mon regard, mon esprit. Chaque fois qu’il aura séché sur une expression, le replonger dans l’eau du fleuve.
| Un objet approché en douceur • Le poème s’annonce comme un journal de bord avec l’indication spatio-temporelle « Roanne, le 24 mai 1941 ». • On peut aussi s’attendre à un paysage état-d’âme avec le titre « Berges de La Loire » (sujet typique de la poésie lyrique). • Ce thème évoque le sujet d’un tableau, le travail d’un peintre « sur le motif » (sortant de l’atelier pour peindre). • Le poète se concentre sur un sujet précis : la préposition est mise valeur par l’italique « sur la Loire ». • Mais il manque d’inspiration ! Le jeu de mot « avoir séché sur » joue sur la polysémie du verbe « sécher ». • Le poète adopte un double mouvement d’approche et de distanciation « revenir … replonger » avec le préfixe « -re » . ⇨ Le paysage laisse donc aussitôt la place à une réflexion sur le travail poétique. S’engager dans un nouveau projet poétique • C’est une décision ferme (exhortation emphatique avec 2 subjonctifs) : « Que rien ne me fasse … Que mon travail soit ». • Ponge refuse tout retour à la facilité avec les négations, le pronom « Rien », les adverbes « jamais … toujours ». • Il liste des interdits : infinitifs injonctifs à la forme négative : « Ne sacrifier / Ne me fasse revenir / En revenir ». • Il faut « privilégier toujours » l’objet d’étude. La double négation « ne sacrifier jamais » crée un effet d’insistance (c’est une litote). ⇨ Ce programme traduit une « rage » au sens d’une obstination féroce à travailler pour saisir la vérité de l’objet. Travailler un objet « brut » • L’expression « objet brut » en fait la matière même du poème un « matériau brut » c’est-à-dire non transformé. • Comme pour faire le tour de l’objet, le mot « différent » termine une proposition et commence la suivante (anadiplose). • La « rectification continuelle » : c’est une figure de style qu’on appelle l’épanorthose (correction, reprise de l’expression). • Ainsi dans sa méthode, Ponge ne s’arrête pas à ce qu’il a écrit « (à ce moment) », mais corrige sans cesse son propos. ⇨ L’objet peut être comparé à la glaise du sculpteur, qu’il va travailler et modeler en l’examinant sous différents angles . Se « plonger » dans le travail • L’exemple est introduit avec l’adverbe « Ainsi » : par une mise en abyme, il se montre au travail « écrivant sur la Loire ». • Le poète se représente au travail, à la première personne « devrai-je » sujet du verbe « devoir ». • La métaphore « Replonger » (qui revient deux fois) mêle avec humour le milieu aquatique à l’idée d’immersion dans un sujet. • C’est un travail acharné : la locution adverbiale « sans cesse » s’oppose à la facilité de l’inspiration. ⇨ Cet autoportrait humoristique représente pourtant un poète qui se confronte sérieusement à des objets complexes. |
Analyse ce passage :
(La Rage de l’expression de Ponge, Berges de la Loire, partie 2)
Reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème… Aucun poème n'étant jamais sans appel a minima de la part de l'objet du poème, ni sans plainte en contrefaçon.
L'objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable (plein de droits) : il n'a aucun devoir vis-à-vis de moi, c'est moi qui ai tous les devoirs à son égard.
Ce que les lignes précédentes ne disent pas assez : en conséquence, ne jamais m'arrêter à la forme poétique — celle-ci devant pourtant être utilisée à un moment de mon étude parce qu’elle dispose un jeu de miroirs qui peut faire apparaître certains aspects demeurés obscurs de l’objet. L'entrechoc des mots, les analogies verbales sont un des moyens de scruter l'objet.
| Le travail passe par le respect de l’objet • Ce respect est souligné par l’infinitif « Reconnaître » et le superlatif « le plus grand droit ». • Il en fait même pour ainsi dire une loi, par la métaphore filée du langage juridique : « droit imprescriptible, opposable, appel, sans plainte et contrefaçon ». • C’est une référence aux droits de l’homme « imprescriptibles », c’est-à-dire inaliénables (qu’on ne peut abolir). • « L’objet » est ainsi personnifié et peut même s’opposer au poème s’il ne s’y reconnaît pas ! (c’est « a minima » son droit). • Ce qui ne respecte pas l’objet devient alors « contrefaçon ». ⇨ L’originalité de Ponge tient beaucoup au fait que l’objet s’impose au poète, qui reste un chercheur. L’objet est en définitive plus important que le poète • La primauté de l’objet est confirmée par le triple superlatif « plus important, plus intéressant, plus capable ». • Le jargon juridique est employé avec humour (l’expression « plein de droits » ajoute une touche comique). • Le transfert des droits du poète à son objet est souligné par les modalisateurs « aucun » et « jamais » opposés à « toujours ». • Le poète au service de l’objet est mis en scène dans une structure en chiasme (en miroir) « devoir / moi // moi / devoirs ». ⇨ Dans cette configuration, il n’y a pas de place pour la subjectivité du poète. Approcher la vérité de l’objet suppose de rectifier sans cesse • Ponge insiste sur son souci de clarté avec le présentatif : « Ce que les lignes précédentes ne disent pas assez… ». • Afin de bien préciser son projet, Ponge développe une épanorthose : il « retouche » son discours en temps réel. • L'épanorthose commence par les italiques qui marquent le lien de causalité « en conséquence » et de hiérarchie « devant ». • La « forme poétique » n’est qu’un moyen dans la voix passive « être utilisée ». • Comment faire pour cerner l’objet ? Le lien de causalité y répond : « parce qu’elle dispose un jeu de miroirs ». ⇨ Ce procédé qu’il utilise ici pour décrire son projet rappelle celui du peintre qui effectue des « retouches » . Son approche de l’objet ressemble à celle des peintres cubistes • L’utilité de l’objet est préférée à la beauté : « devant… être utilisée », et marquée par le modalisateur « devoir ». De même, Braque s’intéresse à la musique à travers l’objet guitare. • Avec l’emploi du mot « étude » Ponge se rapproche du peintre et de ses « esquisses » (ou dessins préparatoires). • Comme les cubistes, il dispose (métaphoriquement) un « jeu de miroirs » qui révèle les « aspects demeurés obscurs » de l’objet. • Les facettes de l’objet présentent ses potentialités (angles, points de vue) à travers le verbe de perception « scruter ». • Ponge souligne que la forme poétique choisie n’est « qu’un des moyens » (avec l’italique). ⇨ Avec cette méthode, l’artisan poète s’efface et « l’objet » poétique laisse place à la vérité matérialité des « choses ». |
Analyse ce passage :
(La Rage de l’expression de Ponge, Berges de la Loire, partie 3)
Ne jamais essayer d'arranger les choses. Les choses et les poèmes sont inconciliables.
ll s’agit de savoir si l'on veut faire un poème ou rendre compte d'une chose (dans l’espoir que l'esprit y gagne, fasse à son propos quelque pas nouveau).
C’est le second terme de l'alternative que mon goût (un goût violent des choses, et des progrès de l'esprit) sans hésitation me fait choisir.
Ma détermination est donc prise…
Peu m’importe après cela qu’on veuille nommer poème ce qui va en résulter. Quant à moi, le moindre soupçon de ronron poétique m’avertit seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup de reins pour en sortir.
| Les choses sont plus importantes que le poème • L’interdit est représenté par l’injonction à l’infinitif avec l’adverbe « Ne jamais essayer … ». • Ne pas céder au plaisir de la forme : les italiques insistent sur ce principe : « ne pas essayer d’arranger les choses ». • Le poète met les « choses » en situation centrale avec l’anadiplose (reprise d’un mot terminant une phrase au début d’une autre). • Le rapport de causalité est traduit par la parataxe « ne jamais essayer… » puisqu’elles « … sont inconciliables ». • Il n’y a pas de compromis possible. L’adjectif « inconciliables » est à prendre au sens juridique. ⇨ Ponge refuse toute contrainte formelle c’est la vérité des « choses » qui compte. L’objectif est de faire progresser l’esprit • Le travail de Ponge s’apparente plus à un travail scientifique : « rendre compte d’une chose » plutôt que « faire un poème ». • La poésie est affaire de volonté et de raison : il redouble les verbes « savoir » et « vouloir » : « si l’on veut », « qu’on veuille » • Garantir la victoire de la raison : c’est presque un objectif éthique : « L’esprit y gagne / nouveau » et « progrès de l’esprit ». • Tous les poètes sont concernés à travers le pronom indéfini « on » : une démarche qui l’éloigne des poètes romantiques pour le rapprocher des écrivains classiques ou des philosophes des Lumières et de leur ambition encyclopédique. ⇨ C’est la satisfaction de l’esprit qui justifie de renoncer à toute forme préétablie pour privilégier la vérité. Cela suppose-t-il de s’éloigner absolument des traditions ? • Le goût de Ponge n’est pas le « bon goût » consensuel et fade, mais un goût « violent », qui peut déconcerter. • Le travail poétique est incompatible avec le souci d’harmonie ordinaire désigné par les métaphores : « manège » et « ronron ». • Le ronronnement familier est souligné par l’allitération en R : « moindre, ronron, m’avertit, provoque, rentre, reins, etc. » ⇨ Cette volonté de bousculer les traditions le rapproche d’écrivains comme Apollinaire qui parle d’ « esprit nouveau ». Le poème peut alors s’effacer devant la chose • Le poète réalise une démonstration organisée : « Il s’agit de… » suivi du présentatif « C'est … que ». • La première personne du poète est au service de cette décision qui « me fait choisir », « Ma détermination est prise ». • Le mot « détermination » fait écho au début du texte et forme une boucle. La conjonction de coordination « donc » annonce une conclusion ferme. • Le poète joue avec nos attentes avant d’introduire sa révélation finale, derrière les points de suspension (aposiopèse). ⇨ Ce texte poétique est scénarisé pour nous amener vers une pointe qui sera provocatrice. Cette attention à l’objet est finalement libératrice ! • Ponge enchaîne par un pied de nez provocateur : « Peu importe » « Quant à moi » • Le rejet des opinions toutes faites est pour ainsi dire instinctif : au « moindre soupçon ». • Le mouvement poétique est salutaire, c’est un véritable « coup de rein ». L’image est puissante, c’est une ruade libératrice. ⇨ Ponge semblait proposer une démarche à suivre, mais on comprend que c’est surtout une liberté qu’il prend. |
Analyse ce passage :
(La Rage de l’expression de Ponge, Le Mimosa, partie 1)
Je ne choisis pas les sujets les plus faciles : voilà pourquoi je choisis le mimosa. Comme c’est un sujet très difficile il faut donc que j’ouvre un cahier.
Tout d'abord, il faut noter que le mimosa ne m’inspire pas du tout. Seulement, j'ai une idée de lui au fond de moi qu'il faut que j'en sorte parce que je veux en tirer profit. Comment se fait-il que le mimosa ne m’inspire pas du tout — alors qu’il a été l’une de mes adorations, de mes prédilections enfantines ?
| Une démarche qui met de côté l’inspiration traditionnelle du poète • La négation « je ne choisis pas » atténue le superlatif « les plus faciles ». C’est une litote (l’atténuation renforce l’idée) : « c’est un sujet très difficile ». • Il s’apprête à noter ses idées « Tout d’abord », mais la phrase retombe avec la nouvelle négation « le mimosa ne m’inspire pas du tout ». Cette négation « pas du tout » est redoublée. ⇨ Francis Ponge n’a pas l’attitude d’un poète inspiré, il est guidé par d’autres valeurs. Quels sont les moteurs qui remplacent l’inspiration ? • L’inspiration est remplacée par le devoir « il faut » (forme impersonnelle), qui revient trois fois. • Le poète se doit de parler des fleurs alors « je choisis le mimosa ». Cette injonction semble provenir d’une longue Histoire Littéraire ! • Mais il dit vouloir « en tirer profit » (ce n’est pas ce que dirait un poète guidé par l’inspiration). Quel est donc le « profit » recherché ? • L’inspiration est remplacée par une certaine « ouverture » : il ouvre, non pas son imagination, mais « un cahier ». ⇨ Peut-être que c’est justement le cahier de notes que nous lisons. Francis Ponge nous invite dans l’atelier du poète artisan. Le poète met alors en place un dialogue implicite où il justifie ses choix. • Le lien logique de cause avec le présentatif donne l’impression d’un débat : « voilà pourquoi ». • Les liens logiques de conséquence sont redoublés « comme » et « donc ». • Pour justifier son choix, il insiste sur sa subjectivité, avec la première personne « au fond de moi », repris par le pronom adverbial « en ». • Il multiplie les possessifs « mes adorations … mes prédilections ». • Le tiret long et le lien d’opposition « — alors que » semblent bien organiser un dialogue, donner la parole à une autre personne, un lecteur, ou un autre lui-même qui viendrait le contredire. ⇨ Le dialogue et la contradiction vont donc servir de tremplin, remplacer l’inspiration traditionnelle. En faisant cela, il produit une autre forme de poésie • D’une certaine manière, le mimosa est déjà personnifié avec le pronom personnel « j’ai une une idée de lui ». • Ce terme « idée » produit déjà une allégorie (une abstraction qui prend une forme matérielle). • L’inspiration est relancée par la question ouverte « Comment se fait-il… ? » richesse de l’infinité des réponses possibles. ⇨ Le poète est guidé par une richesse d’interprétation qui ne dépend pas de son inspiration ou de thèmes traditionnels en poésie. Des thèmes traditionnels évoqués avec distance • Le passé composé « il a été » (révolu, qui a des conséquences sur le présent) donne tout son mystère à l’objet poétique. • Avec humour, on retrouve l’inspiration habituelle du poète « mes adorations, mes prédilections ». • Mais c’est une épanorthose (il se reprend et se corrige) : la prédilection est moins forte que l’adoration. • Ces « prédilections » sont « enfantines » l’adjectif a une dimension péjorative : il nous laisse attendre une plus grande maturité. ⇨ Francis Ponge nous annonce une méthode moins « enfantine » que celle des romantiques. |
Analyse ce passage :
(La Rage de l’expression de Ponge, Le Mimosa, partie 2)
Beaucoup plus que n'importe quelle autre fleur, il me donnait de l’émotion. Seul de toutes il me passionnait. Je doute si ce ne serait pas par le mimosa qu’a été éveillée ma sensualité, si elle ne s’est pas éveillée aux soleils du mimosa. Sur les ondes puissantes de son parfum je flottais, extasié. Si bien qu’à présent le mimosa, chaque fois qu'il apparaît dans mon intérieur, à mon entour, me rappelle tout cela et fane aussitôt.
Il faut donc que je remercie le mimosa. Et puisque j'écris, il serait inadmissible
qu’il n'y ait pas de moi un écrit sur le mimosa.
| Le poète donne une grande importance au mimosa dans le passé • Analepse (retour dans le passé) le poète se revoit enfant. Imparfait d’habitude révolue « me donnait … me passionnait ». • Le mimosa est personnifié par pronom personnel de troisième personne suivi d’un verbe d’action « il me donnait ». • Importance du passé composé qui a des conséquences dans le présent « a été éveillée » cela explique qu’il soit devenu poète… ⇨ Selon les critères du passé, le mimosa possède une grande force d’évocation poétique. L’émotion est une thématique centrale en poésie • Mais le partitif « de l’émotion » reste imprécis : de quelle émotion parle-t-il ? C’est un hyperonyme (mot qui catégorise et reste imprécis). • Alors que la fleur est souvent une muse (au féminin), ici le mimosa revient au masculin « seul de toutes ». ⇨ Ces thèmes poétiques sont présents, mais avec une étrange distance. Le thème de l’éveil des sens est développé avec humour • L’hypothèse est répétée deux fois avec le verbe « éveillé ». Il développe l’image poétique en reformulant sa phrase (épanorthose). • La sensualité semble avoir une vie propre avec la voix pronominale « s’éveiller ». • Le CC de lieu « sur les ondes puissantes » construit une deuxième métaphore : le parfum devient une vague. ⇨ Au lieu de filer la métaphore, il développe un autre stéréotype : malice du poète qui joue avec les stéréotypes. L’évocation des souvenirs n’aura pas lieu • Le retour dans le présent « à présent » implique la nostalgie. • Alors qu’on pourrait attendre un développement de « tout cela », la phrase se termine : « fane aussitôt ». • Référence aux vanités, et à la thématique de la fleur qui « fane » chez Ronsard (les roses). • Mais l’adverbe temporel « aussitôt » termine la phrase abruptement. ⇨ Cette interruption du déroulement attendu du poème crée un effet d’absurdité : pourquoi les mimosa fanent-ils ? Le mimosa prend alors une autre dimension symbolique • La subordonnée circonstancielle de conséquence « si bien que » interroge la logique du passage : « l’extase » passée fane les fleurs présentes ? Image plus absurde que poétique. • Le lien logique de conséquence est mystérieux « il faut donc que je remercie » pour quelle raison ? Le mimosa s’est sacrifié pour lui ? • Forme impersonnelle « Il faut donc » : le devoir est en fait un héritage du passé. Le poète moderne fait mine de se croire obligé d’écrire encore sur les fleurs, alors que tout a déjà été dit. ⇨ Tout le texte s’amuse avec les traditions, le poète continue de les évoquer, mais pour mieux s’en libérer. Ce préambule n’est-il pas déjà un poème sur le mimosa ? • Le mot « mimosa » revient sans cesse : il s’agit bien d’un écrit sur le mimosa. • Le terme est très général « un écrit » au lieu de dire « un poème ». Il laisse le lecteur apprécier si cet écrit a une valeur poétique. • L’article « un écrit » peut tout aussi bien être indéfini ou numéral : il doit au moins écrire un texte. ⇨ Ce texte joue avec la figure de la prétérition (dire en affirmant qu’on ne va pas dire). Pour être exact, il l’inverse (ne pas dire ce qu’il affirme dire). |
Analyse ce passage :
(La Rage de l’expression de Ponge, Le Mimosa, partie 3)
Mais vraiment, plus je tourne autour de cet arbuste, plus il me paraît que j’ai choisi un sujet difficile. C'est que j’ai un très grand respect pour lui, que je ne voudrais pas le traiter à la légère (étant donné surtout son extrême sensibilité). Je ne veux l’approcher qu`avec délicatesse…
…Tout ce préambule, qui pourrait être encore longuement poursuivi, devrait être intitulé : « Le mimosa et moi. » Mais c'est au mimosa lui-même — douce illusion ! — qu'il faut maintenant en venir ; si l'on veut, au mimosa sans moi…
| Un travail d’élaboration difficile • Le premier lien d’opposition « mais vraiment » nous fait revenir au début « j’ai choisi un sujet difficile ». • Les verbes de mouvement insistent sur ce mouvement en boucle « tourner autour … approcher ». • La structure corrélative « plus … plus » décrit ces tours effectués pour s’approcher du sujet. • Le présente dénonciation « je tourne » révèle bien que ce préambule est déjà une poésie en pleine élaboration. • L’expression « tourner autour du pot » et le verbe « tourner » évoquent le travail de l’artisan potier. ⇨ Francis Ponge revendique ce travail d’élaboration, qu’il oppose à une autre forme de poétique. Deux mouvements différents, deux poétiques opposées • Les verbes de mouvement « approcher … venir » suggèrent en effet que l’on vient patiemment à la rencontre du sujet. • Ce mouvement progressif s’oppose au verbe « poursuivre » qui reste dans « l’illusion » de pouvoir saisir l’objet. • La distinction est mise en valeur par l’exclamation au discours direct « douce illusion ! » : il s’agit d’approcher mais pas de saisir. • Le démonstratif « cet arbuste » qui le met devant nos yeux s’oppose alors à « ce préambule ». ⇨ Ce préambule était encore marqué par les présupposés d’une poétique ancienne : émotion, nostalgie, sensualité, inspiration. La mise en place d’une poétique nouvelle • Le verbe « vouloir » est d’abord à la négative et au conditionnel « je ne voudrais pas ». • C’est une litote : la double négation renforce le propos : « je ne voudrais pas traiter à la légère » signifie : je veux traiter sérieusement. • Et effet la forme négative laisse place à une assertion « je veux ». • Le CC de manière est exprime une restriction « qu’avec délicatesse » : Francis Ponge demande à son lecteur beaucoup de subtilité. • Le lecteur est d’ailleurs lui-même bientôt impliqué dans cette volonté de l’auteur avec le pronom indéfini « si l’on veut ». ⇨ Comment mettre en place une poétique si sérieuse et délicate ? Une poétique qui respecte son sujet • Le lien logique de cause « C’est que j’ai un très grand respect » est renforcé par l’adverbe intensif. • La parenthèse donne au mimosa une certaine susceptibilité « étant donné surtout son extrême sensibilité ». Il faut donc l’aborder avec diplomatie et humilité. • Le nom commun « sensibilité » a plusieurs sens (polysémie) : elle a une dimension biologique, psychologique, mécanique, etc. (sensibilité d’un organe, d’une intelligence, d’un capteur…) ⇨ Ces principes vont amener le poète à se mettre soi-même de côté. La difficulté est de savoir se mettre soi-même de côté • Ponge donne un titre fictif au poème qu’il aurait pu écrire « Le mimosa et moi ». C’est l’ancienne poétique • Puis il propose une alternative : parler enfin du « mimosa lui-même ». • Mais c’est encore une « douce illusion ». Il se corrige et se reprend (épanorthose) : le « mimosa lui-même » devient alors le « mimosa sans moi » : débarrassé des émotions de l’observateur lui-même. ⇨ Face à l’ancienne poésie marquée par la subjectivité du poète, Ponge revendique une poésie plus humble, qui approche son sujet avec autant d’humilité que de rigueur, favorisant la richesse des points de vue. |
Analyse ce passage :
(Recueil de Vers de Marbeuf, Et la Mer et l'Amour, partie 1)
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
| Ce qui frappe tout de suite, c’est la musicalité du poème. Les deux premiers vers commencent de la même manière « Et la mer … Et la mer » c’est une anaphore rhétorique, le retour des mêmes termes en début de phrase, de proposition, ou de vers. Mais cela va plus loin : cette musicalité va guider la métaphore. « La mer » et « l’amour » se ressemblent phonétiquement, c’est ce qu’on appelle une paronomase : des termes qui ont des sonorités proches. « La mer » et « l’amer » forment carrément une homophonie : deux termes qui se prononcent de la même façon. Chez Marbeuf, la ressemblance de la prononciation révèle bien sûr une ressemblance beaucoup plus profonde. Et voilà comment la musicalité des mots fonde notre métaphore. La « mer » ressemble à « l’amour » car les deux sont « amer ». Ce même adjectif revient sous forme d’attribut du sujet, dans un beau parallélisme : deux constructions syntaxiques identiques. Ensuite, la métaphore est filée avec une comparaison : « l’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer ». C’est un nouveau point commun : le risque de se noyer, qui est ensuite carrément illustré par l’image de l’orage. L’amoureux, comme le marin, sont entraînés dans cet élément qu’ils aiment, mais qui va les perdre. Le verbe « abîmer » est polysémique, il a plusieurs sens. Des sens propres : détruire, tomber, se noyer, et des sens figurés, se laisser emporter par une activité, intellectuelle, spirituelle, ou par le plaisir. L’eau, l’élément mouvant par excellence, est typiquement baroque, il illustre l’instabilité du monde, le mélange des contraires, la confusion. L’amour est à la fois doux et amer, parce qu’il est lui-même composé de consonnes douces et amères : le M du côté de la douceur, le R du côté de l’amertume. D’où les allitérations, le retour de sons consonnes, à travers tout le sonnet. Comme dans le plaidoyer de Cratyle, la musicalité des mots justifie sans cesse les images. Ce premier quatrain est composé sous la forme d’un chiasme, c'est-à-dire, une structure en miroir. D’un point de vue thématique, la mer encercle l’amour. On dit souvent que le chiasme est un peu comme un piège qui se referme. De même, les rimes féminines « partage … orage » embrassent les rimes masculines « amer … la mer ». Ces effets de sens laissent attendre la pointe du poème, l’amour malheureux du poète. Marbeuf utilise justement des marques qu’on retrouve dans le genre de la maxime notamment. « la mer … l’amour … » ce sont des articles définis génériques, c'est-à -dire qu’ils introduisent des concepts généraux. De même, pronom personnel indéfini « on », désigne ici tout être humain. Marbeuf veut décrire des mécanismes universels, qui dépassent l’être humain. L’image de l’orage va bien dans ce sens. L’orage, ce sont les forces de la Nature, extérieures et visibles, tandis que les passions comme l’amour, sont les forces de la nature invisibles, intérieures. Ici, l’image de l’orage est introduite par une litote : une double négation qui renforce le propos. C’est une forme d’hyperbole : une figure d’amplification ou d'exagération. En amour, comme sur la mer, il est impossible d’éviter des orages particulièrement violents. |
Analyse ce passage :
(Recueil de Vers de Marbeuf, Et la Mer et l'Amour, partie 2)
Celui qui craint les eaux, qu'il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu'on souffre pour aimer,
Qu'il ne se laisse pas à l'amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
| Comme le premier quatrain, celui-ci commence avec une anaphore rhétorique et un parallélisme : « Celui qui craint les eaux … Celui qui craint les maux ». C’est en plus une rime interne : « les eaux » de la mer entrent en écho avec « les maux de l’amour » : tous ces effets de retour, particulièrement musicaux, permettent de renforcer la métaphore filée, les deux éléments, la mer et l’amour comportent des dangers. Regardons de plus près comment fonctionne cette métaphore. D’abord, la mer, jusqu’au « rivage », puis l’amour : « aimer … enflammer » et enfin, le « naufrage ». On reconnaît la structure en miroir, le chiasme qui forme comme un piège. La mer, comme l’amour, enveloppe et submerge. Le dernier mot de la phrase révèle le sens de la métaphore : « Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage » on peut l’entendre au sens propre et au sens figuré, c’est le point commun entre le comparant et le comparé. En plus, ce mot « naufrage » réalise l’annonce du premier quatrain « l’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer ». On voit que le poète calcule ses effets minutieusement en libérant progressivement le sens de sa métaphore. C’est une mise en garde à la fois universelle et tragique, regardez. Le présent de vérité générale « Celui qui craint » est accompagné par le subjonctif, qui a ici une valeur de conseil « qu’il demeure … qu’il ne se laisse pas ». Et le quatrain se termine avec le futur, pour un avenir certain. C’est sûr : si le conseil est bien suivi, ils seront sauvés. Le poète prend le rôle d’un moraliste, qui fait des recommandations générales et universelles. La troisième personne du singulier ne désigne personne en particulier dans cette longue phrase, même si on ne prend pas le pronom indéfini. Ce sont d’ailleurs pratiquement les seuls mots qui contiennent le son i . C’est une assonance, le retour d’un son voyelle. Le son A qui revient avec insistance à la fin de la phrase insiste sur la catastrophe. Le message universel et tragique du poème est porté par sa musicalité. Le mot « amour » revient à travers tout le poème, on trouve en plus ici une variante « pour aimer », qui rime avec « enflammer », et qui annonce déjà le « brasier amoureux » du dernier tercet. C’est ce qu’on appelle un polyptote : un même mot qu’on retrouve sous des formes différentes. Le feu et l’eau forment une première antithèse, le rapprochement de termes qui s’opposent, mais il y en a aussi une autre, le rivage représente la terre ferme, tandis que l’eau représente l’instabilité. Ces éléments en mouvement, qui s’opposent et se complètent, et qui forment un tableau inquiétant où le monde semble dominé par l’instabilité et le chaos, ce sont des images typiquement baroques. Les verbes vont dans le même sens : « demeurer au rivage » évoque l’immobilité, et s’oppose à « se laisser enflammer » qui se trouve du côté du mouvement. C’est un topos littéraire : les passions sont des forces qui nous dépassent, on ne peut pas leur résister, seulement éviter de croiser leur objet. C’est exactement ce thème que Madame de La Fayette développera dans La Princesse de Clèves 50 ans plus tard, tout en lui ajoutant une dimension morale supplémentaire, issue de la pensée janséniste. |
Analyse ce passage :
(Recueil de Vers de Marbeuf, Et la Mer et l'Amour, partie 3)
La mère de l'amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l'amour, sa mère sort de l'eau
Mais l'eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
| Au milieu du sonnet, le thème change brusquement. La comparaison de l’amour avec la mer laisse place à une évocation de la mère de l’amour. C’est bien sûr un jeu avec l’homophonie, qui développe la musicalité du poème. Ici la rime est signifiante, l’eau est un berceau, le berceau est l’eau. C’est aussi une référence à la mythologie : la mère de l’Amour, c’est Aphrodite, (Vénus pour les romains) qui est née de l’écume des flots. La naissance de Vénus est d‘ailleurs un thème privilégié en peinture, et la représentation la plus célèbre est certainement celle de Botticelli. Souvent, Éros, que les romains appelle Cupidon, est considéré comme le fils d’Aphrodite avec Arès (Vénus et Mars, dans le monde latin). C’est intéressant, car Arès est le dieu de la guerre, le dieu d’un feu destructeur, et Éros est souvent représenté avec un arc et des flèches enflammées, ou bien avec une torche : voilà pourquoi Marbeuf dit que « le feu sort de l’amour ». Toutes ces références montrent la virtuosité et l’érudition du poète. Dans la mythologie, Aphrodite, ou Vénus, est une déesse impitoyable. Elle représente la fatalité du sentiment amoureux qui écrase l’individu, elle est toute-puissante sur les êtres humains. Pendant la deuxième moitié du XVIIe siècle, Racine racontera le destin de Phèdre, écrasée par la vengeance de Vénus. La mythologie est un moyen privilégié pour exprimer des idées intemporelles et universelles. « Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau » : la répétition du verbe « sortir » crée un effet de parallélisme. Mais cette fois-ci, le poète passe des points communs aux différences avec le lien logique d’opposition et l’adverbe de négation : « Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes ». Dans cette métaphore, l’amour est comparé à une guerre perdue d’avance : il est impossible de se défendre. C’est cette idée qui fait la volta : le poète déçoit les attentes du lecteur, il nous laisse déjà attendre une fin pessimiste. |
Analyse ce passage :
(Recueil de Vers de Marbeuf, Et la Mer et l'Amour, partie 4)
Si l'eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j'eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.
| Ce dernier tercet est entièrement sous tension, regardez, il commence par une subordonnée de condition, qui retarde la proposition principale jusqu’à la fin : « Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux » alors « j’eusse éteint ». Mais le verbe final est au subjonctif, qui est le mode de la virtualité : il est impossible d’éteindre ce brasier amoureux. C’est un sentiment qui conduit tout un chacun à une souffrance inévitable. Cette pointe de sonnet a une dimension tragique. Pour la première fois dans tout le sonnet, on voit apparaître la première personne et la deuxième personne : « ton amour qui me brûle ». Contrairement à ce qui se passe dans la fable ou dans les oeuvres des moralistes, on passe ici du général au particulier : c’est le poète lui-même qui finalement « s’abîme », fait « naufrage » malgré ses propres mises en garde. Le présent de vérité générale a fait place au présent d’énonciation, pour une action qui se déroule au moment où l’on parle : « ton amour qui me brûle ». Le tutoiement révèle l’intimité des personnages, et donne une dimension orale à ce dernier tercet. C’est une véritable déclaration au discours direct libre : le poète rapporte ses propres paroles, telles quelles, mais sans marques de dialogue. Tous ces procédés mettent en valeur la pointe du sonnet. Mais c’est surtout un amour malheureux, dans lequel le poète lui-même fait naufrage. La première personne subit la relation en position de complément d’objet. On retrouve aussi la structure du chiasme : « l’eau … le brasier … me brûle … mes larmes » le piège se referme sur le poète. La musicalité va dans ce sens : amoureux forme une rime signifiante avec douloureux. C’est uniquement dans ce dernier tercet qu’on trouve les marques du lyrisme : une expression musicale des sentiments à la première personne. Ce lyrisme est appuyé par des adverbes intensifs redoublés « si fort douloureux ». La « mer de larmes » et le « brasier amoureux » donnent à voir des éléments déchaînés et opposés, qui se rapprochent des images baroques. On se rapproche de l’élégie : une forme de lyrisme qui exprime des douleurs très fortes : le deuil, la souffrance amoureuse. En fait, c’est une double métaphore : l’amour est un feu qui brûle, les larmes forment une mer par leur quantité. Tout le tragique vient du fait que les deux métaphores ne parviennent pas à se rencontrer. C’est aussi une manière pour le poète de montrer sa virtuosité. Le dernier mot du poème est particulièrement riche. C’est une anagramme presque parfaite pour « la mer » : il suffit de permuter quelques lettres pour former les deux mots. Cette proximité presque ésotérique prolonge la métaphore : comme la mer, les larmes sont salées, c’est à dire qu’elles ont de l’amertume. Comme Ouroboros, le serpent de la mythologie qui symbolise l’éternel recommencement, le poème se termine sur une boucle. C’est une conclusion pessimiste, car on comprend qu’il est impossible de sortir de cette souffrance et de cette amertume. Pourtant, je crois que la dernière rime peut aussi nous donner un petit espoir : les larmes du poète sont des armes. Par elle, il peut espérer attendrir la dame pour qui il écrit. La poésie est peut-être le seul recours de l’amour malheureux. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’automne, partie 1)
Salut ! bois couronnés d'un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards !
| Dès le début du poème, Lamartine s'adresse directement à la Nature, avec des apostrophes « salut ! » qui reviennent en tête de vers. C'est ce qu'on appelle une anaphore rhétorique : un même mot revient en tête de phrase. Il nomme les éléments du paysage comme si c'était des noms propres : bois couronnés, Feuillages jaunissants, derniers beaux jours… La couronne représentée par les feuillages, le deuil qui figure un habit, tout cela personnifie la Nature. Le poète construit ainsi une relation d'intimité avec le paysage d'automne. Le titre du poème, l’automne, est rappelé par une périphrase : « le deuil de la Nature ». Symboliquement chez Lamartine, la fin de l’année représente la fin de la vie, car l’approche de l’hiver fait penser à l’approche de la mort. Ainsi, « les derniers beaux jours » peuvent être compris dans le double sens, les derniers de l’année, les derniers de la vie... Regardez comment le deuxième vers est construit : l’adjectif « épars » qualifie les feuillages. Ce retard illustre à la fois le paysage et l’état d’attente de la mort. Souvent chez Lamartine, la première strophe annonce la suite du poème. On peut donc s’attendre à retrouver le champ lexical de la mort et une réflexion sur la brièveté de la vie. Ce quatrain annonce aussi déjà le registre lyrique particulier de Lamartine : On retrouve bien les marques habituelles du lyrisme : une douleur exprimée à la première personne avec une certaine musicalité : on retrouve des allitérations en L et des assonances en A. Regardez comment le poète glisse de l’article défini au pronom possessif : cette manière de s’identifier à la Nature caractérise le lyrisme lamartinien. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’automne, partie 2)
Je suis d'un pas rêveur le sentier solitaire,
J'aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l'obscurité des bois !
Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire,
À ses regards voilés, je trouve plus d'attraits,
C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais !
| On retrouve dans ce passage le lyrisme lamartinien : regardez comment le poète s’identifie à la Nature pour mieux nous faire comprendre ses émotions. Les deux adjectifs « rêveur … solitaire » qui caractérisent le pas et le sentier se rapportent en fait au poète. C’est ce qu’on appelle une hypallage : les adjectifs ne sont pas directement associés à l’élément qu’ils caractérisent. Lamartine relie explicitement l’automne avec le thème de la mort. L’adjectif « dernier » revient deux fois. Les adjectifs qui qualifient l’automne dans le premier quatrain « pâlissant ... faible … » annoncent la métaphore : en automne la nature expire, ces derniers beaux jours sont comparables à un sourire d’adieu. La Nature est comparée à un ami qui expire. La particularité de ce passage, c’est que la mort n’est pas présentée de façon angoissante. Au contraire, le poète justifie son attrait pour cet état de deuil : le soleil, la lumière sont mis en parallèle avec l’amitié et le sourire. Lamartine développe alors une esthétique de l’atténuation : le soleil qui pâlit et la faible lumière se retrouvent dans les regards qui sont voilés. Cela suggère deux images : le voile du deuil cache les yeux, ou encore, si les yeux sont le miroir de l’âme, le voile symbolise l’éloignement de l’âme qui est déjà en route pour l’au-delà. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’automne, partie 3)
Ainsi, prêt à quitter l'horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l'espoir évanoui,
Je me retourne encore, et d'un regard d'envie
Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui !
Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ;
L'air est si parfumé ! la lumière est si pure !
Aux regards d'un mourant le soleil est si beau !
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais !
| Dans ces vers, le poète se rapproche progressivement de la mort : d’abord « prêt à quitter la vie » ensuite carrément « aux bords du tombeau » et enfin « mourant ». Malgré cela, il se « retourne » et il reste attaché à la vie qui rime avec « envie ». Ces deux quatrains illustrent ce double mouvement en ralentissant le temps à l’extrême. Les jours sont longs. Le verbe « pleurant » entre écho avec « mourant » : ces participes présent montrent l’action en train de se dérouler dans la durée. Le temps est suspendu dans un état entre la vie et la mort. À partir du verbe pleurer, la tristesse envahit toute la subjectivité du poète qui regarde et contemple à travers ses larmes. La première personne du singulier est retardée pendant deux vers : cela crée un effet de ralentissement et de suspense. Enfin, les rimes « évanoui … joui » sont en plus des diérèses : c’est à dire que les deux sons voyelles constituent deux pieds séparés. En fin de vers, cela a pour effet d’allonger la phrase. Le temps se fige sur ces instants de regret . Dans ces deux quatrains, l’approche de la mort est paradoxalement associée à des sensations positives, visuelles et sonores : la lumière, les parfums, avec l’adverbe intensif « si » qui est répété plusieurs fois et accompagné d’exclamations. L’approche de la mort renforce l’attrait de la vie, la brièveté du temps est justement ce qui donne une valeur à l’instant présent. Lamartine offre ainsi une réflexion sur le temps qui se rapproche des principes d’Épicure tel qu’Horace les retranscrit dans ses Odes : Carpe diem, cueille le jour présent. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’automne, partie 4)
Je voudrais maintenant vider jusqu'à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel !
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel ?
Peut-être l'avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu ?
Peut-être dans la foule, une âme que j'ignore
Aurait compris mon âme, et m'aurait répondu ?…
| Lamartine développe ici une métaphore filée où la vie est comparée à une boisson versée dans un calice. Les deux sont à la fois doux et amers. Les moments heureux sont du nectar et du miel, les moments malheureux sont symbolisés par le fiel. La rime « miel / fiel » montre à quel point les deux sont mélangés. Cette métaphore illustre bien le sentiment ambigu de Lamartine. Le jeu avec les temps est intéressant dans ce passage : tout est fait pour susciter une émotion de manque. Le verbe perdre est au présent et à la voix passive : le sujet est absent, non exprimé. Le verbe « ignorer » au présent est associé à des conditionnels au passé, cruellement irréalisés : « aurait compris … aurait répondu ». C’est une parfaite illustration du regret. Dans le même sens, l’imparfait est accompagné par le modalisateur « peut-être » qui est répété deux fois coup sur coup. Le poète regrette le bonheur qu’il n’a pas vécu, mais en même temps, il n’a pas d’espoir que ce bonheur arrive. Certes, les regrets sont là, mais la décision de mourir n’en est pas moins réelle. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’automne, partie 5)
La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ;
À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ;
Moi, je meurs ; et mon âme, au moment qu'elle expire,
S'exhale comme un son triste et mélodieux.
| L’image finale du poème est construite autour d’une synesthésie : les perceptions sont mélangées. Le parfum de la fleur est transformé en sensation sonore : les adieux qu’elle fait au soleil sont accompagnés de sonorités en F « la fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ». De même l’âme du poète s’exhale comme un parfum qui devient un « son triste et mélodieux » il s’accompagne d’une allitération en M : « Moi, je meurs, et mon âme, au moment qu’elle expire... » La nature est utilisée pour représenter la subjectivité du poète. Dans cette métaphore, l’âme poète est comparable à la fleur qui tombe : son chant est comme un parfum qui monte au ciel. Le mouvement descendant s’accompagne d’un mouvement qui monte. C’est aussi la dualité chrétienne de l’âme qui quitte le corps. Regardez comment la diérèse finale sur le mot « mélodieux » semble prolonger encore le souffle du poète. Le souhait de quitter la terre est teinté de regrets. C’est une nuance nouvelle par rapport au poème l’isolement par exemple, où l’image de la feuille morte est accompagnée d’un désir de mourir beaucoup plus affirmé : Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ; Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie : Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ! |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Lac, partie 1)
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?
Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !
| Le poème s'ouvre sur une métaphore philosophique : l'océan des âges. Le temps est comparé à un océan : ils sont tous les deux si vastes qu'on n'en voit pas le bout. On peut dire également que le temps est aussi fluide que de l'eau, impossible à saisir. Les nouveaux rivages représentent les jours qui se succèdent, du côté de la vie. La nuit éternelle, sans retour, représente bien sûr la mort. Ce poème nous présente ainsi une réflexion sur la vie et la mort. La représentation de la mort est un thème récurrent dans l’art depuis l'antiquité. Sous la république romaine, lorsqu'un général rentrait de campagne triomphant sur son char, il était bien sûr acclamé par la foule, mais la coutume voulait que l'esclave qui lui tenait la couronne de laurier au-dessus de la tête lui glisse à l'oreille : memento mori, littéralement : souviens-toi que tu vas mourir, c’est-à-dire que tu es mortel. On peut également penser à la vanité en peinture, un type de nature morte, où il est de bon ton de montrer des crânes, des sabliers et des fleurs fanées pour figurer le passage inéluctable du temps et le caractère éphémère de l’existence humaine. Si l’on trouve déjà des vanités dans l’Antiquité, cela devient un véritable genre pictural à partir du XVIIème siècle en Europe. Ce n'est donc pas tant l'originalité de l'idée qui va être marquante dans ce poème, mais plutôt la manière dont Lamartine va l'exprimer, d'une manière qui va rencontrer la sensibilité de son époque. La métaphore est riche en contrastes : toujours / jamais … éternel / un seul jour. Le mouvement et la brièveté, avec les verbes emporter, pousser s'oppose au désir de s'arrêter et de se reposer : jeter l'ancre. C'est la métaphore du port, du havre de paix auquel on aspire, mais que la vie ne nous laisse aborder qu'à la fin du parcours. Le poète semble s'adresser à nous directement : ne pourrons-nous jamais ? Il inclut le lecteur et l'humanité entière dans cette question rhétorique : c'est à dire une question qui n'attend pas de réponse, car la réponse est évidente : non, en effet il est impossible d'arrêter le temps. Ce premier quatrain illustre bien un discours philosophique. Ensuite, Lamartine s'adresse au lac directement, avec une apostrophe : « Ô lac » et il s'adresse même à lui à l'impératif « regarde ». Paradoxalement, le paysage est assimilé au spectateur ! De cette manière, le poète instaure une véritable intimité avec le paysage. Mais cela va plus loin car c'est ici un verbe de perception, redoublé avec le verbe voir. Il s'agit de montrer un paysage, avec le démonstratif qui vient juste ensuite « cette pierre ». Le lecteur découvre un décor qui incarne une émotion : c'est ce qu'on appelle le paysage état d'âme : la Nature représente les sentiments du poète, et notamment, ses sentiments amoureux. Pour la première fois, nous découvrons le couple à travers les pronoms personnels « je viens seul … Tu la vis s'asseoir » c'est au même moment qu'intervient le thème de la solitude. Le passé des jours heureux s'oppose à l'isolement présent. Les sonorités en L, douces, s'opposent aux allitérations en R, plus dures. Ainsi, toutes les marques du lyrisme sont présentes : la douleur, la première personne du singulier, la musicalité des vers. Comme Lamartine a beaucoup développé ce type de lyrisme où la nostalgie est essentiellement liée au paysage naturel, on l'appelle parfois le lyrisme lamartinien. Certes, on ne s’est pas trop foulé pour le nom. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Lac, partie 2)
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
| Maintenant le décor s'anime, frappe les sens : avec le verbe pronominal « se briser », les verbes d'action « mugir, jeter ». On peut dire que cette description s'apparente à une hypotypose : il s'agit de donner à voir un décor animé pour frapper l'imagination du lecteur. La répétition de l'adverbe « ainsi » montre au lecteur spectateur ce paysage tourmenté, qui représente l'état d'âme du poète. D'ailleurs les mouvements sont liés à la douleur : la violence avec le verbe « se briser », la plainte avec le verbe « mugir ». La Nature se fond avec les impressions du poète. Le participe passé « adorés » a un sens passif et n'a pas vraiment de sujet, elle est adorée, autant par le poète que par la Nature qui est empathique avec les émotions du poète. Tout cela participe à la construction du paysage état-d'âme. Dans le quatrième quatrain, l'évocation du passé est liée à une sensation de plénitude. Visuellement, le ciel est complété par l'onde, l'air et l'eau sont en miroir. « Silence » rime avec « cadence » ce qui renforce l'idée d'« harmonie ». La dernière phrase se prolonge jusqu'au dernier vers, vous voyez ? C'est ce qu'on appelle un enjambement : la phrase dépasse le vers sur le vers suivant. Dans ce début de poème, les hexasyllabes semblent prolonger les alexandrins pour exprimer le repos et la tranquillité. Le rythme parfaitement régulier imite la cadence des rameurs... Ainsi, le passé est lié à une sensation de bonheur : le poète se réfugie avec nostalgie dans le souvenir. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Lac, partie 3)
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos :
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
« Suspendez votre cours !
« Laissez-nous savourer les rapides délices
« Des plus beaux de nos jours !
| Ce passage introduit et met en scène les paroles de la personne aimée. C'est un flash-back quasiment cinématographique, l'amoureuse a un ton différent, et une métrique différente, avec les hexasyllabes qui sont redoublées.. C'est un moment dramatisé : on passe de l'imparfait au passé simple : pour des actions soudaines et uniques dans le passé. Le paysage est encore associé avec le poète à travers les verbes d'action : le rivage est charmé, frappé, les flots sont attentifs. Comme le lecteur lui même qui devient spectateur, tout se tait pour écouter. La personne aimée est désigné uniquement par sa voix : « la voix qui m'est chère ». C'est une métonymie : désigner une chose par un élément qui lui est proche. La jeune fille n'est pas décrite, elle reste un mystère, évanescente. Les accents de sa voix sont « inconnus à la terre », les mots « tombent » comme s'ils venaient du ciel. Chez Lamartine, le souvenir de l'être aimé prend une dimension métaphysique, l'épreuve de son absence est une véritable expérience spirituelle. Cette femme incarne pratiquement la figure d’une Muse antique. Les neuf Muses sont les divinités tutélaires des arts ; elles inspirent les artistes et leur soufflent pour ainsi dire leurs oeuvres d’art. C’est une interprétation personnelle, mais je vois une transfiguration en Muse dans le fait que sa voix soit “inconnue à la terre” et “charme le rivage” : le verbe “charmer” vient du latin “carmen”, qui a le double sens de “charme” magique et de chant poétique. Le chant enchante le rivage : la poésie ensorcelle le paysage. Le sixième quatrain est au discours direct, c'est à dire que les paroles sont rapportées telles quelles, entre guillemets, sans modification. Ce procédé permet de rendre toute la proximité et la force des mots, notamment avec les phrases exclamatives, et les impératifs. La jeune femme s'adresse au temps et aux heures directement avec des apostrophes. Ce passage concentre toute l'émotion lyrique du poème car la jeune femme n'est elle-même déjà plus qu'un souvenir, et sa supplique appartient déjà au passé. Ce passage me rappelle la seconde mort d'Eurydice, au moment où, aux portes des Enfers, Orphée fait l'erreur de se retourner trop tôt vers sa femme. Grosse bourde, puisqu’il la perd une deuxième fois, après être allé la chercher jusque chez Hadès. Si tu veux en savoir plus sur Orphée, j’ai fait un sympathique épisode sur ma chaîne qui lui est consacré ; je te mets le lien dans la description. On peut aussi penser à la nymphe Écho : rejetée par Narcisse, accablée de chagrin, elle se cache dans les grottes et il ne subsiste d'elle que sa voix. La volonté d'arrêter le temps, avec la répétition du verbe « suspendre » s'oppose à un rythme fuyant, raccourci : les alexandrins sont divisés par deux, et deviennent des hexasyllabes. L'enjambement du dernier vers précipite la fin du quatrain. Le mot « rapide » vient nier toute la supplication. Le souvenir fait surgir l'absence de façon implacable, le temps est une force qui dépasse le poète : on touche pratiquement au sentiment tragique. Il ne faut pas oublier qu'au moment où Lamartine écrit ce texte, la jeune Julie Charles est malade, très malade. Atteinte de la phtisie, ses jours sont menacés, et elle s’éteindra effectivement quelques mois plus tard. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Lac, partie 4)
« Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
« Coulez, coulez pour eux ;
« Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
« Oubliez les heureux.
« Mais je demande en vain quelques moments encore,
« Le temps m’échappe et fuit ;
« Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’aurore
« Va dissiper la nuit.
« Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
« Hâtons-nous, jouissons !
« L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
« Il coule, et nous passons ! »
| Ces trois quatrains développent des jeux de contrastes. Les heureux et les malheureux, la nuit et l'aurore, l'attache du port qui s'oppose au passage ininterrompu des flots. Ce sont aussi trois étapes de la réflexion sur le temps : le couple d'amoureux était heureux dans la nuit, il va désormais faire partie des malheureux, car la nuit est dissipée par l'aurore, et ils sont séparés. Le passage du temps qui est rendu sensible met en scène la réflexion philosophique. La voix de la personne aimée est prolongée et dédoublée, avec des effets d'écho : « coulez, coulez ... aimons-donc, aimons-donc ». La parole est mise en scène de façon spectaculaire. D'abord au discours indirect « je demande quelques instants » puis au discours direct, qui est mis en abyme « sois plus lente ». C'est un véritable propos philosophique qui est ainsi mis en scène et dramatisé par le poète. On reconnaît le précepte d'épicure : carpe diem, c'est à dire : « cueille le jour et met-le à profit du mieux que tu le peux ». La jeune femme s'adresse directement aux forces implacables qui la dominent : la nuit, l'aurore sont des allégories, presque des divinités qui agissent aveuglément. On se rapproche encore ici du sentiment tragique. Ces dernières réflexions philosophiques se terminent sur des verbes au présent de vérité générale : « l'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive // Il coule, et nous passons ! ». C'est intéressant également parce que la métaphore du début est rectifiée, avec les mêmes mots que dans le premier quatrain : en fait le port n'existe pas, les rives non plus. On dirait que le fleuve du temps a tout englouti. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Lac, partie 5)
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
S’envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Hé quoi ! N'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus ?
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lacs ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
| Maintenant le poète reprend la parole après sa bien aimée. Il s'adresse directement au temps, qui est personnifié « temps jaloux ». D'ailleurs tous les éléments de son discours sont personnifiés : l'amour qui verse le bonheur, les jours qui s'envolent comme des oiseaux, le temps qui donne et efface. Avec une certaine cruauté, le verbe donner est au passé, le verbe effacer est au présent, et le verbe rendre est interrogatif et négatif. À travers cette expression du malheur, on retrouve bien le lyrisme lamartinien. La mort, le néant, et le passé engloutissent les jours : ils agissent ainsi comme des monstres mythologiques. On peut penser à Chronos, le dieu grec du temps, qui dévore ses progénitures, ou à la célèbre formule Ta Panta Rhei du philosophe Héraclite d’Ephèse, qui se traduit par “tout coule, tout passe, rien n’est immuable, rien n’est éternel”. Le poète pose trois questions rhétoriques, qui portent sur un thème constant, regardez : les moments d'ivresse, les jours de malheurs sont repris par divers pronoms, puis par des périphrases : les jours que vous engloutissez, les extases sublimes. À chaque fois, la réponse est désespérante : oui, les instants disparaissent, non, ils ne reviennent jamais. Ces questions rhétoriques insistent sur l'aspect inéluctable et tragique du passage du temps. Le 13e quatrain propose une sorte de réponse après cette série de questions désespérantes. C'est un souhait, un voeux, avec le verbe garder à l'impératif, répété deux fois. C'est aussi une concession, « au moins ». Tous les moments de la vie évoqués plus hauts ont été remplacés par un instant précis, avec le démonstratif « cette nuit ». C'est là que le but profond du poème apparaît : la poésie permet au poète d'associer le souvenir au paysage. La Nature est muette, mais elle garde les souvenirs, en cela, elle est comparable à l'Art, qui transmet des émotions intemporelles : avec ce poème, Lamartine donne une réponse à une angoisse éternelle de l'homme qui prend conscience de sa finitude. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Lac, partie 6)
Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !
Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
| Les souhaits du poète sont répétés comme une invocation : Qu'il soit, qu'il soit, qu'il soit, que le vent, les parfums, tout ce qu'on entend… C'est ce qu'on appelle une anaphore rhétorique : la répétition d'un même mot en tête de vers. Cette répétition augmente en intensité jusqu'à la pointe finale. On touche ainsi à la fonction performative du langage : la parole devient l'équivalent d'un acte. Le poème inscrit le souvenir dans la Nature, associe le décor à l'expérience du poète. Et en effet, le lac du Bourget est aujourd'hui inévitablement associé au poème de Lamartine, les voyageurs le savent ou bien le découvrent, en même temps que le paysage. En tout cas, dans cette fin de poème, tous les éléments naturels se confondent avec la voix du poète. Le zéphyr frémit, le vent gémit, le roseau soupire. Les sensations variées sont mises à contribution : l'ouïe, l'odorat, la vue. Le paysage, l'émotion, l'expérience du poète et le poème se fondent pour ne former plus qu'une seule entité cohérente, le souvenir. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Soir, partie 1)
Le soir ramène le silence.
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s’avance.
Vénus se lève à l’horizon ;
À mes pieds l’étoile amoureuse
De sa lueur mystérieuse
Blanchit les tapis de gazon.
De ce hêtre au feuillage sombre
J’entends frissonner les rameaux :
On dirait autour des tombeaux
Qu’on entend voltiger une ombre.
| Le poème s'ouvre sur l'image du poète qui prend la posture du promeneur contemplatif dans la Nature, assis sur un rocher : lui est immobile mais le décor autour de lui est en mouvement avec le char de la nuit qui s'avance. C'est cela qui est novateur en ce début du XIXe siècle, désormais, le poète romantique assume sa subjectivité. Il ne s'efface plus devant l'art comme dans la tradition classique. Ce lieu commun du poète qui s'isole dans la Nature pour méditer fait référence aux Rêveries du Promeneur Solitaire que Rousseau publie une dizaine d'années auparavant : Sitôt que je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir dans le paradis terrestre et je goûte un plaisir interne aussi vif que si j’étais le plus heureux des mortels. La lune est présente à travers une allégorie : le char de la nuit s'avance. L'éclairage de la scène change : la lueur mystérieuse blanchit le gazon. C'est un moment privilégié de contemplation et de méditation, un moment d'entre deux suspendu entre la nuit et le jour. Comme un peintre qui joue avec les couleurs et les lumières, le poète parvient à saisir un moment d'éternité. La métrique de ce poème est particulièrement intéressante. Alors que la plupart des vers des Méditations Poétiques sont des alexandrins, ce poème est entièrement rédigé en octosyllabes. Alors que l'alexandrin est grand et noble, l'octosyllabe est plutôt un signe d'humilité et de simplicité. Le poète se sent humble au sein de cette grande Nature. En plus, l'octosyllabe est un mètre ancien dans la langue française, utilisé dès le moyen-âge par Chrétien de Troyes ou Marie de France par exemple. Il fait donc référence à un passé lointain et idéalisé : c'est peut-être ici une marque de nostalgie. Le poète songe au passage du temps et à la disparition des moments heureux. Les rimes vont dans le même sens. Ce sont des rimes embrassées, et ici les rimes masculines embrassent les rimes féminines. Pour rappel, les rimes féminines sont celles qui se terminent par un -e muet, les rimes masculines sont toutes les autres. Cela représente un échange : le poète met en scène son poème et sa parole. Ce n'est pas un hasard si l'étoile qui apparaît porte le nom de la déesse de l'amour. L'adjectif « amoureuse » insiste sur le symbole. C'est aussi l'étoile polaire, la première étoile qui apparaît au crépuscule, et qui indique le nord. Symboliquement, la fin de la journée, le froid du nord, la lumière blanche, tout cela fait référence à la mort. Cette étoile rappelle au poète son amour disparu, elle fait surgir tous les souvenirs liés à Elvire. De même l'arbre a une dimension symbolique : c'est le lien entre la terre et le ciel. La méditation poétique élève l'âme aux pensées spirituelles. D'ailleurs, les sensations visuelles laissent place aux sensations auditives, plus éthérées. Il introduit l'évocation de la mort : les ombres qui sont au ciel et les tombeaux qui sont sous terre. Par ailleurs, le hêtre est symbole de sagesse et de patience, et c'est aussi un homophone du verbe être : la poésie est un moyen privilégié d'aborder la question philosophique de l'existence, de la vie et de la mort. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Soir, partie 2)
Tout à coup, détaché des cieux,
Un rayon de l’astre nocturne,
Glissant sur mon front taciturne,
Vient mollement toucher mes yeux.
Doux reflet d’un globe de flamme,
Charmant rayon, que me veux-tu ?
Viens-tu dans mon sein abattu
Porter la lumière à mon âme ?
Descends-tu pour me révéler
Des mondes le divin mystère,
Ces secrets cachés dans la sphère
Où le jour va te rappeler ?
| La description laisse place à un discours narratif, avec l'adverbe « tout à coup ». Le décor s'anime avec des verbes d'action : le rayon glisse et vient toucher les yeux du poète. C'est une personnification : le rayon est comparable à un ange qui vient porter un message au poète. L'adjectif « charmant » est aussi riche de sens. Étymologiquement, il provient du latin carmen qui désigne à la fois le charme magique et le chant poétique. Chez Lamartine, la poésie transfigure la Nature pour lui donner un sens. Le poète est toujours au cœur de la scène : le lecteur suit ses pensées et son regard, qui sont mentionnés à travers le front et les yeux. Les éléments du décor s'éclipsent devant cette lumière qui prend tout l'espace et vient impressionner le poète jusque dans son intériorité. La scène est entièrement construite à travers la subjectivité du poète. D'ailleurs, l'esprit du poète est désormais au-delà de la terre : le soleil est un globe enflammé, une sphère qui cache des secrets de mondes au pluriel mystérieux. La poésie permet d'atteindre des vérités inatteignables autrement. Toutes les marques du lyrisme sont bien présentes ici : la première personne du singulier : mon front, mon sein, mon âme, me révéler… Le poète exprime sa douleur : mon front taciturne, mon sein abattu. La musicalité des vers est particulièrement recherchée avec les chuintantes « détaché » qui forme une rime interne avec « toucher » on peut aussi relever « charmant » et « cacher ». Ces allitérations miment le chuchotement : c'est une poésie de l'intimité. Tout cela constitue ce qu'on appelle le lyrisme lamartinien. Le poète entame un véritable dialogue avec ce rayon, il lui pose de nombreuses questions. « Que me veux-tu ? ... Viens-tu porter … ? Descends-tu me révéler … ? » Ces questions ne sont pas rhétoriques, elles attendent une réponse. Le verbe « révéler » implique même tout un discours. Le poète met en scène sa propre parole comme un dialogue avec la lumière. La première question est ouverte, les deux suivantes sont fermées. Une question fermée, c'est une question à laquelle on ne peut répondre que par oui ou par non. Cela permet à Lamartine de présupposer le rôle du rayon : il vient porter la lumière, révéler des mystères. Il est porteur de vérités profondes et spirituelles. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Soir, partie 3)
Une secrète intelligence
T’adresse-t-elle aux malheureux ?
Viens-tu, la nuit, briller sur eux
Comme un rayon de l’espérance ?
Viens-tu dévoiler l’avenir
Au cœur fatigué qui l’implore ?
Rayon divin, es-tu l’aurore
Du jour qui ne doit pas finir ?
Mon cœur à ta clarté s’enflamme,
Je sens des transports inconnus,
Je songe à ceux qui ne sont plus :
Douce lumière, es-tu leur âme ?
Peut-être ces mânes heureux
Glissent ainsi sur le bocage.
Enveloppé de leur image,
Je crois me sentir plus près d’eux ?
| Le poète interprète le rayon de lune qui tombe sur lui. Il fait trois hypothèses. D'abord, il s'agit de l'espérance. Ensuite, il vient annoncer l'avenir. Enfin, il s'agit de l'âme des morts. Ces trois idées progressent et forment pour Lamartine un message cohérent : en effet la mort est à la fois un présage de l'avenir, et en même temps un espoir. car il songe rejoindre sa bien-aimée dans la mort. La première personne revient deux fois en tête de vers : c'est ce qu'on appelle une anaphore rhétorique : deux vers commencent avec un même mot. Les sensations « je sens des transports » sont intimement liées aux pensées « je songe » Le poète est toujours au centre de la narration, il assume sa subjectivité. La rime « aurore ... implore » est signifiante. Dans la mythologie grecque, Aurore est une déesse maudite par Vénus, et qui est condamnée à ne tomber amoureuse que de mortels. Elle voit donc mourir tous ceux qu'elle aime, tandis qu'elle reste seule. Et dans ce poème paradoxalement la mort est associée à des sensations positives, qui sont maintenant liées au toucher. La délivrance, des transports, une sensation d'enveloppement, de proximité. La douleur qui est associée à la vie « cœur fatigué » s'oppose paradoxalement à une sensation de chaleur dans la mort « le cœur s'enflamme » qui est pourtant une métaphore habituellement réservée à l'amour. Cela s'explique en effet parce que le poète songe à « ceux qui ne sont plus ». Le rayon de lune rapproche le poète de sa muse disparue. Cette méditation sur la mort est aussi une réflexion sur le temps et sur Dieu. La mort est désignée comme un jour qui ne doit pas finir, elle n'a pas le caractère fugace de la vie, elle est éternelle. Plus importante que la vie, la mort est alors considérée comme une consolation pour ceux qui ont une vie malheureuse. En poète chrétien, Lamartine fait allusion à Dieu « une secrète intelligence » qui corrige les malheurs endurés sur terre. Le rayon devient symboliquement une émanation du paradis auquel le poète aspire. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Soir, partie 4)
Ah ! si c’est vous, ombres chéries,
Loin de la foule et loin du bruit,
Revenez ainsi chaque nuit
Vous mêler à mes rêveries.
Ramenez la paix et l’amour
Au sein de mon âme épuisée,
Comme la nocturne rosée
Qui tombe après les feux du jour.
Venez !… Mais des vapeurs funèbres
Montent des bords de l’horizon :
Elles voilent le doux rayon,
Et tout rentre dans les ténèbres.
| La rosée est encore une allusion au mythe d'Aurore, qui aurait tant pleuré la mort de son fils Émathion qu'elle aurait produit la rosée du matin. La rosée symbolise la tristesse du poète et participe au lyrisme lamartinien qui s'exprime à travers les éléments naturels de façon privilégiée. Dans ces trois dernières strophes, les questions font place aux exclamations Ah ! … Venez ! … Le poète s'adresse directement aux morts avec une apostrophe « ombres chéries » il les implore avec des impératifs « revenez … ramenez … venez » on dirait que le poète lui-même est sur le point de mourir et de rejoindre ces âmes. La fin du poème est aussi le moment le plus dramatique, le moment de plus grande intensité. La dernière strophe opère un basculement brutal. La phrase est immédiatement interrompue dès le premier mot « venez » avec les points de suspension. Puis le lien logique d'opposition « mais » renverse tout. Les rimes amour // jour positives et lumineuses laissent place à la rime funèbre // ténèbre, qui embrassent et du coup étouffent les rimes horizon et rayon. D'ailleurs, ce sont les bords de l'horizon qui sont obscurcis, ce qui renforce la sensation d'écrasement. Pour le poète resté seul, la vie est un poids. Le phénomène est mystérieux, avec le déterminant indéfini « des vapeurs funèbres » qui désignent en fait les nuages qui viennent masquer la lune. Avec cette disparition, le poète revit symboliquement la perte de l'être aimé. Toutes les valeurs alors sont inversées. La vie prend les qualificatifs habituels de la mort : vapeurs funèbres, le voile qui fait penser à un linceul, les ténèbres. Éloigné de ceux qu'il aime, le poète reste seul, isolé dans la vie. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Vallon, partie 1)
Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance,
N’ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort.
| Comme souvent chez Lamartine, la première strophe programme tout le reste du poème, donne tous les thèmes, et annonce le développement. Le poète éprouve une mélancolie dévorante et attend la mort, seul le paysage naturel de son enfance lui permet de supporter la vie. On retrouve tout de suite toutes les marques du lyrisme : première personne, douleur, musicalité. Le poète s'exprime à la première personne : « mon cœur … prêtez-moi … mon enfance » pour mieux décrire sa douleur : « lassé de tout … attendre la mort ». Le discours est mélodieux et s'apparente à un chant, avec les allitérations en S et en R qui entrent en écho avec les rimes en « -ance » et en « -ort ». En plus, Lamartine apostrophe directement la Nature à la deuxième personne « prêtez-moi, vallon de mon enfance » c'est une forme de lyrisme qu'on appelle le lyrisme lamartinien. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Vallon, partie 2)
Voici l’étroit sentier de l’obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.
Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure
Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.
La source de mes jours comme eux s’est écoulée ;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N’aura pas réfléchi les clartés d’un beau jour.
| Le poète nous donne à voir un paysage vivant, en mouvement. Il utilise des démonstratifs : « Voici … ces coteaux … Là … » La plupart des éléments naturels sont personnifiés grâce à des verbes d'action : « les bois courbent leur ombre et couvrent de silence … les ruisseaux tracent les contours et murmurent ». Ces éléments sont à la fois visuels et sonores, regardez : l'ombre et les contours appartiennent au vocabulaire de la peinture, on peut aussi mentionner la verdure… tandis que le silence et le murmure se rapprochent plutôt de la musique. Les éléments naturels sont comme des artistes, peintres et musiciens. La Nature s'exprime à travers la contemplation et la poésie. Lamartine joue beaucoup avec les effets de lumière : le front est ombragé, l'onde est limpide, le jour est clair. Ces jeux de contraste sont symboliques et représentent les mouvements de l'âme du poète. L'ombre représente les pensées mélancoliques, le trouble de l'âme s'oppose à la limpidité de l'eau. Nous avons dans cette description un véritable paysage état-d'âme, typique du lyrisme lamartinien. La représentation de la Nature illustre une réflexion sur le passage du temps. « Les deux ruisseaux » deviennent « la source des jours ». Le mot « source » dessine en effet un pont entre les deux quatrains. Le poète constate que les instants heureux sont brefs : les ruisseaux ne mêlent leurs murmures qu' « un moment ». De même, la source des jours « a passé » : ce passé composé insiste sur les conséquences présentes, c'est-à-dire, la mélancolie du poète. Enfin, le passé antérieur négatif « mon âme n'aura pas » souligne les espoirs déçus du poète. Le passage du temps est ainsi vécu comme une malédiction, une fatalité qui écrase les hommes. Les deux ruisseaux symbolisent aussi les deux amoureux, qui ont mêlé leurs murmures, mais auront été séparés avant de connaître les clartés d'un beau jour. D'une manière symbolique, le poème fait allusion à cette histoire d'amour. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Vallon, partie 3)
La fraîcheur de leurs lits, l’ombre qui les couronne,
M’enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s’assoupit au murmure des eaux.
Ah ! c’est là qu’entouré d’un rempart de verdure,
D’un horizon borné qui suffit à mes yeux,
J’aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,
À n’entendre que l’onde, à ne voir que les cieux.
| Ce passage décrit la félicité du poète à travers la Nature. On retrouve toutes les marques de subjectivité qui mettent le poète au centre de toutes les perceptions : la fraîcheur, l'ombre, le bercement. Le poète est entouré, l'horizon borne son regard, ses oreilles n'entendent que l'écoulement de l'eau, avec la répétition des structures restrictive. Ainsi, le lecteur n'a accès qu'aux sensations du poète isolé dans la Nature. C'est un parti-pris novateur dans cette poésie du début du XIXe siècle en France. Le poète assume désormais sa subjectivité, il ne s'efface plus devant l'art. C'est notamment ce qui fait le succès du lyrisme de lamartine. L'isolement dans la Nature est associée à un arrêt du temps. Les sensations n'évoluent pas : le chant est monotone, le l'horizon est délimité, cet état s'inscrit dans la durée « tout le jour ». Le poète se compare à un enfant, et en effet, il est comme allongé dans un berceau. Son âme s'assoupit, il voit le ciel, protégé par des remparts de verdure. Ces deux quatrains semblent ainsi suspendre de le temps, comme le demande Elvire dans Le Lac : Ô temps suspend ton vol, et vous heures propices, Suspendez votre cours Mais c'est un passage en demi-teinte, on est loin des instants de bonheur vécus auprès d'Elvie. Ce séjour dans la nature est un état entre le sommeil, l'insouciance enfantine et certainement... la mort. Ce jour entier qui passe semble bien désigner le dernier jour avant la mort qu'il annonce dès le premier quatrain : à travers ce poème, Lamartine nous raconte son attente de la mort. En effet, par certains aspects, ce berceau est comparable à un tombeau. Le poète est enchaîné, c'est-à-dire qu'il ne peut plus bouger. La solitude, la fraîcheur et l'ombre laissent entendre que le poète trouve cette paix de l'âme dans un état proche de la mort. La proximité des cieux laisse déjà entendre une aspiration spirituelle à travers cette attente de la mort. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Vallon, partie 4)
J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;
Je viens chercher vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour moi les bords où l’on oublie :
L’oubli seul désormais est ma félicité.
Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu’affaiblit la distance,
À l’oreille incertaine apporté par le vent.
D’ici je vois la vie, à travers un nuage,
S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé ;
L’amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.
| L'adverbe « trop » est répété trois fois, avec une gradation. D'abord la vue, ensuite, l'ensemble des perceptions, et enfin l'amour qu'il portait à sa muse. Cette histoire d'amour qui encadre nos trois quatrains apparaît comme le moment de basculement. Ainsi, le mot « désormais » marque une rupture avec sa vie passée. La rime « passé … effacé » est signifiante : la mort d'Elvire a définitivement éloigné le poète de la vie parmi les hommes. La vue est atténuée, le son est affaibli également. Le verbe « évanouir » est prolongé par une diérèse : les deux sons voyelle forment deux pieds séparés. Dans ce poème, Lamartine prolonge le moment d’arrivée de la mort, et développe un entre-deux où il n'est plus tout à fait vivant, mais pas encore mort. Cet état d'entre-deux est révélé par un mot très important : le mot « oubli » qui est utilisé coup sur coup en fin de vers, et au début du vers suivant. C'est ce qu'on appelle une anadiplose : le dernier mot d'une proposition est repris au début de la proposition suivante. De cette manière, la syntaxe imite l'écoulement des ruisseaux, et renforce l'évocation du fleuve du Léthé, Dans la mythologie antique, le Léthé est un affluent du Styx, c'est à dire qu'il borde les enfers, le monde des morts. Il est dit que ceux qui boivent l'eau du fleuve Léthé perdent la mémoire. Il symbolise parfaitement cet entre-deux entre la vie et la mort, une frontière entre les deux mondes. Dans l'antiquité, les âmes qui n'ont pas d'obole pour le passeur sont condamnées à rester dans cet entre-deux, les limbes. Dans l'imaginaire chrétien de Lamartine, les limbes évoquent évidemment le purgatoire. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Vallon, partie 5)
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.
Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;
L’homme par ce chemin ne repasse jamais :
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l’éternelle paix.
Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne,
Déclinent comme l’ombre au penchant des coteaux ;
L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.
Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours :
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.
| Lamartine s'adresse directement à son âme. Le poète entre dans un monologue. Il utilise tantôt la première personne du pluriel « secouons … respirons » et tantôt la deuxième personne du singulier « repose-toi … tes jours … te trahit … t'abandonne … etc. » les occurrences sont de plus en plus nombreuses vers la fin du poème. Tout cela indique que le poète met en scène sa propre parole, et se dédouble lorsqu'il s'adresse à son âme. Ce dédoublement de la parole illustre la séparation de l'âme et du corps. N'oublions pas que Lamartine est un poète chrétien. Dans ces quatrains, Lamartine file une métaphore : il compare son âme à un voyageur : elle est fatiguée. La vie est comparée à un chemin par lequel on ne repasse jamais, la mort est une ville qui rime avec asile : un repos bien mérité. De cette manière, Lamartine associe la mort aux sensations agréables du repos : la respiration, le calme, la paix. La mort est considérée par le poète comme une délivrance. En effet la mort se rapproche de plus en plus, les allusions sont de plus en plus présentes. Le mot « jamais » rime avec « éternelle paix » la poussière du chemin rappelle le passage de la bible dans l'Ecclesiaste : « De la poussière, tout redeviendra poussière » L'automne permet à Lamartine de relier la Nature et la Mort, il multiplie les comparaisons : les jours déclinent, l'ombre grandit sur les côteaux. De cette manière, les sonorités en -onne et -omme sont multipliées et rappellent la rime « monotone / couronne » qui se trouvait au tout début du poème. Ces sonorités qui reviennent donnent l'impression d'un temps qui se prolonge indéfiniment dans l'éternité. La Nature partage cela avec la mort : elle dure éternellement. Le poète mélange ainsi l'invitation de la Nature avec la tentation de la mort : « plonge-toi dans son sein ». Comme la mort, la Nature est immuable : « la nature est la même » L'adverbe « même » à la rime est répété dans le dernier vers, c'est encore une anadiplose qui insiste sur la continuité du temps. La permanence de la Nature évoque l'éternité et la mort. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, Le Vallon, partie 6)
De lumière et d’ombrage elle t’entoure encore :
Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore,
Prête avec lui l’oreille aux célestes concerts.
Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur la terre ;
Dans les plaines de l’air vole avec l’aquilon ;
Avec le doux rayon de l’astre du mystère.
Glisse à travers les bois dans l’ombre du vallon.
Dieu, pour le concevoir, a fait l’intelligence :
Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l’esprit parle dans son silence :
Qui n’a pas entendu cette voix dans son cœur ?
| Le titre des méditations poétiques est inspiré par les Méditations Métaphysiques de Descartes. À travers ce recueil, Lamartine porte l'idée que la poésie est un moyen de découvrir des vérités profondes, et la sagesse. La fin de ce poème montre bien cette volonté d'élever l'âme à la philosophie et à la spiritualité à travers la poésie. Avec des impératifs, le poète invite son âme à se détacher des faux biens. C'est une référence aux valeurs chrétiennes : ce qui importe vraiment, c'est le salut de l'âme, et non pas les biens matériels. Lamartine lie ces préceptes chrétiens aux philosophes de l'antiquité, en citant Pythagore. Pour ce philosophe grec, le fonctionnement de l'univers est comparable à une musique, qu'il appelle l'harmonie des sphères. Ainsi, ces trois derniers quatrains valorisent ce qui est immatériel : la lumière et l'ombre, l'écho, les célestes concerts. Ces évocations sont accompagnées d'assonances en O qui imitent l'écho, avec la répétition du verbe « adorer ». C'est d'ailleurs un verbe fort, qui a un sens religieux. Dans le même sens, le poète décrit son âme qui devient légère, avec les verbes voler et glisser, qui sont respectivement accompagnés d'allitérations en L et en S. Le poète aspire à se détacher de son corps. Ici encore, l'approche de la mort est décrite comme une étape spirituelle. Ce n'est donc pas une surprise si le dernier quatrain commence par « Dieu ». Les verbes d'action font alors place à des verbes qui relèvent plutôt de la pensée et des perceptions : concevoir, découvrir, parler, entendre. Cette mise en scène du dialogue entre le poète et son âme aboutit à cette question finale « qui n'a pas entendu cette voix dans son cœur ? » C'est ce qu'on appelle une question rhétorique, une question qui n'attend pas de réponse, parce que la réponse est sous-entendue. Lamartine généralise à tous les hommes le parcours réalisé dans ce poème : à l'écoute de la Nature, l'homme découvre des vérités profondes, il fait donc une expérience spirituelle qui le rapproche de Dieu. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’Isolement, partie 1)
Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
| Dès les premiers vers, Lamartine prend la posture du voyageur, exalté par le spectacle de la Nature et du coucher de soleil. Le poète se met en scène à la première personne : « tristement je m'assieds … Je promène mes regards ». La subjectivité est assumée dès le départ, le regard va de paire avec les pensées et les émotions. C'est novateur, car jusqu'alors le poète devait s'effacer devant son art. C'est une des caractéristiques du lyrisme romantique : le poète est au cœur de son œuvre. Cette posture du promeneur qui profite de son isolement dans la Nature pour méditer sur le sens de la vie, c'est un thème introduit par Rousseau dans ses Rêveries du promeneur solitaire et qui sera repris par toute la génération romantique. Le positionnement du poète est révélateur : en surplomb, « sur la montagne » il domine le paysage « qui se déroule à ses pieds ». C'est un moment de pause : le promeneur s'arrête, mais ses regards continuent de se déplacer. Le lecteur est complètement immergé dans le point de vue du poète. La subjectivité est complètement assumée. Le décor est archétypal et symbolique « la montagne » symbolise ce qui est stable et intemporel, l'arbre est ce qui relie la terre et le ciel, la plaine, le monde d'en bas, et le soleil, le monde d'en haut. En fait, ce premier quatrain prépare déjà tous les thèmes à venir : le coucher de soleil, le crépuscule, c'est la fin de la journée qui fait déjà penser à la fin de la vie. Le jeune Lamartine qui songe à sa bien aimée est rongé par le passage du temps et le caractère fugace de la vie. Dès ce premier quatrain, la Nature est considérée comme un « tableau changeant » : cela annonce la description qui va venir, une description en mouvement. Le verbe « dérouler » est révélateur : chaque élément du paysage participe à une histoire symbolique, qui raconte les sentiments du poète. Tout cela participe au lyrisme lamartinien. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’Isolement, partie 2)
Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.
Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres
Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte et blanchit déjà les bords de l’horizon.
Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs :
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.
| Le fleuve, c'est la métaphore consacrée pour représenter l'écoulement du temps et l'instabilité de toute chose, depuis Héraclite : « on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve » écrit Héraclite d'Éphèse dès l'antiquité. Je vous confie cette citation, car elle est extrêmement célèbre, et se trouve forcément à l'esprit de Lamartine quand il écrit ces vers. Voilà pourquoi le fleuve est impétueux, grondant, écumant. Il s'oppose à la tranquillité du lac. Les sonorités illustrent cette opposition : les allitérations en S pour le fleuve qui serpente, les allitérations en L pour le lac immobile. De même les rimes s'opposent : grondantes / écumantes, obscur / azur. Le mouvement s'oppose à l'immobilité, l'ombre s'oppose à la lumière. La Nature offre une réflexion sur le temps, la permanence et l'impermanence des choses. Nos trois quatrains décrivent le paysage qui s'étale devant les yeux du voyageur. Le regard se déplace « ici … là … au sommet ». Le mouvement est ascendant : on part du fleuve et du lac, puis l'étoile semble sortir des eaux, on passe ensuite aux sommets, et à la lune à l'horizon. Le verbe « monter » est mis en valeur par l'enjambement : la phrase est prolongée sur le vers suivant. Du coup, la flèche gothique semble dominer l'ensemble du paysage. La contemplation de Lamartine élève ses pensées vers Dieu. Dans ce quatrième quatrain, le paysage visuel est remplacé par les sensations auditives, avec la cloche qui sonne les vêpres. La rime est signifiante l'« air » du ciel est déjà un air de musique, qui entre en écho avec le mot « concert ». Pour Lamartine, la poésie, comme la méditation sont des activités spirituelles qui rapprochent de Dieu. On peut penser à Chateaubriand, Le Génie du Christianisme : L'architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, [...] en conserver les murmures, et tandis que d'énormes airains se balancent avec fracas sur votre tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds. L'image de l'étoile est particulièrement intéressante avec l'adverbe « Où » qui désigne le lac : on dirait que l'étoile se trouve dans le lac. C'est un effet de miroir. Tandis que l'étoile monte, son reflet descend. Lamartine songe évidemment à sa bien aimée qui vient de mourir, dont le corps se trouve en terre et dont l'âme se trouve au ciel. L'étoile, c'est aussi l'étoile polaire, l'étoile du nord, celle qui guide le voyageur. Tout indique que Lamartine songe déjà à suivre sa bien aimée dans le tombeau. Le passage du temps fait sans cesse allusion à la mort : le crépuscule jette ses derniers rayons. La lune est désignée par une allégorie très imagée : la reine des ombres. La lumière du jour est donc remplacée par une lumière blanche. Lamartine construit progressivement une atmosphère en accord avec son humeur mélancolique. C'est bien le poète qui projette sa subjectivité sur le paysage qui l'entoure. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’Isolement, partie 3)
Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu’une âme errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.
De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : Nulle part le bonheur ne m’attend.
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
| Ce passage commence par un lien logique d’opposition : « Mais » qui vient contredire tout l’aspect exaltant du décor décrit jusqu’ici. Quelle que soit la beauté de la Nature, la mélancolie du poète est désormais la plus forte. Les négations sont nombreuses : ni charme, ni transport, le soleil n’échauffe plus, nulle part le bonheur ne m’attend. Les lieux sont énumérés et montrés pour être mieux reniés : de colline en colline, ces vallons, ces forêts, ces palais, ces chaumières… Il inclut ainsi les demeures les plus riches et les plus modestes dans un souci d’exhaustivité. Tous les points cardinaux sont cités : le sud, l’aquilon, c’est à dire le nord, l’aurore et le couchant, c’est à dire l’est et l’ouest. La mélancolie rend le poète étranger au monde. C’est le thème romantique de l’homme exilé sur terre. Lamartine oppose le monde des vivants et celui des morts. Lui même se compare à une âme errante. Il souhaiterait être mort comme sa bien-aimée : la vie est donc devenue pour lui comparable à un enfer. La conscience de la vanité de la vie est répétée deux fois : « en vain portant ma vue », « et vains objets » cela signifie que sans son amour, la vie n’a plus de sens. Chez Lamartine comme chez de nombreux romantiques, l’amour a un rôle métaphysique et spirituel. Cette répétition du thème de la vanité fait référence à un passage de la bible dans l'ecclésiaste : Vanitas vanitatum, omnia vanitas. Vanité des vanités, tout n'est que vanité. L'obscurité a progressivement gagné du terrain. L'ombre du chêne s'est ensuite abattue sur la terre, et c'est maintenant le poète lui-même qui devient une ombre. Le paysage est donc transformé par le regard même du poète. Le soleil ne le réchauffe plus, car il ne se compte plus parmi les vivants. Ainsi, le paysage n'est que le reflet de son regard et de ses émotions. Dans ce passage, toutes les marques du lyrisme sont présentes : la douleur personnelle, avec la première personne du singulier. Lamartine se cite lui-même au discours direct, il assume complètement sa subjectivité. La musicalité des vers, notamment avec les chuintantes qui sonnent comme des confidences dans le 7e quatrain. On trouve également une hyperbole (une figure d'exagération) : la solitude elle-même est dépeuplée. Tout cela construit un lyrisme qui rend le poète particulièrement proche de son lecteur. Le dernier vers, extrêmement célèbre, est une sentence au présent de vérité générale. Lamartine semble s’adresser directement au lecteur, mais à travers lui, il interpelle l’humanité entière. Le titre des méditations poétiques fait références aux Méditations Métaphysiques où Descartes cherche à prouver l'existence de Dieu. La poésie est un moyen encore plus sûr d'atteindre des vérités éternelles. Le mot « dépeuplé » est choisi avec soin. La mort d'une personne chère déteint sur le monde entier. Le sentiment de la mort envahit alors toutes les perceptions, et toute chose est à nos yeux privé de vie. La mélancolie est ainsi à la fois un sentiment intemporel, et une posture métaphysique, et une manière de voir le monde sous l’angle du manque. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’Isolement, partie 4)
Quand le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers.
Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !
| Dans ces trois strophes, le poète cherche à atténuer la douleur, mais rien n’y fait. Il commence par les alternatives : ou le matin ou le soir, ou le jour ou la nuit. Si le temps n'est pas un remède contre la mélancolie, rien ne pourra le guérir. Lamartine envisage tout ce qui est possible et impossible pour échapper à sa douleur. Après le temps, l'espace : il songe que la variété du vaste monde pourrait faire diversion. Mais le conditionnel est ici cruel : même s'il pouvait suivre le soleil, il ne verrait que les déserts, c'est à dire, des étendues de sable. À cause de la conscience de la mort, le monde est changé en poussière sous son regard. C'est certainement encore ici une réminiscence de la bible, dans l'Ecclésiaste : De la poussière, tout redeviendra poussière. Mais la réponse est toujours la même « rien ». La mélancolie transforme tout en rien, Lamartine insiste sur cet écart : vaste, immense univers, tout ce qu’il éclaire, s’oppose au vide et aux déserts. Lamartine nous montre par l'exemple la signification de l'adjectif « dépeupler » : tout retombe en poussière. À travers son regard, la mort a envahi tous les recoins de la réalité. Dans ce passage, les rimes sont signifiantes : l’univers est un désert. Les rimes masculines en -er « déserts … univers » succèdent au rimes féminines en ère : « carrière … éclaire … sphère … terre ». Ces sonorités qui reviennent avec monotonie miment le sentiment de lassitude de la vie. Mais en plus, on entend dans ce rimes le verbe errer qui signifie : aller sans but. Le poète est transformé en âme errante dans un monde dépeuplé, et dans une vie qui n’a plus de sens... C'est le thème du poète exilé dans le monde, parce qu'il considère qu'il appartient déjà au monde des morts. Ce poème de Lamartine est très narratif, et ces trois quatrains opèrent un basculement : le premier « soleil » qui est responsable du passage du temps est remplacé par « le vrai soleil » c'est à dire Dieu, qui est au contraire synonyme d'Éternité. « Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux » ce démonstratif mystérieux désigne la morte. Le poète a finalement trouvé la seule solution pour échapper à cette mélancolie : il doit mourir pour rejoindre sa bien-aimée au paradis. Car dans la perspective chrétienne de Lamartine, la mort est une autre vie, un monde meilleur. |
Analyse ce passage :
(Les Méditations poétiques de Lamartine, L’Isolement, partie 5)
Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !
Que ne puis-je, porté sur le char de l’aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !
| Le poète insiste sur le bonheur qu'il pourrait trouver dans la mort : « Là, je m'enivrerais … Là, je retrouverais » : c'est une anaphore rhétorique : le même mot est répété en tête de vers. Dans le même sens, on trouve une polysyndète : les conjonctions de coordination sont répétées de façon inutile, regardez : « et l'amour, et l'espoir, et ce bien, et qui n'a … » De cette manière, Lamartine valorise la félicité qu'il pourrait trouver en rejoignant sa bien-aimée dans la mort. Mais c'est aussi une mort impossible, car la religion chrétienne interdit le suicide, c'est le sens de la question rhétorique « que ne puis-je m'élancer jusqu'à toi ». C'est pourquoi l'évocation de la mort ne peut se faire qu'au conditionnel. Le poète aimerait rejoindre le paradis directement depuis les sommets où il se trouve, mais il est obligé de réclamer cela comme une faveur : « Emportez-moi ! ». La vie apparaît alors au poète comme un exil, une malédiction. Lamartine fait allusion au char d'Aurore : cette référence mythologique est très riche, car la déesse Aurore a été condamnée par Vénus à n'aimer que des mortels. Elle est donc condamnée à voir mourir tous ceux qu'elle aime. La comparaison du poète avec la feuille morte emportée par le vent a une dimension symbolique très forte. Les deux sont flétris, vidés de leur substance, séparés de ce qui les maintenait en vie. Le symbole de l'arbre, présent dès le début du poème avec le chêne, permet à Lamartine de boucler son poème sur une même image forte. L'automne, c'est un peu le crépuscule de l'année, qui nous rapproche de l'hiver, et donc symboliquement de la mort. Et en effet, l'aquilon est un vent du nord particulièrement glacé : on retrouve de cette manière la direction indiquée par l'étoile qui se lève au tout début du poème. La première étoile qui annonce le crépuscule, c'est justement l'étoile polaire, celle qui indique le nord. |
Analyse ce passage :
(Poèmes saturniens de Verlaine, M. Prudhomme, partie 1)
Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.
| Le portrait universel d’un bourgeois • Le poème commence par une proposition très courte, un attribut du sujet. L’adjectif « grave » qualifie et synthétise même l’attitude du personnage. • Les deux points « : » ont un sens de connecteur logique de cause « il est grave car ». Mais ils peuvent tout aussi bien être liens de conséquence « il est grave, voilà pourquoi il est devenu « maire et père de famille ». • Le jeu de mots « maire et père » nous fait entendre « père et mère » cela insiste surtout sur le fait qu’il a un rôle dans la société, dans sa municipalité, et dans sa famille. ⇨ La première phrase est courte. C’est une petite introduction au poème, qui nous annonce le portrait d’un homme sérieux, bien inclus dans la société. Le poème annonce tout de suite une volonté caricaturale • La deuxième phrase est encore plus courte « Son faux-col engloutit son oreille ». C’est un détail caricatural : son col monte très haut. • Le col est « faux » c’est un costume, une marque d’hypocrisie. • Le col « engloutit l’oreille » il ne peut donc pas bien entendre ses administrés. On peut penser qu’il n’est pas à l’écoute. • Le verbe « engloutir » est fort, le col est rigide, c’est un animal prêt à tout dévorer, peut-être aussi l’esprit du personnage, engloutit par les responsabilités sérieuses et graves. • Le singulier « son oreille » montre bien d’ailleurs cette volonté de faire une synecdoque (la partie désigne le tout). ⇨ On s’attend donc tout de suite à un véritable portrait à charge, dans le style de Daumier par exemple, qui dessine les bourgeois de son époque. Un rêve qui est une énigme pour le lecteur • Or, ce personnage si sérieux « rêve » c’est une surprise, car cela s’oppose à la réflexion d’un homme « grave ». Le poète crée un effet de suspense, on va se demander à quoi il rêve. • L’article indéfini « un rêve » insiste sur l’énigme de ce rêve. • L’enjambement va prolonger ce « rêve » et le moment de révélation « ses yeux // dans un rêve ». • Le verbe est rejeté après le CC de lieux « dans un rêve sans fin », on doit attendre pour comprendre le sens de la phrase : que font ses yeux ? • Le sujet « ses yeux » est d’ailleurs mystérieux, et le verbe « flotter » est justement particulièrement imprécis. • L’adjectif « insoucieux » avec la diérèse qui insiste, montre bien qu’il est sérieux, mais confiant. ⇨ Ce rêve n’est manifestement pas un souci, mais au contraire une nouvelle réussite qu’il va ajouter à son statut social. Des indices nous préparent donc déjà à la suite du poème. La chute du quatrain est comme un indice de la suite • Le lien logique d’addition « et » vient ajouter un élément supplémentaire inattendu. • Le GN « le printemps en fleur » est comme un emblème de la poésie elle-même. • Pourtant, vient tout de suite le CC de lieu « sur ses pantoufles » qui rabaisse tout de suite l’image, il met la poésie à terre. • La préposition « sur » nous fait comprendre qu’il s’agit d’un motif floral sur sa pantoufle : cela n’a plus rien de poétique. • Le verbe qui vient à la fin « brille » révèle des pantoufles richement brodées. ⇨ Tout est fait pour nous représenter un personnage à la fois riche et casanier. |
Analyse ce passage :
(Poèmes saturniens de Verlaine, M. Prudhomme, partie 2)
Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille.
Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.
| Un personnage qui semble insensible • Le pronom interrogatif « que » permet de poser une question ouverte : on cherche à savoir s’il est capable d’émotions. • Les questions sont rhétoriques « que lui fait » on sait que cela ne lui fait rien, justement, ce n’est pas un poète. • L’anaphore rhétorique « Que lui fait … Que lui fait » qui devient ensuite pluriel « Que lui font » accumule les éléments à charge. • Le verbe « faire » est lui-même très imprécis : il pourrait ressentir des émotions variées, mais il n’en est rien. ⇨ Ces questions sont associées à des éléments traditionnels de la poésie, qui touchent normalement le sens esthétique. Des éléments poétiques négligés • D’abord « l’astre d’or » périphrase pour désigner le soleil, la lumière, une poésie apollinienne, solaire. • Ensuite, l’effet de contraste « l’ombre » associée à des sensations positives, la fraîcheur au cœur de l’été… • Les termes sont sophistiqués et musicaux « la charmille » représente l’arceau de verdure sous lequel on profite de l’ombre. • Les perceptions positives de fraîcheur et d’ombre sont associées aux chuintantes « charmille … chante ». • On entend « charme » dans « charmille ». En fait, l’étymologie rattache ce terme à l’arbre, le charme (carpinus) et non carmen (le chant, l’invocation magique). rapprochement de deux éléments différents par leur sonorité = paronomase. ⇨ Présence implicite du poète à travers « l’oiseau qui chante ». • Rime signifiante « silencieux » et « cieux » le poète lève les yeux vers une plénitude plus grande encore, celle du silence mystique des cieux. ⇨ La poésie nous élève, elle a une dimension spirituelle qui justement, fait défaut à M. Prodhomme. Révélation de la petite énigme • Peut-être que le début du deuxième quatrain est un discours indirect libre : peut-être est-il indigné par ce que lui a dit sa fille, qui aime la poésie. • Le nom du personnage nous laisse deviner une intrigue théâtrale : ses pensées sont des apartés. • On veut savoir à quoi rêve M. Prudhomme : en fin de phrase, rimant avec « charmille » nous avons la réponse « il veut marier sa fille ». • La phrase terminée se prolonge (hyperbate) « Avec monsieur… » Il n’est pas soucieux car il a trouvé le gendre idéal. • Il s’agit de « monsieur Machin » c’est un type de personnage, qui correspond aux valeurs bourgeoises. ⇨ Nous allons avoir un autre portrait à charge. Portrait du gendre idéal de M. Prodhomme • Comme au début du poème : construction attributive « il est » avec des adjectifs révélateurs : « juste-milieu, botaniste et pansu ». • Expression « juste-milieu » sa philosophie de vie est tiède, sans conviction réelle. • Pêle-mêle, sa profession « botaniste » n’est peut-être qu’un passe-temps. Il n’a rien d’un poète puisque les fleurs ne sont qu’un objet de classification et de nomenclature. • Enfin, « pansu » c’est-à-dire que sa richesse lui permet de bien manger. Le mot rime avec « cossu » rime signifiante qui les lie. ⇨ Ces valeurs l’opposent implicitement à toutes les valeurs que défendent le poète. La caricature qu’il fait du bourgeois entre en écho avec la caricature que les bourgeois font des poètes… |
Analyse ce passage :
(Poèmes saturniens de Verlaine, M. Prudhomme, partie 3)
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,
Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.
| La caricature des poètes est décrédibilisée par son excès • Pas de lien logique, changement de sujet abrupte « Quant à ». • Périphrase « faiseurs de vers » n’a rien de flatteur. On devine que ce sont les mots de M. Prudhomme lui-même. • Démonstratifs répétés qui expriment l’indignation. • Le terme « vaurien » qui est étymologiquement un mot-valise : quelqu’un qui ne vaut rien, n’a pas de valeur, glissement de sens : personne qui n’a pas de « valeur morale », un voyou. • Il se corrige pour être plus précis « maroufles » image : celui qui encolle des affiches : il n’a rien d’un artiste. • La liste des insultes déborde le tercet tant il est emporté « fainéants barbus » s’allong et reprend l’idée de « vaut rien … fait néant ». ⇨ Le personnage en fait trop. Peut-être que sa fille est entichée d’un poète et que M. Prudhomme en est irrité ? Ses détestations sont révélatrices • Comparatif de supériorité « il les a plus en horreur ». • Poètes comparés à son « coryza » qui est en fait une maladie du chat. Cela fait penser à une allergie. • L’adjectif « éternel » est révélateur : il a une allergie constante, car il déteste tout, son esprit est négatif. • On peut penser que le « printemps en fleur » qui se trouve sur ses pantoufles, c’est l’amour que sa fille porte à un poète, et qui le rend malade. • Le verbe « briller » est désormais plus tôt dans le vers : la valeur qui brille dans la pointe du sonnet, c’est l’amour, non plus l’argent. ⇨ Verlaine a réalisé un retournement des valeurs à travers une double caricature qui finit par donner raison aux poètes. |
Analyse ce passage :
(Romances sans paroles de Verlaine, Il pleure dans mon cœur, partie 1)
Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?
| C’est vrai que dans son « Art Poétique », Verlaine préfère l’impair, ici ce n’est pas le cas, on a des hexasyllabes, des vers de 6 syllabes. Mais leurs limites sont brouillées avec les enjambements : les phrases se prolongent d’un vers à l’autre. « Il pleure … Comme il pleut ». Malgré la métrique régulière, on se rapproche de la simplicité de la prose. On peut aussi essayer de retrouver dans ces vers des alexandrins classiques, mais en même temps, la disposition des rimes est déroutante, avec par exemple le mot « ville » qui ne rime avec rien dans tout le poème. Verlaine joue avec l’écriture et les règles classiques pour donner toute sa place à la musicalité de la poésie. Tout le poème repose sur une comparaison : « Il pleure dans mon cœur // Comme il pleut sur la ville ». Le comparant, la pluie sur la ville, ressemble aux larmes du poète. C’est un topos littéraire (un lieu commun), mais justement, toute l’originalité de Verlaine sera de filer le point commun entre les deux, tout en le gardant mystérieux : c’est une émotion musicale, un sentiment diffus, sans raison. La manière même de présenter la comparaison est très inventive : « pleurer » est devenu un verbe impersonnel : il est employé avec une troisième personne sans référent. Exactement comme le verbe « pleuvoir » : les deux verbes sont mélangés car ils se ressemblent phonétiquement, c’est une paronomase : le rapprochement de deux mots qui ont des sonorités proches. Cette musicalité est en plus renforcée par les assonances en EU et les allitérations en L, à la fois des retours de sons consonnes et voyelles. Ensuite, on peut remarquer que ce verbe impersonnel n’existe pas : c’est un néologisme (l’invention d’un mot nouveau). Verlaine prend des libertés avec l’écriture, pour créer des effets précis. Ce pleur n’a pas de sujet, car la troisième personne ne renvoie à rien ni personne. Du coup, le cœur du poète subit cette tristesse comme la météo, sans avoir aucune prise sur elle. Et cela prépare bien sûr la pointe finale : c’est un sentiment dont la cause est indicible. Dans le lyrisme, les sentiments sont exprimés musicalement par le poète à la première personne. Ensuite, la première personne disparaît des quatrains qui suivent, pour ne revenir qu’à la fin : les sentiments ne sont pas portés par une personnalité particulière, comme on trouve habituellement dans le lyrisme. Ici le « cœur » représente tout être humain qui ressent des émotions, homme ou femme, c’est une métaphore pour représenter le siège universel des sentiments : le cœur, tout le monde en a un. C’est un lyrisme à visée universelle. Verlaine prend ses distances avec le lyrisme romantique. Par exemple, Lamartine, dans ses Méditations poétiques, décrit longuement des paysages état d’âme : la Nature reflète les sentiments du poète. Ici, pas de description, pas de rochers muets ni de grottes obscures. « sur la ville »… Verlaine a choisi un mot qui ne rime pas, et qui n’est justement pas un décor naturel : il assume une écriture qui s’éloigne des mouvements de son époque. On se rapproche plutôt des anciens genres poétiques issus du Moyen- ge, où les mots sont répétés en début et fin de strophe avec des effets de refrain. Je ne vais pas rentrer dans les détails de la métrique, mais on peut penser au rondeau ou au virelai qui imposent des retours de vers très précis pour créer des effets pratiquement incantatoires. Ici Verlaine n’adopte pas une forme fixe, mais il semble réinventer une forme ancienne, intemporelle, pour illustrer un sentiment qui justement traverse les âges et les arts. Cette langueur tient à la fois de la mélancolie, de la vanité, ou encore du Spleen de Baudelaire. Le verbe pénétrer qui termine le quatrain permet filer la métaphore initiale : la langueur est comme un liquide qui va gonfler le cœur, elle envahit tout l’espace disponible. Cela correspond bien aux caractéristiques de la mélancolie dans l’élégie. |
Analyse ce passage :
(Romances sans paroles de Verlaine, Il pleure dans mon cœur, partie 2)
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie !
| Ce quatrain commence par une apostrophe et se termine aussi par une apostrophe : le poète s'adresse directement au bruit de la pluie, qui est ainsi personnifié : un élément inanimé représenté comme un personnage. Entre le début et la fin du quatrain, le « bruit » est devenu un « chant » : on dirait que les rôles s’inversent, le lyrisme est décentré de la personne du poète, c’est le monde extérieur qui chante pour lui, l’émotion provient de l’univers lui-même. Et en effet, le personnage du poète est mis en retrait, « mon cœur » est devenu « un cœur » : c’est maintenant une personne indéfinie. Le lyrisme habituellement pris en charge par la personne du poète est nuancé, justement pour lui donner une dimension universelle. Dans cette démarche, le « bruit doux » remplace les paroles du poète, à moins que le poème n’ait vocation à devenir un simple bruit. D’un point de vue musical, on dirait que le martèlement de la pluie est imité par la succession des mots. C’est un épitrochasme : une accumulation de mots très courts, ici, presque uniquement des mots monosyllabiques. Ces petites touches successives peuvent aussi faire penser aux techniques picturales utilisées dans l’impressionnisme en peinture. L’association de mots « bruit doux » forme un oxymore : le rapprochement de deux mots qui ont un sens contradictoire. Le bruit a plutôt une connotation négative, c’est un son désagréable, alors que la douceur évoque au contraire l’harmonie. C’est une sensation paradoxale, qui mélange le doux et l’amer. Ce paradoxe se retrouve dans les sonorités en T et C qui sont des consonnes explosives, plutôt désagréables... Le retour du son i évoque la plainte et insiste sur le mot « ennui » qui appartient au champ lexical de la mélancolie avec d’autres mots du poème : « langueur, deuil, peine ». Ce sont les thèmes privilégiés de l’élégie. Mais en même temps, les exclamations expriment une certaine exaltation : dans ce sentiment paradoxal, le plaisir et la peine sont mêlés. Chez Verlaine, on ne rencontre jamais une pure tristesse ou un pur désespoir, les opposés se mêlent. Regardez par exemple, « par terre et sur les toits » : d’un côté la terre, le bas, de l’autre l’air et le ciel. C’est une antithèse : le rapprochement de deux termes opposés. Mais ce sont surtout des lieux complémentaires, qui totalisent l’espace disponible. Tout au long du poème, les lieux évoluent : dans mon coeur, sur la ville, par terre, sur les toits. Alors que le cœur est pénétré par la langueur, le paysage est lui-même complètement envahi par la pluie. D’ailleurs, le mot « toit » forme une rime très éloignée avec le mot « pourquoi » qui semble envahir le poème. C’est à la fois une douleur propre à l’élégie, et une émotion esthétique, qui enveloppe le poète sans cause précise. |
Analyse ce passage :
(Romances sans paroles de Verlaine, Il pleure dans mon cœur, partie 3)
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écoeure.
Quoi ! nulle trahison ?...
Ce deuil est sans raison.
| Ce quatrain se commence et se termine avec « sans raison ». La préposition « sans » a un sens privatif : qui caractérise le manque. C’est aussi le cas du déterminant indéfini « Nulle ». On atteint ici le moment central du poème où le mystère est le plus grand. La question du début est relancée de manière plus précise : « Nulle trahison ? » et elle est en plus soulignée par une interjection, un mot invariable utilisé seul pour exprimer une émotion spontanée Justement, dans le sentiment de vanité et de mélancolie, le manque domine. Le sens est en faillite : quelles sont les raisons de vivre, puisque tout se termine par la mort ? On peut alors considérer que le « deuil sans raison » est une périphrase, pour exprimer en plusieurs mots le sentiment de vanité. La langueur obsédante est illustrée par de nombreux effets de retour. Le quatrain semble recommencer le poème, regardez : « Il pleure » devient comme un refrain qui se répète en boucle. Le verbe « écoeurer » évoque bien cette lassitude, en répétant le mot « cœur » qui revient obstinément à travers tout le poème. C’est ce qu’on appelle un polyptote, la variante morphologique d’un même mot. Cet éternel retour des mêmes mots illustre l’ennui du poète. Autre variation, « mon cœur » qui était devenu « un cœur », est maintenant « ce cœur » avec le déterminant démonstratif qui est répété à la fin (« ce deuil »). On dirait que le sentiment de souffrance est extérieur au poète, désincarné. Verlaine veut illustrer un sentiment perçu par tout le monde, comme la pluie. De même, dans la peinture impressionniste, la subjectivité de l’artiste éclaire et brouille la représentation de la réalité. Le mot « deuil » est important, car il évoque la mort, le sentiment de perte. Or justement, le poète parle tout seul à ce moment, avec un discours direct libre : des paroles rapportées sans modification, sans marques spéciales (pas de tiret, pas de guillemets). Cette dimension de monologue renforce le sentiment de solitude, de perte liée à la mort. La mélancolie, notamment dans l’élégie, correspond bien à ce deuil impossible à faire. On peut penser à la figure d'Orphée, le poète de la mythologie grecque, qui cherche son amour Eurydice jusqu’aux enfers. Il affronte la mort et parvient à convaincre Hadès de le laisser partir avec elle. Mais au moment de sortir, il se retourne trop tôt et Eurydice disparaît. Orphée se retrouve seul et devient la proie d’une mélancolie inguérissable. |
Analyse ce passage :
(Romances sans paroles de Verlaine, Il pleure dans mon cœur, partie 4)
C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon coeur a tant de peine !
| Le quatrain commence avec une structure présentative « C'est » qui est imprécise, comme si le poète était obligé de montrer du doigt ce sentiment qu’il ne parvient pas à décrire. Face à ce mystère, il fait davantage appel à notre expérience d’être humain, à nos sensations, qu’à notre réflexion sur un discours. Et on termine justement ce poème sur une sensation pénible d’absence, de déception. Le mot « pourquoi » semble rimer avec « toits » qui se trouve dans le 2e quatrain. On peut penser à l’homophonie, une même prononciation pour deux mots différents. Mais justement, la deuxième personne est complètement absente du poème. L’effet produit par cette négligence des rimes est particulièrement original. La rime en A est restée endormie dans notre oreille pendant tout ce temps : par cette disposition, Verlaine crée un effet d'attente inconfortable, il nous fait ressentir de manière musicale cette sensation d’attente pénible. Souvent, la négation du verbe « savoir » équivaut à une interrogation indirecte, c’est à dire, une question sans point d'interrogation. Ici, elle pourrait se traduire par : savez-vous pourquoi ? Sans être véritablement adressée à quelqu’un, laissée ouverte, la question restera sans réponse, et c’est ce sentiment de déception qui constitue la chute du poème. Mais en même temps, l’absence de raison est justement la pire raison qui soit : cela rend le sentiment de tristesse impossible à éviter. Le superlatif renvoie implicitement à toutes les autres raisons possibles, notamment celle évoquée juste avant : la « trahison » : l’absurdité de ce mal sans cause est finalement pire que la trahison. Hippocrate est certainement l’un des premiers médecins à s’intéresser à la mélancolie en tant que maladie, et qu’on appellerait aujourd’hui la dépression. Pour lui, la guérison d’une maladie dépend de l’identification de ses causes premières, et il cherche dans la bile noire l’origine de la mélancolie. Mais voilà ce qui est terrible dans le poème de Verlaine : sans cause, la maladie devient irrémédiable. Avec le retour de la première personne dans le dernier vers, la boucle est bouclée, et on retrouve le registre lyrique du début : c'est une douleur personnelle sans cesse recommencée. Mais en même temps, la première personne du poète est évitée : au lieu d’avoir « je ne sais pas pourquoi », c’est l’infinitif qui est utilisé, avec son effet généralisant. Le lyrisme est nuancé, parce qu’il doit laisser la place à une expression universelle. Le superlatif est accompagné d’un adverbe intensif « tant de peine » : c’est une hyperbole (une figure d'exagération et d'amplification). Mais en même temps, les sentiments les plus forts et les plus opposés sont niés « sans amour et sans haine », cela nuance l’hyperbole. Exactement comme tout à l’heure avec la terre et les toits, l’antithèse et le parallélisme montrent des sentiments complémentaires. Ce deuil tient peut-être un peu des deux, puisqu’ils sont envisagés, et pourtant, ils sont doublement niés. C’est un sentiment aussi mystérieux que paradoxal. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 1)
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.
| « Mon mal vient de plus loin » Phèdre remonte en arrière, aux origines de son malheur, le suspense est très fort, parce que la révélation qui va suivre a une charge émotionnelle très intense, c’est le récit de comment elle est tombée amoureuse d’Hippolyte. En plus, le suspense est prolongé pendant trois vers avec un complément circonstanciel séparé du reste de la phrase “À peine au fils d’Égée, blablabla... Athènes me montra mon superbe ennemi.” Comment cette révélation est-elle construite ? Les temps employés construisent cette révélation comme un basculement. D’abord Phèdre revient dans le passé avec un plus que parfait “je m’étais engagée”, ensuite elle poursuit avec un imparfait “mon bonheur semblait être affermi” puis le basculement lui-même est raconté au passé simple “Athènes me montra mon superbe ennemi”. C’est le jour même de son mariage que Phèdre voit Hippolyte pour la première fois, et c’est ce mariage qui en même temps rend son amour impossible. Voilà pourquoi Phèdre parle plus loin de “fatal hymen”. Le moment précis où le coeur de Phèdre chavire est mimé par les rythmes… Regardez ici « je le vis, je rougis, je pâlis » (v.273) le rythme est ternaire 123 123 123, saccadé comme un coeur qui s’emballe. Le tout est associé à des assonances en « i » (vis, rougis, pâlis) qui sont connues pour imiter le gémissement. Ce trouble est renforcé par des figures très puissantes : « et transir et brûler » (v.276) transir relève du froid extrême, et brûler au contraire, de la chaleur extrême. Ce contraste est renforcé par la polysyndète... Oui n’est-ce pas c’est un joli mot pour une figure de style toute simple : on ajoute des conjonctions de coordinations inutiles. Vous voyez euh quand votre petite soeur vous dit “je voudrais un muffin et aussi un chocolat et des bonbons et, des frites aussi et s’il te plaît.” Polysyndète. Ensuite, la vue est le sens le plus important. C’est par les yeux que Phèdre est prise au piège : « Athènes me montra mon superbe ennemi » (v.272), privée de sa volonté d’agir, c’est comme si elle était aussi privée de sa vue : « Mes yeux ne voyaient plus » (v275). Cette phrase fait référence à Oedipe, qui est le symbole même de l’inceste dans la mythologie Grecque. En effet, lorsque ce personnage réalise qu’il a tué son père et épousé sa mère, il se crève les yeux. Mais ce n’est pas seulement les yeux : Phèdre est entièrement dépossédée d’elle-même « Je sentis tout mon corps et transir et brûler » (v.276). Dernière étape de la dépossession, après le corps, l’âme : « Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue » Phèdre est en effet mise en péril dans son rapport avec les Dieux. Cela annonce les deux vers suivants : |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 2
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables
| Dans cette phrase, le sang représente la lignée de Phèdre. En effet, dans la mythologie grecque, Vénus est Aphrodite, mariée à Héphaïstos, dieu du feu, des forges, de la métallurgie, des volcans. En latin, on l’appelle Vulcain. C’est vrai qu’il n’est pas très beau, et qu’il est toujours très occupé. Alors Vénus le trompe avec un dieu beaucoup plus séduisant : Arès (ou mars en latin) le dieu de la guerre. Mais Hélios qui a toujours l’occasion de tout voir, car c’est le dieu du soleil et de la lumière, alors il les a grillé. (comment?) Hum, disons qu’il a bien vu leur petit jeu, depuis sa position surplombante. Alors il prévient Héphaïstos qui va forger ... un filet magique. Le filet magique est posé sur le lit et emprisonne le couple. Bien sûr, tous les dieux sont prévenus, et ils ne retiennent pas leurs moqueries ! Aphrodite, atrocement vexée, va poursuivre la descendance d’Hélios de sa vengeance. Or Hélios est le père de Pasiphaé, et Pasiphaé est la mère de … Phèdre (hé oui) pas de chance. Pasiphaé elle-même fut victime de Vénus : elle lui inspira amour et désir pour un taureau, relation contre-nature qui donna naissance au Minotaure. Mais dans la pièce on ne voit rien hein, Racine, lui, il respecte la bienséance vous vous souvenez ? En tout cas, cette histoire éclaire notre passage : Phèdre n’est pas complètement coupable, elle est victime d’une malédiction. D’ailleurs, regardez, les rimes sont signifiantes : « redoutables // inévitables » : Phèdre est écrasée par une fatalité qui la dépasse. Mais vous allez voir, dans la suite de la tirade, elle va dire tout ce qu’elle fait pour essayer d’échapper à cette fatalité… |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 3
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
| Phèdre essaye d’apaiser Vénus, par tous les moyens, mais, est-ce que vous voyez comment, dans ces quelques vers, tout les efforts de Phèdre sont balayés ? Phèdre fait des prières et des offrandes à la déesse « Par des voeux assidus je crus les détourner » (v.279) elle va même jusqu’à lui “bâtir un temple”, (c’est quand même pas mal comme offrande). Mais à chaque fois c’est un échec. “Je crus les détourner” le verbe croire élimine d’emblée tout espoir. Après la liste de ses actions, nous avons deux préfixes privatifs « in-curable » et « im-puissants » : la passion de Phèdre est comparée à une maladie impossible à soigner. Notre passage se termine avec une condamnation sans appel “en vain”. “de victimes moi-même à toute heure entourée Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée” Ces deux vers sont très riches car ils évoquent l’horreur de cette femme trempée dans le sang des sacrifices. Dépossédée de sa raison, Phèdre est réduite à une marionnette sans volonté “ma main brûlait l’encens” on dirait qu’elle assiste à ses propres actions. « Moi-même » indique qu’elle se considère elle aussi comme une victime, elle se reconnaît à travers les animaux qu’elle sacrifie... Ce parallèle nous amène à comprendre qu’en fait, c’est sa vie à elle qui est demandée par Vénus. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 4
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce dieu, que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
| Dans ce passage, Racine donne une nouvelle dimension à la culpabilité de Phèdre. Il faut savoir que Racine a reçu une éducation Janséniste, c’est à dire chrétienne, et très stricte. On trouve bien une influence du jansénisme dans la manière dont Racine traite la culpabilité du personnage de Phèdre. Dans la mythologie grecque et romaine, la plus grande faute commise à l’égard des dieux, c’est de se croire plus fort et plus puissant qu’eux, les grecs appellent ça l'hybris. De nombreux personnages qui ont essayé de se moquer des dieux se retrouvent ainsi aux enfers : Tantale, Sisyphe… Dans le cas de Phèdre au contraire, tous ses gestes montrent une grande piété : elle prie “ma bouche implorait”, elle fait des offrandes “j’offrais tout”. Pourtant, elle accomplit ces gestes avec un coeur coupable : “j’adorais Hippolyte” correspond bien à “ce dieu que je n’osais nommer”. Vénus n’est pas la véritable destinataire des offrandes et des prières. Phèdre commet ici le péché de l’idolâtrie, c’est à dire qu’elle adore la créature mieux que le créateur. On retrouve d’ailleurs ce mot un peu plus bas. Cela renvoie non pas à la mythologie, mais à l’épisode du Veau d’or dans la bible : Moïse était parti trannquillement sur le mont Sinaï pour discutailler avec Dieu et recevoir les tables de la loi, mais de retour parmi son peuple, il découvre avec horreur que ceux-ci se sont mis à adorer une statuette de veau en or, semblable au dieu égyptien Apis. Phèdre est coupable, mais elle reste en même temps innocente car l’influence de Vénus la dépossède complètement de sa volonté. « Ma bouche implorait » (v.285) Phèdre n’est même plus le sujet du verbe “implorer”. « Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père» (v.290) l’image d’Hippolyte s’impose d’elle même à ses yeux, lorsqu’elle voit son mari. C’est une ironie tragique, car elle ne peut pas voir son amour sans en même temps voir sa culpabilité. Ainsi, on dirait que la malédiction de Vénus passe par la vue : « le voyant sans cesse » (v.286) D’ailleurs, cela se confirme par la suite : Phèdre va beaucoup mieux dès qu’Hippolyte n’est plus dans les parages. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 5
Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, Œnone. Et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
| « Contre moi-même enfin j’osais me révolter » (v.291). Dans cette fin de tirade, Phèdre fait une dernière tentative : elle est prête à sacrifier son amour pour échapper à l’emprise de la déesse. Elle reprend le contrôle et redevient sujet « J’excitai mon courage … Je pressai son exil » c’est effectivement une bonne idée, car nous avons vu que sa passion était transmise essentiellement par la vue. Mais en faisant cela, elle sépare le fils de son père, et elle se fait détester de l’homme qu’elle aime. On le voit, la culpabilité et l’innocence de Phèdre sont impossibles à démêler, dans ses moments de passivité, comme dans ses actes, elle est toujours à la fois coupable et innocente. La relation entre les trois personnages est parfaitement représentée dans ces trois vers, regardez : Phèdre est représentée par l’injuste marâtre, Thésée est le père, Hippolyte se trouve entre les deux, objet du verbe « arrachèrent » (v.296). Le spectateur est en train de vivre la tirade de Phèdre en même temps que la nourrice. Nous endurons les épreuves et les échecs de Phèdre au fur et à mesure. Avec le départ d’Hippolyte, nous avons un moment d’accalmie : « Je respirais, Oenone » (v.297) avec des assonances en “o” « Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence » (v.298) Par ailleurs, la rime « absence // innocence » est à interroger. Phèdre est-elle alors vraiment plus innocente parce qu’Hyppolite est éloigné ? On voit bien qu’elle est complètement le jouet d’un contexte qui ne dépend pas d’elle. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle rechute « J’ai revu l’Ennemi » (v.303). C’est à nouveau par la vue que sa culpabilité lui est à nouveau imposée. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 6
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'Ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
| Le moment d’accalmie a exactement duré quatre vers, et voilà maintenant la rechute « Vaines précautions ! » (v.301) entre en écho avec “en vain sur les autels ma main brûlait l’encens”. Chacune de ses tentatives est soldée par un échec. Hippolyte est désigné par un terme étrange ici … « J’ai revu l’Ennemi que j’avais éloigné » (v.303) avec une majuscule au nom Ennemi. Pourquoi cette formulation ? En fait, pour Phèdre Hippolyte incarne à la fois sa passion, sa culpabilité, la vengeance de Vénus, etc. On dit souvent que l’écriture de Racine est très poétique. En effet, cette tirade est presque un poème lyrique ! Qu’est-ce que le lyrisme ? Pour faire simple, c’est l’expression d’une douleur personnelle, à la première personne, à grand renfort de métaphores, d’effets sonores et d’adverbes intensifs. « Ma blessure trop vive aussitôt a saigné » (v.304) représente pour moi un condensé du lyrisme : première personne “Ma”, qu’on retrouve d’ailleurs tout au long de la tirade… Métaphore : la blessure morale est décrite comme une blessure physique. Adverbe intensif : “trop vive” c’est cette caractéristique d’ailleurs qui sert de point d’analogie entre le comparant et le comparé dans la métaphore. “Blessure aussitôt a saigné” avec ces allitérations en “s” on entend se rouvrir la blessure de Phèdre. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 7
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
| Phèdre a tout essayé : amadouer Vénus, faire des offrandes, éviter Hippolyte, le renvoyer, se faire détester de lui. Rien n’y fait, à chaque fois, la passion amoureuse revient, encore plus forte qu’avant. À ce moment de la tirade, nous avons un paroxysme d’intensité, on appelle ça une Acmé, c’est-à dire, le point culminant, l’apogée d’un passage. D’ailleurs, ce passage est souvent cité comme un exemple d’Acmé célèbre dans les encyclopédies. Ces deux vers concentrent toute la fatalité qui pèse sur Phèdre, je dirais même que c’est le moment où tout bascule. Regardez la structure syntaxique : “ce n’est plus … c’est ...”. Nous avons clairement un avant et un après. Dans le premier vers, Phèdre est encore humaine, elle souffre d’un amour impossible “une ardeur” qu’elle garde secrète “cachée”. Or tout l’enjeu de cette tirade est justement la révélation de cet amour. Dans le deuxième vers, Phèdre est devenue une “proie”, c’est à dire la victime d’une déesse prédatrice. Phèdre n’est plus humaine, dépossédée de sa volonté, elle est devenue le jouet de puissances qui la dépassent. Nécessairement, ce basculement déborde, devient visible, dans cette tirade-fleuve. Le spectateur voit avec horreur se dérouler la mécanique implacable qui agit au coeur de la tragédie. La suite de la tirade est donc orientée sur cette dimension de révélation terrifiante. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 8
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire ;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
| « J’ai conçu pour mon crime une juste terreur » (v.307) Dans ce vers, on peut voir la relation directe entre la culpabilité et le sentiment de terreur. Le mot “terreur” n’est pas utilisé de façon anodine : c’est le terme utilisé pour traduire la poétique d’Aristote : la tragédie doit inspirer au spectateur un mélange de terreur et de pitié. Dans cette fin de tirade, nous allons parfaitement retrouver les deux émotions mélangées. « Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire » (v.309) Phèdre n’a plus d’autre solution que le suicide. C’est la seule issue accordée par Vénus... Mais elle souhaitait au moins mourir sans révéler son terrible secret “prendre soin de ma gloire”. Nous avons donc à la fois l’aspect victime, la victime de Vénus, et l’aspect criminel : la gloire ternie par la révélation du sentiment incestueux. On retrouve le même mécanisme après « dérober au jour une flamme si noire » (v.310) Phèdre voulait dérober au jour, c’est à dire cacher sa flamme aux yeux des autres. Mais il faut savoir aussi que le jour, c’est en fait Hélios, son grand-père, celui qui est à l’origine de la colère de Vénus. On retrouve donc la Phèdre victime d’une malédiction transgénérationnelle. Mais reste l’horreur de cette passion contre-nature “une flamme si noire”. C’est ce qu’on appelle un oxymore : le rapprochement de deux termes normalement incompatible. Une flamme noire, c’est impossible, c’est contre-nature, exactement comme le crime de Phèdre. Phèdre s’adresse maintenant directement à Oenone, on voit réapparaître la deuxième personne du singulier : « Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats » ou encore « je t’ai tout avoué ». La tirade de Phèdre s’inscrit bien dans un dialogue avec Oenone, je dirais même un débat : nous avons les mots “combat”, et “reproches”. Avec cette tirade, Phèdre veut définitivement convaincre Oenone. Mais quelle est sa thèse ? |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Oenone, partie 9
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.
| La peinture que Phèdre fait de ses souffrances est faite pour toucher et convaincre Oenone que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue. D’ailleurs, vous allez voir que l’évocation du suicide encadre les protestations d’Oenone : “les approches de ma mort” signifie qu’elle a l’intention de mettre fin a ses jours très bientôt. “Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler”, c’est une évocation poétique de la vie qui s’en va avec le dernier souffle. Entre les deux, nous avons les “injustes reproches” et les “vains secours”, qui représentent les protestions d’Oenone. Elles sont associées à des tournures négatives “tu ne m’affliges plus” “cessent de rappeler”. Le spectateur se demande : Oenone va-t-elle dissuader Phèdre de mourir ? C’est en fait l’annonce de la mort de Thésée dans la scène suivante qui va interrompre ce projet. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 1
PHÈDRE. — On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie ;
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.
| Dans cette tirade, trois belles expressions désignent les Enfers, ce sont de magnifiques métonymies. En effet, les Enfers ne sont pas désignés directement : “le rivage des morts”, à la rime avec “les sombres bords”, et enfin “l’avare Achéron”. C’est le fleuve Achéron, affluent du Styx, fleuve des enfers, qui désigne l’ensemble du lieu. C’est un peu comme si on disait “je fus retenu dans les méandres de la Seine” pour dire “j’étais coincé à Paris à cause d’une grève des transports”. Vous voyez la métonymie ? C’est cette figure qui consiste à désigner une chose par une autre, qui entretient avec elle un rapport de contiguïté. Dans le dernier cas, on peut repérer en plus une subtile personnification, avec l’adjectif “avare” qui est habituellement utilisé pour un personnage humain. Dans la mythologie, les dieux incarnent justement des éléments naturels ou des concepts. Ainsi, le nom latin de Hadès, le dieu des enfers, c’est Pluton, or pluton, cela signifie “le riche”. Il est riche, le dieu de la mort, car il prend, mais il ne rend jamais. Mais alors pourquoi dire “on ne voit point deux fois le rivage des morts ?” Hé bien justement parce que Thésée est en effet déjà une fois revenu des Enfers. Il est facile de se perdre dans la mythologie, tant il y a d’histoires entremêlées… Mais je suis obligé de vous raconter cette anecdote : du temps de son jeune âge Thésée était un sacré coureur de jupon : il se rendit ainsi aux Enfers avec son ami Pirithous afin d’enlever Perséphone. Or Perséphone, vous savez, c’est la femme d’Hadès, le dieu des enfers. C’était vraiment une une mission suicidaire, littéralement. Le problème, c’est que Hadès ne s’est pas laissé faire, il immobilisa les deux imprudents sur la chaise de l’oubli. C’est Hercule, de passage aux enfers lui aussi, qui parviendra à en faire ressortir Thésée. Mais il ne put sauver Pirithous qui resta pétrifié. Tout ça pour dire que Thésée ayant déjà été sauvé des enfers une première fois, il semble peu probable qu’il en réchappe une deuxième fois… À ce moment de la pièce, tout le monde est donc persuadé que Thésée est mort. Or justement ce n’est pas le cas. Et pourquoi est-ce aussi important ? Hé bien parce que si Thésée est mort, il n’est plus l’époux de Phèdre, Hippolyte n’est plus son beau-fils, et donc l’amour de Phèdre pour Hippolyte n’est plus incestueux |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 2
PHEDRE. — Que dis-je ? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.
Je le vois, je lui parle ; et mon coeur... Je m'égare,
Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.
| Nous savons depuis la scène 3 de l’acte I que Phèdre est passionnément amoureuse d’Hippolyte. En fait, elle n’a pas le choix : cet amour lui est inspiré par Vénus, qui tourmente Phèdre par vengeance personnelle. En effet, Vénus a quelque raison d’en vouloir à Hélios, le grand-père de Phèdre. Hé oui, Vénus a la rancune tenace, comme vous pouvez le constater ! En tout cas, c’est comme ça qu’on explique la fatalité qui pèse sur Phèdre, c’est une hostilité divine héréditaire. Dans ces quatre vers, Phèdre dit “je m’égare”. En effet, elle part dans tous les sens. Quelqu’un d’égaré, c’est quelqu’un de désorienté, d’aveugle. L’amour de Phèdre pour Hippolyte est une passion tellement forte qu’elle n’est plus maîtresse d’elle même. Il faut rappeler d’ailleurs que le grand aveugle de la mythologie grecque, c’est Oedipe, qui se crève les yeux justement quand il découvre sa relation incestueuse avec sa mère. Tout concourt à montrer le trouble de Phèdre : le rythme est saccadé, les phrases ne sont pas terminées : “je le vois, je lui parle ; et mon coeur… Je m'égare” : la ponctuation intervient toutes les trois syllabes, créant comme un bégaiement de plus en plus long. La virgule devient un point virgule, qui devient des points de suspension. En plus, Phèdre se parle à elle-même : elle ne s’adresse plus à son interlocuteur. Elle fait les questions et les réponses, et elle se contredit “Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous”. Elle est même sur le bord de l’hallucination “Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux”. C’est en cela qu’on peut percevoir la monstruosité du personnage de Phèdre, et son ambivalence. Sous l’effet de la malédiction de Vénus, elle n’est plus tout à fait elle-même. C’est cela qui fait d’ailleurs dire à Racine qu’il a choisi une héroïne à la fois coupable et innocente. Ses actes, elle les accomplit “malgré elle”. Enfin, dans ces quatre vers, ce qui fait avancer la pièce, c’est le fait qu’elle assimile complètement Hippolyte avec son mari Thésée. On peut voir à la rime par exemple : “mon époux” est mis en parallèle avec … “vous”. La déclaration d’amour qu’elle s’apprête à faire à Hippolyte est couverte par son rôle d’épouse éplorée, qui vient de perdre son mari. Hippolyte voit tout cela, il perçoit bien l’agitation de Phèdre, mais il ne perçoit pas encore l’aveu qu’il y a derrière ce discours. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 3
HIPPOLYTE. — Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux ;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
| La réponse d’Hippolyte montre qu’il ne perçoit pas le double sens du message de Phèdre. Il continue d’affirmer, obstinément : “votre amour … vos yeux … votre âme”. C’est particulièrement savoureux pour le spectateur, qui lui, perçoit bien tout ce qui est en jeu à ce moment-là : nous en savons plus que le personnage qui est sur scène. Le vocabulaire de la passion est présent dans le langage d’Hippolyte, qui utilise la métaphore consacrée du feu “embrasée” pour parler de l’amour qu’elle porte à son mari. La tournure est passive, ce qui confirme bien que le personnage de Phèdre paraît comme dépossédée d’elle-même. Le mot “prodige” est aussi un mot intéressant, sur lequel Racine insiste avec une diérèse “pro-di-gi-eux”. Comme il lui manque l’information centrale, Hippolyte ne peut pas comprendre le discours de Phèdre, il est donc obligé de voir quelque chose de prodigieux, c’est à dire de presque magique, dans la faculté de Phèdre de vivre son amour au présent, alors que précisément, il pense que l’objet de cet amour est absent. Toute la subtilité de ce dialogue réside dans ce jeu entre présence et absence. Le mot “présent” est d’ailleurs opposé au mot “mort”. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 4
PHÈDRE. — Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux et tel que je vous vois.
| Ce passage est le passage du revirement. Phèdre commence par confirmer son amour pour Thésée. Mais, bien sûr, c'est un mensonge… D’ailleurs, souvent dans les interprétations au théâtre, l’actrice qui joue Phèdre met une petite pause entre “je brûle” et “pour Thésée”. “Oui, Prince, je languis, je brûle … pour Thésée” Mais ça reste une affaire d’interprétation. Manifestement, les trois vers qui suivent décrivent Thésée, et les trois vers qui viennent encore après parlent en fait d’Hippolyte. Le basculement est illustré par le lien d’opposition “Mais”, en fait la réponse de Phèdre est un grand “Oui… Mais…” Phèdre rappelle l’épisode peu glorieux que je vous ai raconté, où Thésée et son ami Pirithous essayèrent d’enlever la femme de Pluton. “Volage adorateur de mille objets divers / Qui va du dieu des morts déshonorer la couche”. Il me semble que nous retrouvons ici une marque de l’éducation janséniste de Racine : “adorateur de mille objets divers”. Avec cette phrase, Racine dénonce l’idolâtrie, qui était fortement condamnée par les jansénistes. C’est intéressant de voir que dans la littérature classique, la culture chrétienne se réapproprie les mythes antiques. Les adjectifs qui viennent ensuite désignent en fait Hyppolite : “fidèle, fier, farouche, charmant, jeune, etc.” D’ailleurs, la phrase devient de plus en plus ambiguë : Phèdre utilise deux comparaisons “Tel qu’on dépeint nos dieux et tel que je vous vois.” Cette phrase vient en quelque sorte faire éclore tout le sens qui était retenu jusqu’alors. Le “je vous vois” vient se substituer à l’affirmation précédente “je le vois”. Le pronom indéfini “on” est remplacé par la première personne du singulier “je”. La longueur de cette phrase est faite exprès pour en noyer le sens, mais essayons de la simplifier ensemble, en gardant uniquement le minimum de la syntaxe. “Je l’aime non point tel que l’ont vu les enfers, mais tel que je vous vois”. Or l’allusion aux enfers vient justement affirmer qu’il est mort. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 5
PHÈDRE. — Il avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des voeux des filles de Minos.
Que faisiez vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
| Phèdre continue à faire le parallèle entre le père et le fils. Tout ce qui est dit de positif sur Thésée est en fait adressé à Hippolyte, qui semble être comme un double de Thésée jeune. “Lorsque de notre Crète il traversa les flots” : ici, Phèdre remonte dans les épisodes précédents, il est important que vous ayez en tête la petite histoire mythologique pour bien comprendre ce qui va suivre. Athènes avait à cette époque perdu la guerre contre la Crète. Égée, le père de Thésée, devait envoyer tous les 3 ans 7 jeunes hommes et 7 jeunes filles pour nourrir le Minotaure : un monstre mi-homme, mi-taureau, que le roi de Crète, Minos, gardait dans un labyrinthe. Peut-être que vous vous demandez alors qui sont “les filles de Minos” ? Hé bien il s’agit d’Ariane et de Phèdre elle-même. Car il faut savoir que Thésée, en arrivant en Crète, a séduit Ariane, la sœur de Phèdre. Et c’est elle qui lui donna les moyens de tuer le Minotaure. En faisant cela, Ariane trahissait donc la Crète, son pays, au profit de cet inconnu athénien. En partant, Thésée, enleva Ariane, puis, comme un parfait goujat, il abandonna la pauvre jeune fille amoureuse sur une île, sur le chemin du retour. C’est pourquoi je pense que le mot “pudeur” est inapproprié pour Thésée : c’est un adjectif qui s’adresse uniquement à Hippolyte. D’ailleurs, elle dit bien “cette pudeur”. Pourquoi ce démonstratif ? Il ne faut pas oublier que nous sommes au théâtre : le démonstratif est souvent accompagné d’un geste. Il est fort probable que Phèdre lève la main vers Hippolyte, qui lui commence à comprendre la déclaration d’amour. Il faut imaginer le jeu d’acteur de ce personnage qui n’a pratiquement pas de texte dans cette scène. Au fur et à mesure du discours de Phèdre, il devient de plus en plus gêné, et sans doute, stupéfié. On sait depuis la première scène de l’acte I, qu’Hippolyte est de son côté amoureux d’Aricie. Cette histoire, décidément, ne peut pas bien tourner ! |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 6
PHÈDRE. — Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée :
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, dont l'ultime secours
Vous eût du labyrinthe inspiré les détours.
| À partir de maintenant, apparaît le subjonctif passé “eût armé”, et “eût inspiré” qui est utilisé deux fois. Le subjonctif, c’est le temps par excellence de la virtualité : Phèdre est en train de réécrire le passé. On retrouve tous les éléments de l’histoire mythologique : “Par vous aurait péri le monstre de la Crète, // Malgré tous les détours de sa vaste retraite” Phèdre parle du Minotaure, qui était enfermé dans un labyrinthe très complexe, conçu par l’ingénieur architecte du roi Minos, et qui s’appelait Dédale. C’est d’ailleurs un beau cas d’antonomase : un nom propre qui est ensuite devenu un nom commun. Le labyrinthe était tellement complexe qu’aucun de ceux qui avaient tenté de tuer le Minotaure n’avait pu en ressortir. Mais Ariane avait une solution : elle donna a Thésée un fil qu’il suffisait de dérouler pour garder une trace du chemin parcouru. Au fur et à mesure, Phèdre transforme cette histoire. D’abord elle remplace Thésée par Hippolyte “Ma soeur du fil fatal eût armé votre main”. Mais, insatisfaite de cette version, elle se met elle-même à la place de sa sœur “Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée”. On le voit, les propos de Phèdre ne sont pas du tout préparés : elle laisse son imagination courir, et réinventer et se corriger au fur et à mesure. “Mais non” c’est une figure de style qui s’appelle l’épanorthose : le discours se corrige au fur et à mesure qu’il se développe. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 7
PHÈDRE. — Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n'eut point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher,
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
| Ce sont les derniers vers de la tirade de Phèdre, ce sont aussi les plus transparents. Elle ne fait presque plus aucun effort pour dissimuler son amour. Elle se met elle-même en situation, à la troisième personne d’abord “votre amante”, puis à la première personne directement : “Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher”. De même, Hippolyte est désigné d’abord à la troisième personne, et par métonymie “cette tête charmante”, puis progressivement les deux personnages sont de plus en plus directement associés “votre amante” devient “devant vous” puis, encore plus fort “avec vous” sur lequel elle insiste deux fois dans un effet de rythme quasiment obsessionnel. Dans son délire, le couple Thésée Ariane est devenu le couple Phèdre Hippolyte, avec des mots forts pour désigner le couple “compagne”. Un dernier changement survient dans la version de Phèdre : le fil d’Ariane lui-même n’existe plus : “Un fil n’eût point assez rassuré votre amante”. La victoire annoncée au début “Par vous aurait péri le monstre de la Crète”, n’est plus aussi assurée “Se serait avec vous retrouvée, ou perdue”. Comment expliquer cela ? En fait, pour Phèdre, le but de cette histoire a insensiblement dérivé : il ne s’agit plus finalement de vaincre le Minotaure, mais bien d’avouer son amour à Hippolyte. C’est pourquoi l’alternative finale a un sens aussi tragique “retrouvée, ou perdue”. Le labyrinthe est devenu une métaphore de la situation d’égarement dans laquelle elle se trouve. Elle souhaite se retrouver, c'est-à-dire, devenir cohérente dans ses sentiments, enfin pouvoir les assumer. Mais c’est impossible pour plusieurs raisons D’abord, elle s’est fait détester d’Hippolyte, justement pour mieux résister à la tentation. Ensuite, Hippolyte de son côté, est amoureux d’Aricie. Et enfin, et surtout, Thésée n’est pas mort, malgré ce que tout le monde croit. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, L'aveu à Hyppolyte, partie 8
HIPPOLYTE. — Dieux ! qu'est-ce que j'entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père et qu'il est votre époux ?
| Dans cette réplique d’Hippolyte, Thésée est le sujet d’un double verbe d’état : il est père, et il est époux. Cela constitue le piège de l’inceste dans lequel Phèdre va se retrouver enfermée. La fin de cette scène est aussi très célèbre : Hippolyte n’en croit pas ses oreilles, et Phèdre confirme cette déclaration d’amour, “Ah, cruel ! tu m’as trop entendue ! // Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.” Mais elle réalise la monstruosité de cet aveu “La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !” L'amour est impossible, et la honte est trop forte : elle demande à Hippolyte de la tuer “Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.” Phèdre est constamment ramenée par Vénus à cette seule issue : le suicide. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, La jalousie de Phèdre, partie 1
PHÈDRE.
Ah ! douleur non encore éprouvée !
À quel nouveau tourment je me suis réservée !
Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,
La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,
Et d’un cruel refus l’insupportable injure,
N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.
Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ?
Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire ?
De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?
Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?
| Une émotion puissante et touchante • L’interjection « Ah ! » exprime une émotion forte. • L’adverbe « encore » dans « non encore éprouvée » annonce d’autres souffrances à venir. • Les exclamations sont multipliées « [...] éprouvée ! [...] réservée ! » gradation de la douleur. • Les allitération en R sont expressives « douleur … éprouvée … tourment … réservée … souffert … craintes … » ⇨ Lyrisme : expression d’une douleur personnelle de manière touchante et esthétique (mélodieuse) Un moment de basculement • Adverbe exclamatif « quel nouveau tourment » c’est un moment de basculement. • L’adjectif « nouveau » présente ce tourment comme un élément perturbateur supplémentaire. • Le passé composé « je me suis réservée … j’ai souffert » le passé récent comportait en germe la souffrance présente. • Passage du passé au présent : « n’était qu’un faible essai du tourment que j’endure ». Le présent d’énonciation actualise cette nouvelle souffrance. • La phrase courte : « Ils s’aiment » est un véritable moment de basculement : elle ouvre les yeux sur cette vérité. ⇨ La jalousie va déstabiliser Phèdre, produisant une nouvelle situation. Le cheminement d’une douleur extrême • Le terme « transports » est très fort à l’époque : le personnage ne se contrôle plus. • La voix pronominale « je me suis réservée » montre qu’elle s’implique malgré elle dans ce sentiment. • Le pronom totalisant « Tout ce que j’ai souffert » compare la nouvelle souffrance aux anciennes. • Dans le verbe « endurer » on entend « dur », c’est une douleur concrète, physique. • La restriction « n’était que » renforce ce nouveau tourment tout en retardant la fin de la phrase. ⇨ Selon Aristote, la tragédie doit purger les passions du spectateur qui les vit par procuration, c’est la catharsis. Phèdre est à la fois coupable et innocente • Phèdre s’adresse à Œnone qu’elle tutoie « tu le savais … ne pouvais-tu m’instruire ? » Personne ne peut l’aider. • Elle est aveuglée « trompé mes yeux » trait caractéristique d’une héroïne tragique. • Le « charme » étymologiquement « carmen » est un chant qui ensorcelle, dimension magique. • Le terme « séduire » est aussi très fort, étymologiquement « seducere » c’est-à-dire, mener hors du droit chemin. ⇨ Phèdre victime de la vengeance de Vénus, est le jouet d’une passion qui est plus forte qu’elle. Une jalousie alimentée par l’imagination • Les questions de Phèdre sont d’abord ouvertes « Comment … Depuis quand … quels lieux … Pourquoi ? » Elle cherche des informations réelles. • Mais bientôt les questions sont fermées « pouvais-tu … les a-t-on vus ? … allaient-ils » les questions sont plus pressantes et Phèdre imagine les amants ensemble. • Gradation dans les verbes d’action : d’abord ils « se parlent », ensuite ils se « cherchent » et enfin se « cachent ». ⇨ Ces pensées qui la tourmentent l’empêchent de laisser la parole à sa suivante. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, La jalousie de Phèdre, partie 2
Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence :
Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ;
Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ;
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux !
Et moi, triste rebut de la nature entière,
Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ;
La mort est le seul dieu que j’osais implorer.
J’attendais le moment où j’allais expirer ;
Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,
Encor, dans mon malheur de trop près observée,
Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir.
Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ;
Et sous un front serein déguisant mes alarmes,
Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.
| Une tirade qui mêle tragique et pathétique • L’interjection « Hélas » nouvelle étape dans ces lamentations. • Phèdre se désigne elle-même « triste » : on retrouve le registre pathétique qui incite à la pitié. • La force des passions est exprimée par des métaphores spatiales, comme le « penchant amoureux ». • La phrase est très longue (7 vers), et se termine sur une évocation de la mort. ⇨ La jalousie est véritablement un cheminement qui évolue vers le pire. L’isolement et la dissimulation aggravent la douleur de Phèdre • La situation de Phèdre est une exception, hors de « la nature entière » car son crime est contre-nature. • L’adjectif « seul » : « la mort est le seul dieu ». Elle ne peut même pas adresser une prière aux dieux. • Gradation : d’abord elle se « cache au jour » mais elle se reprend et se corrige (épanorthose), c’est pire que cela, elle « fuit la lumière ». • Le futur proche dans le passé présente la perspective de la mort « j’allais expirer », qui justement ne vient pas. ⇨ On atteint un niveau de douleur qui dépasse la mort. Une douleur extrême qui n’a plus de limites • Métaphore : « me nourrissant de fiel » sa seule nourriture est la bile qu’elle produit (on estime à l’époque que la bile noire est responsable de la mélancolie). • La métaphore se poursuit dans l’exagération (hyperbole) : elle boit ses larmes, puis se noie dans ses pleurs. • Le lien logique « Encor » s’apprête à ajouter de nouvelles dimensions à cette douleur. ⇨ Racine représente tous les aspects de la jalousie, dans leur variété et leur complexité. La jalousie a quelque chose de paradoxal • Paradoxe (association inhabituelle d’idées) « me noyer à loisir » représente une douleur qu’elle alimente malgré elle. • Deuxième paradoxe « funeste plaisir » elle prend tout de même un certain plaisir dans sa jalousie. • La rime est signifiante « loisir // plaisir ». • Métaphore du « goût » : l’amertume est présente dans le plaisir, les larmes, le fiel. • Le gérondif « en tremblant » et le participe présent « déguisant » présentent des actions contradictoires simultanées. Phèdre vit sa douleur intérieurement ⇨ Phèdre ne peut même pas trouver le réconfort de vivre sa douleur aux yeux du monde. Une douleur que Phèdre doit cacher • L’adverbe « trop » signale un excès : comme elle est reine d’Athènes, elle se trouve sous tous les regards. • Elle se dit « observée » : le spectateur assiste en effet aux confidences qu’elle fait à sa suivante. • Le CC de lieu « sous un front serein » exprime la dissimulation. • La métaphore du théâtre se retrouve dans l’image du masque « déguisant mes alarmes ». • La tournure impersonnelle exprime une injonction diffuse et constante « il fallait bien souvent ». • Phèdre est dépossédée de ses possessifs « mes alarmes // mes larmes » la rime est signifiante. ⇨ La douleur atteint un point de non retour. Elle va déclencher la suite de la tragédie. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, La jalousie de Phèdre, partie 3
ŒNONE.
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
Ils ne se verront plus.
PHÈDRE.
Ils s'aimeront toujours.
Au moment que je parle, ah, mortelle pensée !
Ils bravent la fureur d'une amante insensée.
Malgré ce même exil qui va les écarter,
Ils font mille serments de ne se point quitter.
Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m'outrage,
Oenone. Prends pitié de ma jalouse rage.
Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux
Contre un sang odieux réveiller le courroux.
| Œnone ne parvient pas à donner une distance • La réplique d’Œnone est courte, 1 vers et demie. Elle est aussitôt interrompue par Phèdre. • La question au futur « Que recevront-ils » est prophétique, elle fait allusion au destin d’Hippolyte : cet amour impossible va le mener à sa perte. ⇨ En effet, le spectateur sait ce que Phèdre semble oublier, l’amour de Hippolyte et Aricie est interdit. La tragédie d’Hippolyte en filigrane • Métaphore du « fruit » : elle rappelle que Hippolyte et Aricie n’ont pas le droit d'avoir d’enfant : Thésée ne veut pas d’un autre héritier au trône d’Athènes. • La prolepse (allusion à la suite) dans le cadre d’une tragédie, où l’ont fait allusion au destin fatal d’un personnage, c’est ce qu’on appelle « l’ironie tragique ». • Un autre schéma actanciel est envisageable, faisant d’Hippolyte le véritable Héros tragique de cette histoire. ⇨ Mais Phèdre refuse de voir cet autre scénario. Phèdre ne considère que le bonheur de sa rivale • Au futur d’Œnone « quel fruit recevront-ils » Phèdre oppose un autre verbe au futur « ils s’aimeront toujours ». • Puis elle oppose le présent qu’ils vivent avec le CC de temps au présent d’énonciation : « Au moment que je parle ». • Le lien d’opposition « Malgré » la fait revenir au présent « ils font mille serments ». ⇨ Ce qui compte pour Phèdre, ce n’est pas le destin des amants mais la réalité de leurs sentiments. L’amour a plus de valeur que la mort à ses yeux. Phèdre reste concentrée sur sa douleur • Phèdre est d’ailleurs se nourrit déjà d’un poison « mortelle pensée » cela préfigure sa fin. • Une troisième interjection « Ah » vient souligner la douleur de cette pensée. • Phèdre répond à sa suivante par l’adverbe de négation « non ». ⇨ À partir de là, Phèdre va commencer à élaborer une décision qui va précipiter la fin. Cette douleur insupportable va précipiter la fin tragique • Gradation des émotions. Le « nouveau tourment » devenu « mortelle pensée » devient alors « jalouse rage »… • Le terme « fureur » renvoie aux furies (ou Érinyes en grec) déesses qui symbolisent les tourments de l’âme. • La dernière négation « je ne puis souffrir » est un moment déclencheur, elle va prendre une décision malgré elle. ⇨ La jalousie est bien un moment déclencheur qui va précipiter le malheur de tous les personnages. Mais Phèdre est-elle seule responsable de ce dénouement ? Une héroïne innocente et coupable • L’impératif « prends pitié » lui conjure de faire quelque chose pour elle, mais sans être précise. • Anaphore rhétorique « Il faut » : la tournure impersonnelle semble atténuer la responsabilité de Phèdre, comme si la décision s’imposait à elle de l’extérieur. • Phèdre veut aussi utiliser son mari, dont elle veut « réveiller le courroux ». Mais elle ne dit pas comment. • Œnone agira, mais portera la culpabilité d’avoir dénoncé Hippolyte auprès de Thésée. ⇨ Ce passage est véritablement un moment clé, qui précède le Ve acte, et qui annonce déjà la suite et la fin de la pièce. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, Le dénouement, partie 1
THÉSÉE. — Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage,
De mon fils déchiré fuir la sanglante image.
Confus, persécuté d’un mortel souvenir,
De l’univers entier, je voudrais me bannir.
Tout semble s’élever contre mon injustice ;
L’éclat de mon nom même augmente mon supplice :
Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.
Je hais jusques aux soins dont m’honorent les dieux ;
Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
Sans plus les fatiguer d’inutiles prières.
Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté
Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté.
| On peut dire que la tirade de Thésée appartient au registre lyrique : Il associe la première personne avec l’expression de la douleur : « mon injustice ... mon supplice … je m’en vais pleurer » C’est la douleur élevée, d’un personnage noble, au double sens du terme : « l’éclat de mon nom augmente mon supplice » nous ne sommes pas dans le pathétique, car on touche au sublime. D’ailleurs, cette grande douleur est exprimée avec des hyperboles « L’univers entier … tout semble s’élever ». L’hyperbole, c’est l’expression exagérée d’une idée. En plus, il nous donne à voir des images, celle de son fils ensanglanté, celle des forces qui s’élèvent pour ainsi dire physiquement contre lui. Le « mortel souvenir » est personnifié par le verbe « persécuter ». Il y a toujours une dimension musicale, esthétique dans le lyrisme. Ici les allitérations en S et en R illustrent la souffrance du personnage. Le registre lyrique participe au genre tragique. Le personnage tragique est en effet victime de forces qui le dépassent : L’univers entier : ce sont les dieux eux-mêmes qui s’élèvent contre lui. Le personnage tragique est un personnage paradoxal : coupable et innocent, responsable, sans le savoir, des malheurs qui le frappent. C’est le cas ici. Croyant les mensonges d’Oenone, Thésée a appelé la colère de Poséidon sur son fils Hippolyte. Nous allons donc trouver toute une série de paradoxes, c’est à dire, des idées qui choquent le sens commun : « je hais les soins », « les faveurs meurtrières », la « funeste bonté » l’association de ces mots est surprenante. Le personnage tragique possède toutes les clés qui lui auraient permis d’éviter le malheur. En effet, Thésée aurait dû vérifier les accusations d’Oenone. D’autant qu’Aricie, l’amante du jeune homme, a plaidé l’innocence d’Hippolyte. Thésée commence à douter, il regrette d’avoir maudit son fils aussi précipitamment : voilà pourquoi il craint d’avoir proféré des prières inutiles. Le personnage tragique est un personnage qui tombe de très haut, plus la chute est vertigineuse, plus c’est tragique. C’est le cas ici, où Thésée possède un nom illustre, et souhaite se cacher, devenir un obscur inconnu. On retrouve d’ailleurs ici la thématique sous-jacente de l’aveuglement. Thésée, soudainement capable de voir la vérité, souhaite se soustraire à la vue des autres. On peut faire le parallèle avec Oedipe, qui se crève les yeux quand il découvre qu’il a tué son père, épousé sa mère, et provoqué ainsi la peste qui s’abat sur Thèbes. Dans la tragédie, les spectateurs en savent plus que le personnage : c’est ce qu’on appelle l’ironie tragique. Ici Thésée ne sait pas encore le pire : Hippolyte était effectivement innocent, la véritable coupable était Phèdre. On peut donc dire que dans la tirade de Thésée, le registre lyrique participe au genre tragique. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, Le dénouement, partie 2
PHÈDRE. — Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;
Il faut à votre fils rendre son innocence :
Il n’était point coupable.
THÉSÉE. — Ah ! père infortuné !
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle ! pensez-vous être assez excusée…
PHÈDRE. — Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée :
C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :
La détestable Œnone a conduit tout le reste.
Elle a craint qu’Hippolyte, instruit de ma fureur,
Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :
La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,
S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.
Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux,
A cherché dans les flots un supplice trop doux.
| Dans la pièce, nous assistons maintenant au troisième aveu de Phèdre. Je vous renvoie à mes commentaires vidéo pour l’aveu qu’elle fait à Oenone Acte I scène 3, et la déclaration d’amour qu’elle fait à Hippolyte Acte II scène 5. Dans les textes d’Euripide et Sénèque, Phèdre est celle qui accuse Hippolyte, puis elle se suicide sans avouer sa faute. Cela fait d’elle un personnage très coupable. Dans notre pièce, Phèdre a le courage d’avouer sa faute avant de mourir. Comme il l’explique dans sa préface, Racine souhaite montrer un personnage « ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable ». Que peut-on dire sur cet aveu de Phèdre ? C’est un aveu précipité, fait dans l’urgence. Cela s’explique parce qu’elle a déjà absorbé un poison : « Les moments me sont chers ; écoutez-moi Thésée » elle apostrophe Thésée, à l’impératif. Les points de suspension montrent qu’elle lui coupe la parole. Phèdre représente à nos yeux son propre procès. On retrouve tout un champ lexical juridique : « injuste, innocence, coupable, accuser ». Elle retrace les événements en raccourci. Par exemple, « Hippolyte, instruit de ma fureur » représente l’Acte II scène 5. Ainsi, cette dernière réplique de Phèdre est comme un petit théâtre dans le théâtre, où le regard de Thésée se superpose à celui du spectateur. Phèdre plaide coupable « C’est moi qui ». La structure présentative insiste bien sur la première personne. /// « Il faut rompre le silence … il faut rendre son innocence » c’est une anaphore rhétorique : la répétition d’un groupe de mot en tête de phrase. Phèdre veut réparer ses erreurs, sans pour autant s’innocenter. /// Elle utilise des périphrases péjoratives pour désigner son amour : « Ma fureur », « une flamme funeste », « ma faiblesse extrême » Dans son discours, elle oppose sa culpabilité à l’innocence d’Hippolyte, regardez. Chaste, respectueux, profane, incestueux. La chasteté s’oppose à l’inceste, le respect, du côté du sacré, s’oppose au profane. Les adjectifs sont organisés en chiasme, formant une structure en miroir. Le chiasme est souvent utilisé pour illustrer un piège, ou une opposition très forte. Ici, Phèdre innocente Hippolyte autant qu’elle s’accuse elle-même. Phèdre invoque aussi des circonstances atténuantes : elle n’est ni tout à fait innocente, ni tout à fait coupable : « le ciel mit dans mon sein une flamme funeste » En effet, depuis le début, elle est victime de la vengeance de Vénus, qui lui a inspiré cette passion dévorante : L’allitération en F rappelle ainsi le rôle de la fatalité dans le destin de Phèdre. Deuxième circonstance atténuante : le rôle d’Oenone : « La détestable Oenone a conduit tout le reste ». Phèdre accuse très sévèrement sa nourrice qui est coupable d’avoir calomnié Hippolyte, provoquant la malédiction de Thésée et donc |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, Le dénouement, partie 3
Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;
Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :
J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage
Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;
Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.
PANOPE. — Elle expire, seigneur !
| Dans ce passage, on comprend que Phèdre se sacrifie pour expier sa faute. En effet, elle choisit la mort la plus douloureuse : « Le fer » est un moyen trop rapide. La noyade est une mort trop douce. Le poison est à la fois une mort longue et douloureuse. Il est intéressant de voir comment un auteur chrétien comme Racine se réapproprie le mythe antique. On peut dire d’un côté que la souffrance « par un chemin plus lent » et la confession « exposer mes remords » sont des actions rédemptrices. Mais le suicide est un péché « j’ai pris, j’ai fait couler » : Phèdre est sûre d’aller directement en enfer. En fait, Racine a été élevé à Port-Royal, chez les jansénistes, qui se réfèrent à la pensée de Cornélius Jansen. Pour lui, l’homme n’a pas la liberté d’obtenir le salut de son âme. C’est ce qu’on appelle la prédestination : Dieu aurait choisi à l’avance ceux qui seront graciés et ceux qui ne le seront pas. En cela, le destin de Phèdre correspond parfaitement à la doctrine janséniste. Ainsi, je pense que symboliquement Phèdre prend avec elle toutes les fautes : elle purifie le monde des vivants qu’elle souillait de sa présence monstrueuse. Ainsi, elle libère Thésée du poids de la culpabilité en se sacrifiant elle-même. Ce n’est pas un hasard si le dernier mot de Phèdre est le mot « pureté » ce mot explique sa mort. La mort de Phèdre se déroule sur scène, comme en témoigne l’exclamation de Panope au présent de l’indicatif : « elle expire seigneur ! ». Les règles de bienséance ne sont pas parfaitement respectées par cette mort qui se déroule sur scène... Cependant, il y a deux raisons qui expliquent le choix de Racine. D’abord, Phèdre s’est empoisonnée, ce n’est donc pas une mort sanglante. Ensuite, c’est l’occasion d’une mise en scène qui provoque à la fois la pitié et la terreur. Regardez toutes les allitérations en R : elles illustrent le râle d’agonie de Phèdre qui subit les effets du poison au moment où elle parle. « J’ai pris, j’ai fait couler » elle se reprend et se corrige, c’est ce qu’on appelle une épanorthose. Ici, cela crée un rythme saccadé : c’est le poison qui commence à faire effet. Elle insiste sur le passé composé : pour une action déjà accomplie dont les conséquences sont présentes au moment où l’on parle. Le passé composé devient progressivement du présent « le froid jette » « je ne vois plus » « la mort rend ». « Le poison de Médée » ce personnage inspire la terreur et la pitié. C’est la première épouse de Jason, qu’elle a aidé à conquérir la toison d’or. Abandonnée par son mari, elle se venge en égorgeant ses propres enfants. Le vers « et le ciel et l’époux que ma présence outrage » est justement l’occasion de voir ce mélange de terreur et de pitié sur le visage de l’acteur qui joue Thésée. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, Le dénouement, partie 4
PANOPE. — Elle expire, seigneur !
THÉSÉE. — D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Expier la fureur d'un vœu que je déteste :
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;
Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,
Que, malgré les complots d'une injuste famille,
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !
| Nous avons vu en Thésée un héros tragique. Cette dernière réplique contient les mêmes marques que nous avons remarquées tout à l’heure. Le thème de l’aveuglement dans le verbe « éclaircir », l’expression lyrique de la douleur « mon malheureux fils », les allitérations en s et en R qui expriment la souffrance. La noblesse de cette douleur « les honneurs qu’il a trop mérité », etc. Selon Aristote, le héros tragique est un homme qui « sans être un modèle de vertu et de justice, tombe dans le malheur non pas à cause de ses vices ou de sa méchanceté mais à cause de quelque erreur ». Ainsi, le mot erreur renvoie directement à Aristote. Thésée voit maintenant l’erreur qui l’a plongé dans le malheur... Le dénouement de notre pièce obéit aux différentes règles du dénouement dans le théâtre classique. D’abord, il est vraisemblable. En effet, le suicide de Phèdre est cohérent avec le personnage, dont Vénus souhaite la mort depuis le début. On se souvient de la scène où Phèdre sacrifiait des animaux, en vain : la déesse attendait déjà un sacrifice plus important. (Acte II, scène 5). Précisément dans cette tirade, Thésée donne un sens au sacrifice de Phèdre : regardez le verbe « expirer » : il change de sujet. Quand Phèdre expire, c’est en fait aussi la mémoire de son action qui expire. Expirer entre ainsi en écho avec le verbe « expier » utilisé plus bas. En se sacrifiant, Phèdre prend avec elle la culpabilité de Thésée, qui n’est plus aussi responsable de la mort de son fils. Cette dernière scène correspond bien à un dénouement nécessaire : il découle logiquement de toute l’action qui précède. En comparant le discours de Thésée avant et après l’aveu de Phèdre, on peut observer un véritable retournement de situation. Avant, il voulait « de son fils déchiré fuir la sanglante image ». Maintenant, il souhaite « embrasser ce qui reste de son malheureux fils ». Maintenant qu’Hippolyte est innocenté, Thésée peut aller le pleurer comme une victime, et non comme un coupable. On remarque ici que le dénouement est suffisamment rapide pour créer un effet de basculement, un ultime rebondissement. Cela fait partie des règles classiques du dénouement au théâtre. Hippolyte est soudainement complètement réhabilité. Il devient « ce cher fils » avec un démonstratif qui le rend présent à nos yeux. Les honneurs sont « trop mérités » car son innocence renforce ses mérites. La mort est irréversible, mais selon les croyances antiques, l’esprit du mort est encore présent à travers ses mânes. Il n’est pas trop tard pour mettre un terme au cycle des malheurs en « apaisant ses mânes irritées ». L’attitude de Thésée a évolué, elle est maintenant tournée vers l’avenir. Regardez, la première personne du singulier avant l’aveu de Phèdre a été remplacée par la première personne du pluriel associée à l’impératif. Thésée quitte son rôle de père pour prendre son rôle de roi. Il mène désormais une destinée collective, et prend des décisions politiques. |
Analyse ce passage :
(Phèdre de Racine, Le dénouement, partie 5
C’est le cas lorsqu’il décide d’adopter Aricie :
Que, malgré les complots d'une injuste famille,
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !
| Aricie, l’amante d’Hippolyte, est issue de la famille des Pallantides, détrônés par Thésée lorsqu’il devint roi d’Athènes. Le fait qu’il adopte Aricie comme sa propre fille est un acte de paix dans la cité. Cela obéit à la dernière règle du dénouement dans le théâtre classique : toutes les intrigues secondaires doivent être résolues par le dénouement. Aucun personnage ni aucun problème ne doivent être laissés en suspens. En dénouant le destin d’Aricie, Thésée donne un avenir à la cité Athénienne. Comme souvent dans les scènes de dénouement, le théâtre parle du théâtre. La mémoire des actions de Phèdre est aussi un clin d'œil au spectateur qui assiste justement à une pièce de théâtre rapportant une histoire antique. Racine s’inscrit lui-même dans la lignée des poètes qui ont raconté l’histoire de Phèdre. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, l'arrivée à Montsou, partie 1
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des ténèbres.
| « Un homme » l'article est indéfini, pour l'instant, on ne sait presque rien du personnage principal. Il se trouve dans « la plaine rase » là par contre on a un article défini : le paysage passe à travers le point de vue du personnage principal qui marche. Le personnage est inscrit dans le paysage avec des indicateurs de lieu : « dans la plaine rase ... sous la nuit ... devant lui ». D'ailleurs, le paysage « se déroule » au rythme de la marche. Toutes nos perceptions sont limitées à celle de cet homme mystérieux : « il ne voyait pas même le sol noir » du coup, nous non plus_ nous ne le voyons pas. À côté de la vue, on a aussi des sensations : le vent glacé. C'est ce qu'on appelle une focalisation interne : toutes les marques de subjectivité (sensations, pensées) se rapportent à un même personnage. Mais c'est étrange, toutes les perceptions sont à la négative regardez : « la nuit sans étoiles … il ne voyait même pas … il n'avait la sensation … aucune ombre d'arbre … il est aveuglé par les ténèbres » contrairement au titre Germinal qui nous laissait attendre un paysage printanier, nous sommes plongés dans une nuit glaciale. La nature est hostile. Le « vent de mars » fait référence au mois révolutionnaire de ventôse. Nous ne sommes pas encore au mois de Germinal qui correspond au mois d'avril. « L'immense horizon plat » : c'est une ligne de fuite horizontale, qui représente bien le plat pays du nord de la France. Dans notre passage, l'homme est opposé à la nature de façon très picturale, c'est le seul élément vertical dans un décor désespérément horizontal. « Aucune ombre d'arbre ne tâchait le ciel » l'ombre des arbres ne se projette pas au sol et ne se découpe pas sur le ciel : toute verticalité est annulée. Seule la silhouette de l'homme est représentée, comme une ombre sur un fond noir. C'est symbolique : l'humanité est noyée dans l'ombre. Plusieurs métaphores vont dans ce sens : « l'obscurité d'une épaisseur d'encre » la nuit est comme l'encre, liquide et opaque. « des rafales larges comme sur une mer, les embruns, la jetée » c'est un vocabulaire marin utilisé pour décrire la route. La nuit est comme la mer : liquide, opaque, on risque de s'y noyer. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, l'arrivée à Montsou, partie 2
L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour.
| Le récit se concentre maintenant sur le personnage principal. « l'homme » avec l'article défini qui débute le paragraphe. Visuellement, nous avons comme un zoom avant sur le personnage. L'écriture de Zola est parfaite pour le cinéma ! D'ailleurs n'hésitez pas à aller voir le film de Claude Berri avec Renaud, Depardieu et MiouMiou : la mise en scène est excellente ! Ce passage est donc une mise en mouvement du tableau qui a été peint dans le premier paragraphe, avec le personnage en marche, le pas allongé, le froid qui le fait grelotter … le jeu presque théâtral du paquet qui le gêne pour glisser les mains dans ses poches. Le nom de la ville de départ, Marchiennes, vient comme redoubler le verbe marcher. C'est aussi un indice réaliste, car c'est une ville qui existe. Dans ses cahiers préparatoires, Zola écrit des détails sur Marchiennes, 18km de Douai, 3066 habitants. La nature est hostile, notamment à travers la sensation de froid. Le mot « main » est répété deux fois, comme pour représenter textuellement les deux mains gourdes. Une métaphore vient comparer le vent d'est aux lanières : c'est un fouet qui frappe et blesse jusqu'au sang. Le froid permet à Zola d'introduire un message idéologique, car son projet naturaliste est aussi un projet d'écrivain engagé : « une seule idée occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le froid serait moins vif après le lever du jour. » Zola dénonce l'aliénation dont sont victimes les ouvriers, le personnage principal représente une classe sociale de travailleurs privés du nécessaire pour vivre. Ainsi, le vide dans sa tête représente l'humanité qui lui est enlevée par la pauvreté. « Le coton amincit de la veste » est un détail réaliste qui vient illustrer cette misère. Je me suis aussi pas mal interrogé sur le paquet qu'il transporte. Jusqu'à la fin du roman, le paquet reste enveloppé dans un mouchoir a carreaux, et nous ne saurons jamais ce qu'il contient. Je crois que ce paquet a une dimension symbolique : tout ce qu'il possède est là. Il est comme encombré par cette nécessité de survivre. C'est sans doute aussi le poids de son passé. Le mouchoir peut évoquer le tissu d'un drapeau, la cause politique défendue par le personnage tout au long du roman. Mais surtout, ce linge représente Gervaise, sa mère, qui est blanchisseuse. On retrouve d'ailleurs un paquet au début de l'Assommoir, qui représente la relation de ses parents Gervaise avec Auguste Lantier. Ainsi, le jeune Étienne Lantier transporte avec lui le poids de son hérédité, sa sensibilité à l'alcool, sa misère sociale. La dimension particulière du projet Naturaliste de Zola tisse un lien entre tous ses romans. Comme Étienne Lantier ne peut plus subvenir à ses propres besoins, il ne pourra pas venir en aide à sa mère qui meurt seule dans une cage d'escalier, sûrement au moment même où il fait ses débuts dans la mine de Montsou. |
Analyse ce passage :
(Germinal de Zola, l'arrivée à Montsou, partie 3
Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la gauche à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord, il hésita, pris de crainte ; puis, il ne put résister au besoin douloureux de se chauffer un instant les mains.
Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut.
| La narration est maintenant dramatisée. L'imparfait « il avançait … le chemin s'enfonçait » est utilisé pour les descriptions ou les actions de second plan, prises dans leur durée. On passe maintenant au passé simple « il aperçut … il hésita … il ne put résister … Tout disparut » pour des actions soudaines ou ponctuelles dans le passé. Ce contraste participe à la dramatisation du récit. Les phrases sont de plus en plus courtes. Notamment les deux dernières : « Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. » Exactement comme si le personnage était entré sous terre. Le paysage lui-même est englouti par l'obscurité. Ainsi, notre entrée dans le roman se fait par ce petit chemin, qui correspond symboliquement à l'entrée de la mine... Le chemin s'enfonce : le mouvement vertical s'oppose à la plaine rase et à l'immense horizon plat du début. Le nom des villes est particulièrement évocateur : Marchiennes le lieu du départ, la marche, le mouvement horizontal. Montsou est inventé par Zola : cela signifie « sous le mont », et il indique le mouvement vertical qui sera représenté plus loin par l'ascenseur vorace de la mine. L'analyse des noms propres en littérature, on appelle ça l'onomastique. Le mouvement descendant est constant dans tout le début du roman. Souvenez-vous, le personnage commence « sous la nuit ... sous le coton aminci de sa veste » et très bientôt il sera véritablement sous terre. Le réalisme de Zola se mêle alors à une dimension fantastique. Le lecteur est immergé dans une atmosphère inquiétante, presque surnaturelle. Les feux rouges et les brasiers évoquent l'entrée des enfers. Comme suspendus, est-ce que ce sont des lumières qui volent ? Des lumières qui sont accrochées à un plafond ? Le ciel nocturne est devenu comme une voûte extrêmement basse. Avec ce détail, nous sommes déjà dans la mine. Ainsi, le décor représenté par Zola est une grande métaphore filée : la mine est pour les ouvriers comme un enfer : un lieu de souffrance où l'on est enfermé, d'où l'on ne peut pas s'enfuir. Pluton, le dieu dont le nom signifie « le riche » en est le propriétaire. En ce début de roman, le lecteur est plongé dans une atmosphère inquiétante, où le réalisme est expliqué par le fantastique, où les images de l'enfer mythologique semblent avoir pris forme à travers celles de la révolution industrielle. Le projet de Zola apparaît bien lorsqu'on compare ce début de roman avec les dernières pages, où le même personnage, Étienne Lantier, quitte Marchiennes par ce même chemin, dans la chaleur d'un mois d'avril naissant. Notre roman retrace donc ce parcours, de ventôse à germinal, de la plus sombre misère sociale, à un rayon d'espoir. |
Subsets and Splits
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