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<|s|> L'AUTEUR ICI 1. Nuit (Nuit.) <|e|> <|s|> WILFRID. C’est en désespoir de cause, monsieur le juge, que j’ai couru jusqu’ici pour venir vous voir. On m’a dit que vous étiez la bonne personne pour ce genre de choses, alors je n’ai pas hésité et j’ai couru sans savoir quoi dire ni comment répondre car comment répondre avec la catastrophe par-dessus le marché puisque hier encore je n’étais rien et du jour au lendemain, par la terreur des circonstances, je suis là, devant vous et vous me dites : racontez-moi un peu qui vous êtes comme si j’étais une histoire. Mais rien, je ne suis rien, un quidam ou alors je ne sais pas ou je n’ai jamais su ! Maintenant il faut ce qu’il faut et pour raconter je veux bien essayer de dire, comme vous dites, un peu qui je suis, même si un peu je ne sais pas et qu’importe la quantité puisqu’un peu ou beaucoup ça va être long alors pour commencer par une vérité, mettons que je m’appelle Wilfrid et que je suis très pressé à cause des lois de la nature qui vont attaquer de tous bords tous côtés, je peux dire aussi que cette histoire, si histoire il y a, a commencé il y a trois jours de façon remarquable. J’étais au lit avec une déesse dont le nom m’échappe, Athéna ou Héléna et ça n’a pas d’importance d’autant qu’elle ne se souvenait pas plus du mien. On baisait et c’était formidable. Je l’ai appelée Françoise, Chantal, Claudine, Marie et Ursule ; elle m’a appelé William, Julien, John, Moustafa et Jean-Claude, elle m’a appelé aussi Gérard et Germain et c’était bon. Cette fille avait un cul comme je n’en avais encore jamais tenu un, pourtant, des culs, monsieur le juge, j’en ai tenu beaucoup. C’est vous dire le cul. Je ne veux pas insister sur les détails parce que ce n’est pas le lieu, mais c’est important que vous sachiez qu’à cet instant je tirais la baise de ma vie ! C’était bon, c’était gourmand, c’était cochon, c’était écœurant ! et quand j’ai joui, j’ai joui en même temps que le téléphone avec l’impression de décharger de trois sonneries ; alors sans prendre la peine ni de réfléchir ni de me retirer, sexe à sexe, j’ai décroché ! Il y en a qui ne croient pas au destin, je ne les envie pas, car de toutes les façons, moi non plus je n’y crois pas mais un coup de téléphone à trois heures du matin ça reste un coup de téléphone à trois heures du matin et ce coup-là, juste au moment de l’éjaculation, m’annonçant la mort de mon père, si ce n’est pas le destin, qu’est-ce que c’est bordel ? Quel sens Dringallovenezvotrepèreestmort ça peut avoir sinon ! Qu’est-ce que ça peut signifier ? Alors on raccroche mais c’est comme si on n’avait rien fait, alors on raccroche encore mais c’est terminé et on a beau raccrocher encore et toujours ce n’est plus la même tonalité qu’avant, c’est fini parce que pour toujours le téléphone à la main et à jamais Dringallovenezvotrepèreestmort dans les oreilles ! Il fallait reconnaître le corps, le corps était à la morgue et la morgue était fermée à cause d’un problème technique ! Elle n’ouvrait qu’à sept heures ! Il fallait attendre, mais comment attendre quand le monde tombe ? Je ne suis pas resté à la maison parce que Dringallovenezvotrepèreestmort alors je ne voulais plus être quelque part ; je suis sorti pour trouver un ailleurs, mais ce n’est pas évident quand vous avez le cœur dans les talons, qui est une expression stupide. J’ai cherché partout un ailleurs mais je n’ai rien trouvé : partout c’était toujours ici, et c’était crevant ! <|e|> <|s|> L'AUTEUR 2. Tournage (Extérieur. Nuit. Pluie.) <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. O.K., on a pas beaucoup de temps pour la tourner ! C’est une scène sous la pluie ! (À l’éclairagiste.) C’est une nuit américaine. (Au caméraman.) O.K., gros plan ici, caméra à l’épaule, travelling arrière et position finale là pour laisser voir la solitude du personnage. En place s’il vous plaît. <|e|> <|s|> SCRIPT (lançant un seau d’eau sur Wilfrid.) Il est raccord ! <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. On envoie la pluie ! Moteur ! <|e|> <|s|> PRENEUR DE SON. Ça tourne au son ! <|e|> <|s|> LE CAMÉRAMAN. O.K. Ça roule ! <|e|> <|s|> LA SCRIPTE. Seul dans la nuit, sous la pluie, prise 1. <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Attention ! Trois, deux, un !… ACTION ! Wilfrid, tu avances et tu penses à la mort de ton père. Tu penses qu’il est mort seul, tu songes à son regard, à ses yeux, à son désarroi. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne sais pas d’où me vient cette manie d’avoir toujours l’impression que je suis en train de jouer dans un film. <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Wilfrid, je n’existe pas, mais est-ce que tu sais de façon certaine si tu existes toi-même ? Marche, Wilfrid, et songe à celui que tu es en train de devenir ! <|e|> <|s|> WILFRID. Justement ! J’aimerais tellement être encore celui que j’étais hier ! <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Wilfrid, je suis le réalisateur du film et comme tous, toi et moi avons tant d’idées fondamentales, tant de pensées métaphysiques à exprimer, que le monde se sent las. Le film que nous faisons est déjà si inutile car nous sommes dénués de tout souvenir et nous ne savons plus ce que nous avons filmé. Tout semble vain mais il nous faut filmer pour piéger le piège de notre vie. Marche, Wilfrid, marche ! <|e|> <|s|> WILFRID. Si je pouvais marcher assez vite pour m’enfuir quelque part, courir, voler, m’envoler loin d’ici, loin de maintenant ! (Wilfrid poursuit sa marche.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 3. Peep Show (Avec le juge.) <|e|> <|s|> WILFRID. Mais rien ! Aucune échappatoire ! Les rues étaient désertes et glaciales et personne pour me faire oublier que j’étais devenu celui que j’étais devenu ! Je voyais mon père à poil dans un frigo et pas la moindre armure pour affronter une telle tempête ni dans la tête ni dans les mains ! C’était le même tintamarre, Dringallovenezvotrepèreestmort, alors j’ai marché et le seul endroit ouvert où j’ai pu me changer les idées c’est au fond d’une cabine de Peep Show. J’ai défait mon pantalon sans possibilité de retour et me suis agrippé à mon sexe comme on s’agrippe à un dernier espoir, mais l’espoir arrive toujours du côté où on l’attend le moins. (Cabine de Peep Show. Film explicite.) <|e|> <|s|> LE CLIENT. Hi ! I’m Carol, there is no place free, may I come with you ! <|e|> <|s|> WILFRID. O.K., no trouble !! <|e|> <|s|> LE CLIENT. You’re really nice ! (Il défait son pantalon.) Oh fuck… Oh the holy nasty bitch ! Oh yeah… Her ass ! Fuck ! Look at her ass… Oh fuck, oh shit ! Look at that ! Oh go on, go on, you bastard… It’s too much, it’s too much, it’s too much… She’s so nice… Your tits ! He takes it… Yeah ! Fuck her ! Yeah ! Doggy style ! Yeah ! Right in her fucking ass !! Anh, anh, anh… It’s too much ! I’m gonna come ! I gotta stop ! Oh no ! I don’t want to come yet… Oh holy fuck ! It’s tough, it’s really tough… (Le film se termine.) <|e|> <|s|> LE CLIENT. Shit ! Do I ever love it ! I love it !! <|e|> <|s|> WILFRID. You love what ? <|e|> <|s|> LE CLIENT. Peep Show ! I adore them !!… I love jerking off in a booth, I love that ! I give my own rythm, fuck myself ! I’m going to come, after that, it will be your turn, O.K.? (Le film recommence.) <|e|> <|s|> LE CLIENT. Ah shit ! Look at that !! I’m slipping into you ! Oh yeah, suck me now, yeah, oh God ! I’m coming, I’m coming, yeah, harder, harder… Ah God ! Ah God ! (Il jouit par saccades.) (Un chevalier, épée à la main, surgit et décapite le client.) <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Tiens, meurs, yeux livides. Cœur perfide. Je t’ai entendu dans ta souillure quand je chutais pour venir vers toi ! Meurs, astre noir, meurs ! Ah ! souillure, souillure de la chair, mille fois souillure ! Où suis-je ? Dieu ! Bien que je me voie éveillé, je suis peut-être en train de rêver ? Non je ne rêve pas, je touche et je crois ! Et toi, qui es-tu, ange ou démon, parle avant que je ne te frappe ! <|e|> <|s|> WILFRID. Je m’appelle Wilfrid et mon père est mort ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Si tu as le cœur aussi noble que ton regard, secours-moi, car je suis perdu. <|e|> <|s|> WILFRID. Toi, tu es qui ? <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je suis le chevalier de Guiromelan, au service d’Arthur, mon roi malade. Parti à la recherche du très Saint-Graal, Morgane m’a capturé et m’a emporté sur ses ailes de corbeau, me hurlant : « Toi, je ne te tuerai pas ! Je t’enverrai tout vivant en enfer. » Que l’on arrête ces gémissements. <|e|> <|s|> WILFRID. Il faut attendre que ça s’arrête tout seul. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je suis donc en enfer ?! <|e|> <|s|> WILFRID. Si l’enfer est un Peep Show, on est en plein dedans ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Sors-moi d’ici ! Honte ! Honte au monde, honte au mal, honte à la souillure ! Wilfrid au cœur lumineux, délivre-moi de ce cauchemar où mes mains mon cœur et mon esprit sont en proie aux tourments les plus obscurs. Je ne sais plus qui je suis, ce que je fais et ce que j’ai à faire ! Aide-moi ! <|e|> <|s|> WILFRID. Prends ton épée et cogne, et fais une prière, peut-être que tu voyageras et tu m’emporteras avec toi, loin d’ici, de la mort qui ne veut rien dire. Prends ton épée, chevalier Guiromelan, et vas-y, cogne ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je suis un chevalier devant Dieu et je viens d’un monde qui ne connaît pas la lâcheté du regard. Ôtez-vous de mon chemin, images découvertes ! Agenouillez-vous, souillures, agenouillez-vous ! <|e|> <|s|> WILFRID. Nous décollons ! Chevalier ! Continue ! Bats-toi, bats-toi, bats-toi ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je me bats, je me bats, je me bats ! (Wilfrid à côté du client.) <|e|> <|s|> LE CLIENT. Ho ! That was good ! Here, it’s your turn ! <|e|> <|s|> WILFRID. Allez ! Salut ! <|e|> <|s|> LE CLIENT. What do you mean « salut » ! Don’t you wanna have fun ? <|e|> <|s|> WILFRID. Non ! J’ai eu assez de fun comme ça ! (Wilfrid sort.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 4. Aube (Avec le juge.) (Équipe de tournage aux alentours.) <|e|> <|s|> WILFRID. Le jour se levait, avec lui le désespoir ! Je n’allais pas me réveiller, ce n’était pas un rêve ! Si on pouvait marchander, mais rien ! Pas moyen de discuter, de réclamer, d’être entendu ! Que des ombres, que des ombres ! Allez-vous-en ! Je ne veux plus vous voir ! <|e|> <|s|> LA SCRIPTE. Que feras-tu sans nous, Wilfrid ? <|e|> <|s|> LE CAMÉRAMAN. Et nous sans toi ? <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Comment arrêter une caméra qui sans cesse fait défiler une pellicule infinie, comment arrêter le souvenir, comment continuer sans continuer le film ? <|e|> <|s|> WILFRID. Mais quel film ? Si c’était un film, on se trouverait beau, il y aurait de la musique, il y aurait des spectateurs ! Mais personne à part une bande-son sans stop sans pause sans rien, un disque enrayé qui saute Dringallovenezvotrepèreestmort à rendre fou ! Et toi, tu es qui ? Qu’est-ce que tu veux ? <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Je suis toi. <|e|> <|s|> WILFRID. Comment ça, tu es moi ?! <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Je suis celui que tu étais hier ! <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne suis pas fou, monsieur le juge, je vous raconte à voix haute ce qui arrive à tout le monde à voix basse. Dans des moments pareils, tout le monde parle tout seul au risque de passer pour un demeuré. Je n’étais pas demeuré et je ne comprenais pas pourquoi j’étais bouleversé ! Ce n’était peut-être pas mon père qui est mort ! On raconte tellement d’histoires à propos des clochards qui volent les portefeuilles et se font assassiner avec les papiers d’identité des autres, alors ça fait de méchantes mauvaises surprises pour la famille éplorée, moi, je n’étais pas éploré, parce que je ne savais plus comment je m’appelais. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, monsieur le juge, mais pour ma part c’était la première fois que je perdais mon père, et je ne savais pas quelle attitude adopter ! On nous renseigne si mal quand on est petit sur ce genre de choses que, lorsque ça nous tombe dessus, on est dans la merde. Quand je suis arrivé à la morgue, je n’étais pas dans une forme olympique, je vous laisse imaginer ! <|e|> <|s|> L'AUTEUR 5. Morgue (Morgue.) <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Bonjour ! Veuillez excuser l’odeur, on a eu une fuite de gaz. Il est tôt pour ce genre de choses, mais avant de vous donner le moindre détail, il vous faut reconnaître le corps. Vous êtes le fils, n’est-ce pas ? Vous lui ressemblez beaucoup. <|e|> <|s|> WILFRID. Vous connaissiez mon père ? <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. C’est moi qui ai pratiqué l’autopsie. Vous lui ressemblez. Venez. <|e|> <|s|> WILFRID. Vous êtes sûr que c’est nécessaire ? <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. L’identification est obligatoire pour récupérer le corps de votre père. <|e|> <|s|> WILFRID. Puisque vous dites que je lui ressemble… <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Vous allez voir, c’est moins impressionnant qu’on imagine. Ce n’est qu’un cadavre comme celui du poulet au fond de votre congélateur. Je vais découvrir son visage quelques secondes et ce sera terminé. (Le thanatologue s’apprête à lever le voile qui recouvre le cadavre.) <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne suis pas capable… je ne suis pas capable ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Je ne pourrai pas vous remettre le corps de votre père. <|e|> <|s|> WILFRID. Mais puisque c’est lui ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. C’est lui, mais vous devez l’identifier ! Tenez : je le regarde et ça ne me fait aucun effet ! <|e|> <|s|> WILFRID. C’est sûr ! Vous êtes plongé à longueur d’année dans du jus de cadavre ! Mais moi, savoir que mon père est là, tout nu, je ne suis pas capable ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. J’ai embaumé le mien, vous savez ! <|e|> <|s|> WILFRID. C’est dégueulasse ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Pourtant. Lorsque je sors d’ici à la fin de la journée, je marche dans la rue et je rigole en regardant les yeux des gens, car j’y vois ce que je ne vois jamais au fond des yeux de mes visiteurs quotidiens. L’âme qui brille, la flamme merveilleuse de la vie qui donne sens au sens. Marcher dans la rue, et regarder les yeux d’un enfant, c’est là un grand bonheur. Venez voir. Votre père n’est pas là, les yeux sont vides, les joues creuses, l’âme absente. <|e|> <|s|> WILFRID. Ce n’est pas normal de lever un voile pour dire : c’est le cadavre de mon père ! Je sais que c’est lui. Je n’ai pas besoin de lever le voile, je sais que c’est lui. (Wilfrid lève le voile.) <|e|> <|s|> WILFRID. Mon père ! C’est mon père ! Comme c’est affreux ici ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Je vais vous raccompagner. <|e|> <|s|> WILFRID. Je voudrais rester un moment seul avec lui ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Je n’ai pas le droit. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne le mangerai pas, vous pouvez me faire confiance ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Je suis désolé ! <|e|> <|s|> WILFRID. Vous ne m’empêcherez pas de rester seul avec le cadavre de mon père ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Je vais vous demander de sortir immédiatement ! <|e|> <|s|> WILFRID. Jamais. <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Je vous ferai sortir de force ! <|e|> <|s|> WILFRID. Aucune force ne me fera sortir, car j’ai comme arme une amitié invincible ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. J’aimerais bien voir ça ! <|e|> <|s|> WILFRID. Il n’y a qu’à demander pour voir ! <|e|> <|s|> CHEVALIER GUIROMELAN !!! (Le chevalier apparaît et décapite le thanatologue.) <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. J’ai accouru dès que j’ai entendu ton appel. <|e|> <|s|> WILFRID. Mon père est mort, chevalier Guiromelan. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. C’est une chose que tout bon père doit faire avant son fils. <|e|> <|s|> WILFRID. Est-ce que ton père est mort, chevalier ? <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Mon roi est malade. Une sombre mélancolie l’a gagné. Il est désespéré. <|e|> <|s|> WILFRID. Qu’est-ce qu’on va faire ? <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Errer en haïssant le chagrin de toute notre force ! <|e|> <|s|> WILFRID. Emporte-moi, chevalier. Je veux juste mourir et rester tranquille. Une morgue est un lieu merveilleux pour disparaître. On s’occupe de toi avec un plaisir fou. Prends ton épée et achève-moi ! Je suis écœuré ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. D’accord. Je vais te tuer. <|e|> <|s|> WILFRID. Non, attends, attends ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. N’aie pas peur, Wilfrid. Délirer ne tue pas. Ça rend différent, mais ça ne tue pas. La preuve. (Le chevalier tue Wilfrid, qui s’écroule. Le thanatologue le réanime.) <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Vous vous êtes évanoui ! Venez. Je vous raccompagne. En sortant, on vous remettra une enveloppe dans laquelle vous trouverez tout le résumé de l’autopsie. Je vous ai épargné les photos. <|e|> <|s|> WILFRID. Qu’est-ce qui arrive avec le corps de mon père ? <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Là-bas, il existe un lieu magnifique pour recevoir le corps de ton père. <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Ça dépend de vos moyens. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Un lieu inconnu, qui n’existe que pour recevoir le corps de ton père. <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Si vous voulez qu’il soit incinéré sans être exposé, ce n’est pas très cher, assez économique, sinon vous pouvez l’exposer, puis soit l’enterrer, soit l’incinérer, avec ou sans office, avec ou sans fleurs, avec une petite voiture, une grande voiture, deux grandes voitures, trois grandes voitures, ça dépend de vos moyens, de vos croyances. Il faut voir avec un salon funéraire. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne me sens pas très bien. <|e|> <|s|> LECHEVALIER. Que fais-tu du corps de ton père ? À qui l’abandonnes-tu ? <|e|> <|s|> WILFRID. Lâche-moi, toi ! <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Votre père avait un peu d’argent sur lui, ses cartes d’identité et une valise rouge. Présentez-vous au poste de police qui est au deuxième étage. <|e|> <|s|> WILFRID. Excusez-moi, je dois m’en aller. <|e|> <|s|> LE THANATOLOGUE. Je vous raccompagne. <|e|> <|s|> WILFRID. Je vous remercie. Je vais y aller tout seul. Ce n’est pas que je ne vous aime pas, mais il y a un peu de ça. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 6. Promesse (Jour.) <|e|> <|s|> WILFRID. Excuse-moi, tout à l’heure à la morgue, je ne voulais pas être bête. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Ça va. Je ne l’ai pas pris personnel. Tu vis des moments difficiles. <|e|> <|s|> WILFRID. Tu n’es comme pas arrivé au bon moment. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Mais t’es drôle, toi, c’est toi qui me fais venir ! <|e|> <|s|> WILFRID. Mais quand je te dis va-t’en, va-t’en ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Excuse-moi, mais moi quand on m’appelle, on m’appelle, je ne fais pas des allers-retours. Quand j’arrive, je reste. Faut faire avec. Je ne suis peut-être pas commode, mais d’un autre côté, je n’ai jamais manqué aucun de tes appels, non ? <|e|> <|s|> WILFRID. Non, c’est vrai ! Mais quelque chose ne tourne plus rond ! Quand j’ai vu le cadavre de mon père, j’ai eu l’impression de voir un costume qui ne sert plus à rien et moi je devais dire : oui, c’est bien le costume que mon père portait. Une tarte à la crème en pleine face : il y a de quoi pleurer. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Quand tu étais petit, nous combattions les monstres cachés dans le couloir qui menait à la cuisine, quand, en pleine nuit, tu te levais pour aller boire un verre d’eau. Un monstre, c’est gros, c’est laid, c’est facile à combattre et nous sortions toujours vainqueurs. Aujourd’hui je suis un chevalier fatigué qui ne sait plus contre quoi il doit cogner son épée. Tu as grandi, Wilfrid, et les monstres sont devenus beaucoup trop forts. Mon épée ne suffit plus à te réconforter. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne sais même plus qui je suis. Comment veux-tu que je sache ce qui me fait mal. Quand tu es petit, c’est pas difficile, tous les enfants ont peur de la sorcière ou du monstre noir de l’espace sidéral. Mais maintenant ? qu’est-ce qui me fait mal ? Je n’en sais tellement rien. J’ai mal et c’est tout. Et tout le monde a mal, et tout le monde s’en fout ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Ma mère est morte en me mettant au monde, mon père est mort pendant que je baisais comme un perdu ! À moi tout seul j’ai inversé le jour avec la nuit et la nuit avec le jour en tuant ma mère pour coucher avec mon père ; il n’y a plus de sens à rien depuis Dringallovenezvotrepèreestmort, alors non, ton épée ne peut plus rien contre ça, et pour te dire ce que je pense et te le dire comme je le pense, je t’avoue que je ne sais pas par quel miracle je continue d’avoir assez d’imagination pour croire en toi, mais si tu m’abandonnes, il ne restera au fond de moi qu’un trou sans fond dans lequel je n’aurai plus qu’à tomber. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je ne t’abandonnerai jamais. <|e|> <|s|> WILFRID. Et moi, je ne t’oublierai pas. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Comment pourrais-tu m’oublier ? En m’oubliant tu me donnerais la mort. Wilfrid, je te fais une promesse de chevalier : Au-delà de nos catastrophes de cœurs, Nous resterons fidèles l’un à l’autre. Mon amitié pour toi est si grande Que malgré toi Je resterai ta force. Ton amitié est si claire Que tu n’as qu’à ouvrir la bouche Pour que moi, Pauvre rêve, Je parte en voyage. Wilfrid, Rien n’est plus fort que le rêve qui nous lie à jamais. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 7. Procédures (Wilfrid est dans deux bureaux et un magasin à la fois.) <|e|> <|s|> LE PRÉPOSÉ. Monsieur ? <|e|> <|s|> L’AGENT. Bonjour, monsieur ? <|e|> <|s|> LE VENDEUR. Monsieur désire ? <|e|> <|s|> WILFRID. On m’a dit de venir vous voir. On m’a dit de venir vous voir. J’ai besoin de vous voir. <|e|> <|s|> LE PRÉPOSÉ. C’est à quel sujet ? <|e|> <|s|> L’AGENT. C’est à quel sujet ? <|e|> <|s|> WILFRID. C’est pour les affaires de mon père. Pour mon père. Mon père. <|e|> <|s|> LE VENDEUR. C’est pour un habit ou un veston ? <|e|> <|s|> L’AGENT. Vous avez besoin d’un arrangement ? <|e|> <|s|> WILFRID. Oui, madame, un habit, et c’est urgent. <|e|> <|s|> LE VENDEUR. C’est pour un mariage ? <|e|> <|s|> LE PRÉPOSÉ. De quoi s’agit-il ? <|e|> <|s|> WILFRID. Non, monsieur, pour un enterrement. <|e|> <|s|> L’AGENT. Dès demain, il peut être exposé. <|e|> <|s|> WILFRID. Une valise rouge et un peu d’argent. <|e|> <|s|> LE PRÉPOSÉ. J’ai besoin d’une preuve d’identité. <|e|> <|s|> L’AGENT. Ou, si vous ne désirez pas qu’il soit exposé… <|e|> <|s|> WILFRID. Tenez, monsieur. <|e|> <|s|> LE VENDEUR. Quelle taille fait monsieur ? <|e|> <|s|> L’AGENT. Il peut, toujours dès demain, être soit incinéré, soit enterré. <|e|> <|s|> LE PRÉPOSÉ. Je reviens. <|e|> <|s|> WILFRID. J’en sais rien, monsieur ! <|e|> <|s|> LE VENDEUR. Je m’occupe de tout ! <|e|> <|s|> WILFRID. Dès demain ce serait bien. <|e|> <|s|> L’AGENT. Que désirez-vous ? <|e|> <|s|> WILFRID. L’exposer, madame. <|e|> <|s|> LE VENDEUR. Levez les bras. <|e|> <|s|> L’AGENT. Où voulez-vous qu’il soit enterré ? <|e|> <|s|> WILFRID. C’est à ce moment précis, monsieur le juge, que j’ai été gagné par une soudaine angoisse. Je ne savais pas où je devais l’enterrer, mon père, je ne connaissais pas la marche à suivre pour enterrer quelqu’un ! La femme m’a dit : <|e|> <|s|> L’AGENT. Ne vous en faites pas, monsieur, si vous voulez on peut s’occuper de tout et vous trouver un lieu selon vos croyances et vos moyens. <|e|> <|s|> WILFRID. C’était joli tout ça, mais il y avait ma mère, monsieur le juge. Ma mère est morte ici puisque je suis né ici et ma mère est morte en me mettant au monde. Ce qui me semblait normal, c’est que mon père soit enterré avec ma mère, puisqu’il l’a aimée comme un fou et c’est fou qu’il est devenu quand elle est morte. Mais je sentais que ça allait être compliqué. <|e|> <|s|> LE PRÉPOSÉ. Voici la valise. Et voici les effets personnels que votre père avait sur lui. <|e|> <|s|> WILFRID. Je suis retourné à l’appartement et j’ai appelé la famille. J’ai prévenu ma première tante, qui a prévenu tout le monde et là, monsieur le juge, tout le monde est venu. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 8. La famille (Chez Wilfrid.) <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Wilfrid ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Mon Dieu ! Wilfrid ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Quel drame ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. C’est terrible ! <|e|> <|s|> TOUS. Horrible ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ahhhi ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Marie ! Tu ne vas tout de même pas te mettre à pleurer ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, Wilfrid ?! <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Qu’est-ce que tu vas faire ? <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. C’est vrai ça, qu’est-ce que tu vas faire ? <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Il ne va rien faire du tout ! Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Émile ! Je t’en prie ! Tu parles au fils de ta sœur ! Un peu de respect ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Quoi, un peu de respect ? Je lui témoigne tout mon respect, moi, au fils de ma sœur ! Où est-ce que j’ai manqué de respect au fils de ma sœur ? <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Son père est mort ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ahhiii ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Je t’en prie, Marie, tu ne vas pas te mettre à pleurer ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Je sais qu’il est mort ! Qu’est-ce que vous voulez faire ? Le petit a été à la morgue, il a reconnu le corps et ça s’arrête là ! On va l’aider pour qu’il puisse l’enterrer et c’est tout ! On va quand même pas se faire chier parce que l’autre est mort ! Il est mort, il est mort ! <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Wilfrid, regarde-nous ! Nous sommes ta famille. Moralement ou financièrement, tu peux compter sur nous ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Absolument ! Wilfrid ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Mon Dieu ! Pauvre enfant ! Ahhhhiii ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Je t’en prie, Marie, tu ne vas pas te mettre à pleurer ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ahhhaa ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Ahhiii ! <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Y a-t-il quelque chose que l’on puisse faire pour toi, Wilfrid ? <|e|> <|s|> WILFRID. Oui. <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Ah bon ? <|e|> <|s|> TOUS. Quoi ? <|e|> <|s|> WILFRID. J’aimerais que mon père soit enterré aux côtés de ma mère. <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Bon. <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Émile, ne t’énerve pas, je t’en prie ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Je savais qu’on allait en venir là, je le savais ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Émile, je t’en prie, ne t’énerve pas ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. C’est pas possible, c’est un scandale, un scandale ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Émile, ne t’énerve pas ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ne t’énerve pas, Émile ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Arrêtez de me dire de ne pas m’énerver, ça m’énerve ! <|e|> <|s|> TANTES MARIE ET LUCIE. Ahhhhiii ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Marie, tu ne vas tout de même pas te mettre à pleurer ! <|e|> <|s|> WILFRID. Écoutez ! Je sais que vous n’aimiez pas mon père, mais si vous voulez m’aider, acceptez que je puisse les réunir de nouveau ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. On croit rêver ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Mais nous aimions beaucoup ton père, pourquoi dis-tu que nous ne l’aimions pas ? <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Nous l’aimions beaucoup ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. C’est la meilleure. <|e|> <|s|> WILFRID. Ce n’est pas ça la question. <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Alors ? <|e|> <|s|> WILFRID. Alors ce n’est pas compliqué ! Tout le monde ici va être enterré avec son époux, son épouse, non ?… Vous avez déjà une place réservée, non ? <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Oui <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Et alors ?! <|e|> <|s|> WILFRID. Alors pourquoi mon père Ismail n’aurait pas le droit d’être enterré avec ma mère Jeanne ? Il me semble que ce serait une façon de la remercier, ma mère, elle qui vous a élevés ! Je ne comprends pas ! Chaque fois que je viens chez vous, vous me parlez de ma mère ! Mille fois vous m’avez raconté que c’est elle qui vous a élevés quand vos parents sont morts et que vous n’étiez rien que des enfants encore ! que c’est elle qui vous a aidés à vous marier, vous, ma tante Marie avec mon oncle Michel, et vous ma tante Lucie avec oncle François, et toi, mon oncle Émile, combien de fois tu m’as raconté que sans ma mère tu serais encore en train de croupir dans une prison, là-bas dans votre pays ! Combien de fois tu m’as raconté que sans ma mère tu n’étais rien, combien de fois vous m’avez raconté comment elle vous a aidés à fuir votre pays quand il y a eu la guerre, comment elle vous a aidés à vous installer ici, qu’elle a attendu que vous soyez tous mariés avant de se marier elle-même, combien de fois ? Il me semble que ce serait normal que vous lui rendiez aujourd’hui ce service, que l’homme qu’elle a aimé se retrouve avec elle à jamais dans le même endroit ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ne sois pas méchant, Wilfrid ; nous aimions beaucoup ta mère… <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Seulement… <|e|> <|s|> WILFRID. Seulement quoi ? <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Seulement voilà ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Ton père… <|e|> <|s|> WILFRID. Quoi, mon père…? <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Eh bien, ton père c’était un salaud de la pire espèce, voilà ! <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Voyons ! Émile… <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Et moi vivant, jamais cet homme ne sera enterré avec notre sœur, voilà. Je ne sais pas pourquoi on discute, parce qu’on aura beau discuter dix mille ans, ça ne changera rien, cet homme ne sera pas enterré dans le caveau familial. Voilà. Et ce que je trouve scandaleux et qui ne m’étonne pas non plus, c’est qu’il ne t’ait pas prévenu ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Émile, le petit, tout de même ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Le petit est devenu grand et il est grand temps pour lui de savoir ce qui s’est passé ! C’est tout de même aberrant qu’il n’ait jamais dit à son fils que c’était entendu depuis longtemps que jamais il ne serait enterré dans le caveau familial. <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Émile ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. C’était entendu enfin ! <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Oui, oui, c’était entendu. <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Alors pourquoi il n’a pas pris ses dispositions avant de crever, ce salaud-là, et qu’il ne nous fasse pas chier ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Émile, Émile ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Quoi Émile, Émile, à la fin ! Il faut bien lui expliquer, non ? Il est là à nous engueuler à propos de sa mère ! Il ne l’a pas connue sa mère, est-ce qu’il l’a connue, sa mère ? Il ne l’a pas connue ! Tu ne l’as pas connue ? <|e|> <|s|> WILFRID. Non mais… <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Alors qu’est-ce que tu viens nous emmerder avec les histoires de ta mère qui a aimé ton père à la folie ! Comment veux-tu qu’elle l’ait aimé, il n’était jamais là, toujours à droite à gauche, toujours partout sauf avec elle ! <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Ça suffit, Émile ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Toi, ta gueule ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Tu es sûr que tu ne veux pas que je le fasse taire ? <|e|> <|s|> WILFRID. Laisse faire ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Il a profité d’elle, il a abusé d’elle, jusqu’au bout, jusqu’au bout ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Émile, je t’en prie… <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Un salaud ! Et il vient, lui, ce petit abruti, nous faire une leçon sur ce qu’on devrait faire pour remercier cette femme ! Mais tu ne l’as pas connue, alors ferme ta gueule ! Son père ! On dirait son père ! Il n’a même pas été foutu de t’apprendre l’accent du pays ! Tu parles comme un étranger, avec un accent étranger aux membres de ta famille ! <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne savais pas que vous l’haïssiez à ce point. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’il vous a fait pour être traité de salaud le jour de sa mort ? <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Wilfrid, ton oncle Émile aimait beaucoup ta mère ! <|e|> <|s|> WILFRID. C’est quoi le rapport avec mon père ?! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Wilfrid, on aimait ton père, seulement il était différent et il a commis certaines erreurs qui ont jeté un froid entre nous, mais ce n’est pas ça le problème. <|e|> <|s|> WILFRID. Je comprends rien ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Le fait est que, dans le caveau, il n’y a plus de place pour enterrer Ismail, toutes les cellules sont déjà réservées. Mais si tu veux, on peut trouver une petite place dans le cimetière, pas trop loin. <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. C’est une bonne idée ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. En tout cas, ne pense pas au caveau. <|e|> <|s|> WILFRID. Demain matin mon père va être exposé dans un salon funéraire pendant trois jours. L’agent des pompes funèbres m’a dit que je pouvais attendre jusqu’à la troisième journée avant de leur indiquer le lieu de l’enterrement. Ne me donnez pas de réponse tout de suite, pensez-y bien, puis vous m’en reparlerez. <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Tu ne comprends pas que c’est déjà tout réfléchi !! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Émile, je t’en prie ! On va réfléchir ! Le petit a bien des choses à penser. Demain c’est sa première journée dans le salon funéraire, et si on est venus ce soir chez lui, dans son petit appartement, ce n’était pas pour l’embêter ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Es-tu content du salon au moins ? <|e|> <|s|> WILFRID. C’est un salon. Vous pouvez le voir ! C’est assez simple. <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Mais c’est très bien pour un salon ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Et moi, je dis qu’il est temps qu’il sache qui était son père. <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Lumineux et intime à la fois. <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Qu’il le sache une bonne fois pour toutes. <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Le corps n’est pas là ? <|e|> <|s|> WILFRID. Ils le préparent. <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Vous êtes où, là ? <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Comment ça « on est où » ? <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Oui ! Vous êtes où ? <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Au salon funéraire ! Où veux-tu que l’on soit ? <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Depuis quand on est au salon funéraire ? <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Depuis quelques instants, enfin… <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Écoutez ! Vous êtes peut-être au salon funéraire, mais moi, je n’y suis pas. <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Tu es où, toi ? <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Je suis dans l’appartement de Wilfrid. <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Mais qu’est-ce que tu fais là ? <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Je ne comprends pas ! J’étais en train de parler tranquillement dans la cuisine et vous me dites tout à coup que nous sommes au salon funéraire ! Je suis dans l’appartement de Wilfrid et vous allez y rester avec moi jusqu’à ce que j’aie terminé ! <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Arrête de nous faire chier et accepte comme tout le monde que maintenant on est au salon funéraire ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Pas question. On est dans l’appartement ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Enfin, sois raisonnable, tu vois bien que tout le monde est d’accord pour dire qu’on est au salon funéraire ! Alors arrête ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Mais j’avais pas fini de parler, moi ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Eh bien, tu finiras de parler au salon et puis c’est tout ! <|e|> <|s|> WILFRID. Alors ? Où sommes-nous ? À l’appartement ou au salon funéraire ? <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Dis-le, qu’on puisse avancer ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Mais vous ne m’empêcherez pas de parler ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Mais non ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Bon alors voilà ; on est au salon funéraire ! <|e|> <|s|> TOUS. Ha ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. À la bonne heure ! <|e|> <|s|> L'AUTEUR 9. Salon funéraire (Au salon funéraire. Le cadavre du père est là.) <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Mon petit, mon pauvre petit. Qu’est-ce que tu vas devenir ? <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Ahhiii ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Il pourrait peut-être le faire incinérer. <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. Ce serait une solution. <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Ça réglerait tout le problème. <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Faut voir. <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Ahhiii ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. C’est tout vu. Moins compliqué, moins encombrant et moins coûteux. <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Si c’est une question d’argent, on est là pour aider le petit. <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ehuuu ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Ihaaa ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Moi en tout cas je ne donnerai pas un sou ! <|e|> <|s|> ONCLE MICHEL. On dira que tu es mesquin. <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ihiyaaa ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Je me fous bien de ce que l’on peut dire ! <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. Ahhiii <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Je ne donnerai pas un sou pour enterrer ce salaud. <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Mais ferme ta gueule ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Quoi ça, ferme ta gueule ! Depuis quand ça, ferme ta gueule ! Tu me fais chier, toi, avec tes ferme ta gueule ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Mais voulez-vous arrêter tous les deux !? <|e|> <|s|> ONCLE FRANÇOIS. Ça va, lâche-moi !! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Tu commences à me les gonfler, toi ! (Bataille !) <|e|> <|s|> TANTE LUCIE. François ! Lâchez-vous, voyons, lâchez-vous ! <|e|> <|s|> WILFRID. Vous allez arrêter, oui, vous allez vous calmer, oui !! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Heureusement que personne n’est là pour vous regarder ! Quelle honte, mais quelle honte ! <|e|> <|s|> WILFRID. Vous allez me dire ce qui s’est passé ! Pourquoi vous n’aimez pas mon père ? <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Parce que c’est lui qui a tué ta mère ! <|e|> <|s|> TANTE MARIE. Ne l’écoute pas, Wilfrid, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! <|e|> <|s|> ONCLE ÉMILE. Ton père est l’assassin de ta mère ! Elle était trop fragile pour avoir un enfant, elle le savait, elle n’en avait ni la constitution ni la santé ! Lorsqu’elle est tombée enceinte, il aurait fallu qu’elle se fasse avorter, mais il l’a obligée à garder l’enfant, il n’a pensé qu’à son orgueil en profitant de l’amour que ta mère avait pour lui pour la manipuler et lui faire croire que tout se passerait bien, il l’a convaincue de te garder, et quelques heures à peine après ta naissance, elle était morte. Et tu crois qu’il l’a regretté ? Tu crois qu’il a demandé pardon ? Tu crois qu’il a pris ses responsabilités ? Il a tout abandonné et il est parti à travers le monde, t’envoyant de temps en temps une carte postale pendant que tes tantes, tes oncles, se tapaient l’entièreté de ton éducation. Tu comprends maintenant ? Depuis quand on enterre un assassin avec sa victime ? (Silence.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Pssst ! Wilfrid… Wilfrid… Pssst ! <|e|> <|s|> WILFRID. Papa ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Shhhtt ! <|e|> <|s|> WILFRID. Voyons là ! Je ne rêve pas là ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. On va attendre qu’ils aient le dos tourné, et on va s’en aller en courant ! <|e|> <|s|> WILFRID. Mais tu es mort ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Tu mets toujours ça pire que ce que c’est. <|e|> <|s|> WILFRID. Tu n’es pas mort ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Qu’est-ce que ça change ? <|e|> <|s|> WILFRID. Rien… sauf que… <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Ils ont le dos tourné. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Fuyons ! On s’expliquera après ! <|e|> <|s|> WILFRID. Papa ! Papa ! Attends-moi ! Attends-moi ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Cours ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Cours, Wilfrid, va, vole, suis ce chemin inusité qui conduit au gouffre, et saute ! Saute dans le gouffre ! Laisse les chemins, car tous les chemins mènent à la terre, le gouffre, seul, conduit au rêve. Saute, Wilfrid, saute ! <|e|> <|s|> L'AUTEUR HIER 10. Apparition (Chez le juge.) <|e|> <|s|> WILFRID. Le pire dans ce genre de situation, monsieur le juge, je veux dire quand il ne vous reste plus personne au monde, c’est qu’on se demande comment le lendemain on va trouver assez de force pour continuer à faire ce qu’on faisait la veille. Je ne sais pas si vous me comprenez, mais je commençais à en vouloir à mon père de m’avoir foutu dans une pareille situation. Ce n’était pas de tout repos, je vous jure, et j’avais beau me tourner et me retourner dans mon lit, je n’arrivais pas à accrocher le plus petit bout de sommeil. Même à se masturber, monsieur le juge, on ne trouve ni réconfort ni distraction. Alors c’est le vrai désespoir. Mais quand on n’a pas le choix, il n’y a plus qu’une solution. Les rêves montent dans la nuit ! Le chevalier Guiromelan est prisonnier dans une époque en forme de donjon. Il se bat, mais comment se battre contre un mur ! je suis un acteur célèbre et je suis en train de jouer dans un film qui raconte l’histoire d’un jeune homme qui ne sait plus où enterrer son père ! Le chevalier Guiromelan est prisonnier, il ne sait pas comment s’en sortir ! Son roi se meurt… (Chez Wilfrid.) <|e|> <|s|> LA VOIX DU PÈRE. Wilfrid, j’ai froid. Mon sang s’est pétrifié, mon haleine immobilisée. Wilfrid. La lumière ne me concerne plus. Ce matin, je suis resté étonné, à la voir si loin de moi, jamais m’atteignant, toujours loin, diffuse. Wilfrid ! (Entre le père.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Wilfrid ! <|e|> <|s|> WILFRID. Papa ! J’ai rêvé que tu étais mort. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Et bien tu vois ? Je vais bien ! <|e|> <|s|> WILFRID. Et tu es venu me voir ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Ça faisait longtemps que l’on ne s’était pas vus. <|e|> <|s|> WILFRID. Et tu n’es pas mort ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je ne suis pas mort. <|e|> <|s|> WILFRID. Je suis tellement content de te voir ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Cette nuit me rappelle Mexico ! On va boire un coup ? (Wilfrid se réveille.) <|e|> <|s|> WILFRID. Je capote, je capote, je capote, je capote, je capote… Pour me raccrocher à quelque chose, j’ai pris la valise et je l’ai ouverte ! (Entre le père.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Wilfrid. <|e|> <|s|> WILFRID. Papa ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je ne veux pas t’effrayer, te faire peur ! <|e|> <|s|> WILFRID. Là je capote pour vrai ! C’est pas possible ! Je ne rêve pas là ! Je suis réveillé ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Non, tu ne rêves pas. <|e|> <|s|> WILFRID. Alors qu’est-ce que tu fais là ? Je veux dire t’es mort, t’es mort non ? T’es mort ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Tu compliques toujours tout ! <|e|> <|s|> WILFRID. Je rêve ! Je rêve ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Pourquoi tu t’énerves ? <|e|> <|s|> WILFRID. Tu es mort, c’est pour ça que je m’énerve ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je suis mort, je suis mort, et alors ! <|e|> <|s|> WILFRID. Alors ce n’est pas normal ! Les morts c’est les morts et les vivants c’est les vivants ! Mais toi, mort, avec moi, vivant, ce n’est pas normal. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Qu’est-ce que ça change ? <|e|> <|s|> WILFRID. Rien, sauf que je capote un peu, je ne sais plus ce qui se passe, je ne sais même plus si je rêve, je ne sais même plus si je dors, je ne sais même plus si je suis encore vivant. Je ne sais même plus qui est mort ! Qui est mort entre toi et moi, qui ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Si tu étais mort, tu le saurais ! Crois-en mon expérience. <|e|> <|s|> WILFRID. Peut-être ! Mais je ne comprends pas pourquoi tu es venu. Tu me fais peur ! Je fais de mon mieux pour t’enterrer avec maman, mais ce n’est pas facile ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Ce n’est pas pour ça que je suis venu te voir. J’ai vu que tu avais ouvert ma valise rouge. Je voulais être avec toi pour t’aider à comprendre ce qu’il y a dedans. <|e|> <|s|> WILFRID. « Lettres non expédiées » ! Wilfrid, Wilfrid, Wilfrid… des lettres pour moi ?! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Elles te raconteront ton père, elles te raconteront ta mère. (Wilfrid ouvre une enveloppe.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 11. Plage (Le père à l’âge adulte.) <|e|> <|s|> LE PÈRE ADULTE. Mon petit Wilfrid. Je ne sais pas pourquoi je t’écris, je ne sais pas pour qui j’écris. Je ne sais plus qui je suis. Je t’écris à toi parce qu’il n’y a personne à qui écrire. Aujourd’hui c’est ton deuxième anniversaire et je songe combien seront tristes les jours qui rappelleront celui de ta naissance puisque ce jour te rappellera la mort de ta mère. Tu as deux ans… <|e|> <|s|> LE PÈRE. … et je ne suis pas avec toi, je suis incapable d’être là-bas dans ce pays que je ne connais pas. À qui j’écris ? Pourquoi j’écris ? Qui me lira ? Qui me consolera ? Comment vivre encore, Wilfrid, mon cher Wilfrid, je voudrais que nous soyons tous les trois ensemble mais je ne veux pas être triste… <|e|> <|s|> LE PÈRE ADULTE. … aujourd’hui tu as deux ans et je veux que tu gardes une mémoire joyeuse de ta mère, alors, pour tes deux ans, je te ferai don de mon plus beau souvenir puisque je n’ai rien de mieux à t’offrir. C’était sur une plage où il pleuvait. (Plage. Le père jeune et la mère suivis par Marie et François avec des parapluies.) <|e|> <|s|> WILFRID. C’est vous, ça ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. C’est nous. <|e|> <|s|> WILFRID. Vous étiez beaux ! <|e|> <|s|> MARIE. Jeanne, rentrez ! Le ciel se couvre ! <|e|> <|s|> JEANNE. Qu’il se couvre. <|e|> <|s|> FRANÇOIS. Il va y avoir un orage. <|e|> <|s|> LE PÈRE. J’espère qu’il y aura un orage. <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. J’espère qu’il y aura un orage. <|e|> <|s|> MARIE. Si vous avez envie de tomber malade, tant pis pour vous ! Nous on rentre ! (Marie et François partent.) <|e|> <|s|> JEANNE. Ismail, je crois bien que je suis née. Je veux dire par là que, prenant de plus en plus conscience que tu es là, je prends conscience aussi que je suis là. <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Pour toi comme pour moi. Parce que moi et toi, toi et moi, c’est comme la pluie sur ton visage, la pluie sur mon visage. (Baiser.) <|e|> <|s|> WILFRID. Comment ça se fait que je suis né ici ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Va savoir. Ouvre et lis, tu sauras. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne sais plus si j’ai envie de savoir. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Qui voudra savoir alors ? Deux personnes se sont aimées, la femme est morte, l’homme est devenu fou. Ça n’intéresse plus personne. <|e|> <|s|> WILFRID. Ce n’est pas facile de te faire raconter une histoire où le héros meurt à la fin. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 12. Bombardement (Wilfrid ouvre une enveloppe. Une bombe explose.) <|e|> <|s|> WILFRID. Pendant la guerre, nous habitions au sixième étage d’un immeuble de huit. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Au septième étage habitait la tante Marie, au troisième ton oncle Émile et les autres étages étaient occupés par des voisins que nous avions fini par connaître à force de fréquenter le même abri qui était au sous-sol. <|e|> <|s|> JEANNE. Bonjour Lucie, c’est Jeanne / Il n’y a pas de bombardement aujourd’hui, chez toi ? / Je suis allée voir le médecin / Que je ne pouvais pas garder l’enfant. (Bombe.) <|e|> <|s|> JEANNE. Non, c’est un bombardement de routine. (Bombe.) <|e|> <|s|> JEANNE. Je ne peux pas garder l’enfant parce que je suis trop fragile / Parce que je suis trop fragile. (Bombe.) <|e|> <|s|> JEANNE. Nous descendons à l’abri ! / Je te rappelle après. (Bombe.) (Wilfrid ouvre une nouvelle enveloppe.) <|e|> <|s|> LE PÈRE ADULTE. Mon cher Wilfrid, Je suis assis dans un café et je t’écris. Aujourd’hui c’est ton dixième anniversaire. Dix ans que ta mère est morte. Hier, je suis arrivé par bateau dans ce pays fait de désert et de soleil. Je connais quelqu’un qui me fera travailler comme peintre en bâtiment. Je pense à ta mère. Je pense à ces jours heureux de la guerre. Ta mère vivante. Les bombes tombaient et nous jouions aux cartes avec les voisins réunis au fond d’un abri. Tu étais encore dans son ventre. Je la regardais et je pensais à toi, tu me tenais chaud au fond de cette horreur. Il n’y avait plus de bombes, que son rire et toi dans son ventre et la vie malgré tout, toujours malgré tout ! <|e|> <|s|> WILFRID. Tu m’as écrit des lettres pendant des années sans jamais m’en envoyer une seule ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Non. <|e|> <|s|> WILFRID. Pourquoi ?… pourquoi est-ce que tu les écrivais ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je ne sais pas. À chaque fois je me disais, celle-ci je l’envoie, puis elle finissait par traîner au fond de ma poche. <|e|> <|s|> WILFRID. Te rends-tu compte que je ne savais jamais où tu étais ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Te dire quoi ? <|e|> <|s|> WILFRID. Pourquoi tu n’es pas venu me chercher pour m’amener avec toi ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Wilfrid… <|e|> <|s|> WILFRID. J’aurais tellement été fier de toi . Je t’aurais tellement défendu. À ceux qui m’auraient demandé de tes nouvelles j’aurais dit que mon père est un poète sur les grandes mers du monde, un passant, qui m’écrit des lettres de partout pour me raconter à quel point il a aimé ma mère. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Toutes ces lettres étaient si tristes, Wilfrid, pourquoi te les envoyer ? <|e|> <|s|> WILFRID. Mais pour que je puisse savoir ce que j’étais pour toi. Qui j’étais pour toi ? un fils, un inconnu ? un fils inconnu que tu as mis entre les mains de mes tantes qui ont passé mon enfance à me raconter toutes sortes d’insanités sur toi ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Wilfrid ! <|e|> <|s|> WILFRID. Qui j’étais pour toi ?? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je ne peux rien te raconter de plus que ce que ces lettres te racontent. <|e|> <|s|> WILFRID. Alors j’ai ouvert, lettre après lettre, pour trouver, pour comprendre ! Ma vie tout entière sortait des enveloppes, mes souvenirs, mon imagination, tout m’échappe et s’évapore. J’ai eu tout à coup le profond sentiment que je n’étais plus moi, qu’il y avait un autre Wilfrid et que ce Wilfrid-là, je pouvais presque le voir et le toucher. Toutes ces lettres que mon père m’avait écrites, qu’est-ce qu’elles étaient sinon la preuve que je n’ai jamais existé vraiment puisque ces lettres n’étaient pas adressées à moi, mais à un autre que moi, qui me ressemble beaucoup, qui a mon âge, qui s’appelle Wilfrid aussi et qui, par le plus grand des hasards, vit dans ma peau ? J’ai passé la nuit à lire ces lettres ; beaucoup parlaient de la terre, du pays, de l’enfance, toujours la mer, souvent la mer, avec ma mère. Parfois de la mort, souvent de l’amour… beaucoup d’amour. (Wilfrid ouvre une enveloppe.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 13. Amour <|e|> <|s|> JEANNE. Ismail. <|e|> <|s|> LE PÈRE ADULTE. Jeanne. <|e|> <|s|> JEANNE. La mort n’est rien puisqu’elle t’aura donné un fils. <|e|> <|s|> LE PÈRE ADULTE. Mais tu n’es plus là. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Tu n’es plus là. <|e|> <|s|> JEANNE. N’abandonne pas ton fils, Ismail. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je lui écris ! <|e|> <|s|> JEANNE. Des lettres que tu ne lui envoies pas. <|e|> <|s|> LE PÈRE ADULTE. Je ne peux pas le voir : le voir c’est te voir. <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Jeanne ! <|e|> <|s|> JEANNE. Ismail ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Oui, Jeanne. <|e|> <|s|> LE PÈRE ADULTE. Oui, Jeanne. <|e|> <|s|> JEANNE. C’est toi qui cours sur la plage ! Regarde, tu viens vers moi. <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Jeanne, je suis venu te voir au milieu du vent de la mer, pour te demander de m’épouser. Je t’aime, ne dis rien ! Je suis fou parce que je suis là avec toi, face à la mer, pour te dire mon amour, mon amitié, pour te dire mon amouritié. Ne réponds pas, ne dis rien. <|e|> <|s|> JEANNE. Regarde, Ismail, c’est nous deux au temps où nous voulions tout faire, être heureux, le bonheur à nos pieds ! Si tu avais pu deviner, si tu avais pu prévoir, la guerre, la douleur, la mort, m’aurais-tu aimée comme tu m’as aimée ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Oublie, Jeanne. Retourne dans mes bras, restes-y et oublie l’avenir. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 14. Solitude <|e|> <|s|> WILFRID. Qu’est-ce que tu faisais assis sur le banc quand on t’a trouvé mort ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. J’attendais que le jour se lève. <|e|> <|s|> WILFRID. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ? Pourquoi tu n’es pas venu sonner ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Tu n’étais pas là. Je t’ai attendu, puis, vers le début de la nuit, je t’ai vu arriver avec une fille. Je ne voulais pas te déranger. Je sais ce que c’est. <|e|> <|s|> WILFRID. Qu’est-ce que tu sais ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je sais ce que c’est que de rentrer avec une fille tard à la maison. Je suis mort, mais je ne suis pas con. <|e|> <|s|> WILFRID. Alors tu savais ce que j’étais en train de faire pendant que tu mourais… <|e|> <|s|> LE PÈRE. Quand on meurt, on ne sait plus rien, Wilfrid. Tu as déjà vu un chien se faire entraîner par un raz-de-marée ? Quand on meurt, on devient le chien, avec les yeux du chien, seul, au milieu d’une vague immense qui nous entraîne vers le large. Le large, c’est terrible lorsqu’il n’y a plus d’horizon, alors on chie et on pisse parce qu’il n’y a plus rien d’autre à faire que de chier et de pisser, comme un dernier geste de vie, pour laisser une trace avant de partir. <|e|> <|s|> WILFRID. À la morgue, ils disent que tu es mort d’une thrombose. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Qu’est-ce que je m’en fous maintenant, tu ne peux pas imaginer. (Wilfrid ouvre une enveloppe.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 15. Mère et fils <|e|> <|s|> JEANNE. Wilfrid… je suis à la recherche de la tombe de ton père. <|e|> <|s|> WILFRID. Maman ! <|e|> <|s|> JEANNE. Je ne retrouve pas la tombe. Pourtant, je suis certaine que c’était là. L’air de la mer est bon. Ton père est heureux d’être enterré dans son pays natal. <|e|> <|s|> WILFRID. Justement non ! Il n’est pas heureux, il est encore parmi les vivants et je ne sais pas comment faire ! Comment fait-on pour enterrer son père ? <|e|> <|s|> JEANNE. Wilfrid, ton père est un gardeur de troupeaux. <|e|> <|s|> WILFRID. Quoi ??! <|e|> <|s|> JEANNE. Ton père est un gardeur de troupeaux. (Wilfrid se réveille.) <|e|> <|s|> WILFRID. Je m’étais endormi sur ma lettre. Et la lettre que je tenais était une photo de mon père et de ma mère, au bord de la mer là-bas. Lorsque je me suis réveillé, j’avais cette phrase en tête : « Ton père est un gardeur de troupeaux. » J’avais ouvert toutes les lettres. La clarté du jour était là. J’étais devenu un orphelin et il n’y avait rien à comprendre sauf qu’il y a des événements qui restent à jamais cadenassés. Je suis retourné au salon funéraire. Il n’y avait personne. J’avais mis la veste qu’il avait quand on l’a retrouvé. Dans la poche intérieure, j’ai trouvé une autre lettre pour moi. Sa dernière. (Wilfrid ouvre l’enveloppe.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 16. Douleur et accouchement <|e|> <|s|> LE PÈRE. Wilfrid, quel âge as-tu ? Je ne me souviens plus… Ma mémoire est une forêt. Ta mère seule s’y promène. Elle foule de ses pas mon cerveau et, sans cesse, ravive le souvenir. Ma tête est pleine de feuilles mortes qui bruissent sous les pieds de ta mère morte. Je ne suis plus qu’un voyageur cheminant entre ce que j’oublie, et le craquement continu de mon cerveau. Comment la mort peut-elle donner la vie ? Ma mémoire est une forêt dont on abat les arbres. J’oublie. (Jeanne hurle.) <|e|> <|s|> LES TROIS PÈRES. Jeanne ! <|e|> <|s|> JEANNE. Je le sens dans mon ventre, je le sens. <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Sauvez-la ! <|e|> <|s|> UN MÉDECIN. Nous devons sacrifier l’enfant. <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Sacrifiez l’enfant. <|e|> <|s|> JEANNE. Non ! Gardez l’enfant, gardez l’enfant ! <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Allez-y, docteur ! <|e|> <|s|> JEANNE. Ismail, tu m’as promis. <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Oubliez l’enfant ! <|e|> <|s|> JEANNE. Non ! Ismail, tu m’as promis, tu m’as promis… <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Jeanne ! <|e|> <|s|> JEANNE. Ce sera lui, jamais moi… <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Oui, j’ai promis, j’ai promis, mais ce n’est pas possible ! <|e|> <|s|> JEANNE. Pour toi, pour moi, il sera nous deux, lui nous deux, sans lui plus de vie, plus rien, tu m’as promis, Ismail, tu m’as promis… <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Jeanne ! <|e|> <|s|> LE MÉDECIN. Décidez-vous ou on les perd tous les deux ! <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Je ne sais pas. <|e|> <|s|> JEANNE. Ismail, pense à moi… Pense à moi, ne pense pas à toi ! Oublie ta peine, oublie ton chagrin ! Sois fort, Ismail, sois fort ! <|e|> <|s|> LE MÉDECIN. Dites-le maintenant ! <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. L’enfant, l’enfant ! (Naissance de Wilfrid.) <|e|> <|s|> JEANNE. La vie, la vie hors de moi ! <|e|> <|s|> LE PÈRE JEUNE. Jeanne. <|e|> <|s|> JEANNE. La vie est là ! Comme la vie est belle. (Jeanne meurt.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Est-ce que j’ai bien fait, Wilfrid ? Cette question n’a pas cessé de me poursuivre. C’est une question très rapide, aucun train, aucun avion ne parvenait à la semer ; au bout du monde, dans les rues les plus sombres des villes les plus sombres, elle finissait toujours par me retrouver. Je ne sais plus si tout cela a bien existé, mais tu es là pour me rappeler que ma vie ne fut pas un songe, qu’il y a longtemps, j’ai posé un geste qui a taché mon être comme la tache de vin tache la blancheur de la nappe. Est-ce que j’ai bien fait ? La famille de ta mère dit que je suis un assassin. Ils ont peut-être raison. Quoi qu’il en soit, Wilfrid, je fus heureux dans ma terre natale. Dans ma terre natale j’ai aimé ta mère et, grâce à toi, grâce à ta mère, ma vie n’aura pas été entièrement gâchée. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 17. Requête (Wilfrid et le juge.) <|e|> <|s|> WILFRID. Ma requête est simple, monsieur le juge. Je demande la permission de rapatrier le corps de mon père. Il est vrai que mon père n’est pas un chef d’État ni une personnalité d’importance civile, mais pour moi, ce serait une façon de réconcilier les morts avec les vivants. Les vivants ont de la peine, mais les morts c’est important aussi. Les morts n’ont pas d’âge, vous savez, alors il faut les aider à trouver le repos. Mon père n’a pas vécu ici, son amour est là-bas, son bonheur est là-bas. Tout est prêt. J’irai au pays natal de mon père, jusqu’au village qui l’a vu naître, haut perché sur les montagnes, et je trouverai un lieu de repos pour son âme. Je peux partir dès ce soir, il ne manque que votre autorisation. Voilà. Je vous ai tout raconté. (Entre l’équipe de cinéma.) <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Wilfrid, sans le savoir, tu es sur le point de quitter les chemins pour te précipiter tête première dans le gouffre. <|e|> <|s|> WILFRID. Tu viens, papa ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Où va-t-on ? <|e|> <|s|> WILFRID. Je te remmène au pays. (Wilfrid quitte le juge.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR LÀ-BAS L'AUTEUR 18. L’aveugle qui lit en pleine nuit (Nuit. Voix d’une femme qui chante au loin.) <|e|> <|s|> WAZÂÂN. « Chante, déesse, la colère d’Achille le Péléide, la colère maudite qui causa mille souffrances aux Achéens, chez Hadès, au pays des morts, précipita maintes âmes vaillantes de héros et fit d’eux la proie des chiens et de tous les oiseaux… chante, déesse, le malheur du vieux Priam à genoux aux pieds d’Achille le Péléide, le suppliant pour qu’il lui remette la dépouille de son fils Hector ! » (La voix hurle :) « À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre ! » <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Et moi je suis l’aveugle qui lit en pleine nuit ! « Souviens-toi de ton père, Achille semblable aux Dieux, et écoute ma plainte. J’avais un fils, qui nous protégeait, nous et notre ville, hier tu l’as tué. C’était Hector. Et c’est pour lui que j’arrive aujourd’hui aux nefs des Achéens pour réclamer sa dépouille. Respecte les dieux, Achille, et de moi aie pitié et souviens-toi de ton père. » Tiens, on vient ! J’entends les pas du marcheur… Drôle de marcheur, son pas est fragile, léger, il vient de dépasser la fontaine du village, je l’entends gravir la montagne. Il trébuche même ! Il n’est pas très content ! Ce n’est pas le pas de Simone ! Un visiteur… Ou un voyageur perdu… Il approche. (Arrive Wilfrid suivi du père.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. La musique venait d’ici. <|e|> <|s|> WILFRID. Je sais que la voix venait d’ici, mais là il n’y a plus rien ! Je ne sais plus où on est, il fait noir comme dans le cul d’un ours et je suis fatigué, alors tu sais ce que tu vas faire, papa ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Quoi ? <|e|> <|s|> WILFRID. Tu vas faire le mort. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Si tu te mettais à ma place, tu comprendrais. <|e|> <|s|> WILFRID. Ce n’est pas à moi de comprendre, c’est à toi. Tu es mort, toi, tu peux bien t’en foutre, mais moi j’ai mal aux pieds, j’ai mal aux jambes et j’ai mal à la tête ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Qui es-tu ? <|e|> <|s|> WILFRID. Ah ! Bon Dieu ! je ne vous avais pas vu ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. C’est pourtant moi l’aveugle. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne vous avais pas vu tout de même. Dans cette noirceur. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Qui es-tu ? <|e|> <|s|> WILFRID. Je m’appelle Wilfrid. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. De quel village viens-tu ? <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne viens pas d’un village mais de loin. J’ai traversé un océan. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Qu’est-ce qui t’amène par ici ? <|e|> <|s|> WILFRID. Ça risque de vous sembler obscur. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. C’est bien, je serai en terrain connu. L’obscur, ça me connaît. Que veux-tu, Wilfrid ? Pardonne ma curiosité, mais on ne voit jamais d’étrangers par ici. <|e|> <|s|> WILFRID. Je suis étranger, mais mon père vient de ce village. Il s’appelle Ismail. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Raconte. <|e|> <|s|> WILFRID. Par où commencer… <|e|> <|s|> WAZÂÂN. C’est là toute la question. <|e|> <|s|> WILFRID. Comment vous appelez-vous ? <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Je suis Wazâân. <|e|> <|s|> WILFRID. Vous ne vous souvenez pas d’Ismail ? <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Ismail ?… non. <|e|> <|s|> WILFRID. De Jeanne alors, avec qui il était marié. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Montre-lui la photo ! <|e|> <|s|> WILFRID. Il est aveugle, papa ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Une fille du village ? <|e|> <|s|> WILFRID. Elle venait de la mer, mais ils ont habité quelque temps ici. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Peut-être. <|e|> <|s|> WILFRID. Elle était belle. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. C’est vague. Je ne vois que lorsque je touche. <|e|> <|s|> WILFRID. Le jour où le pays a été envahi, ils ont fui. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Beaucoup de gens ont fui alors. <|e|> <|s|> WILFRID. Oui, mais eux ont fui loin, jusqu’à l’extrémité du pays et plus loin encore, vers les pays éloignés !… Ils faisaient des promenades jusqu’à la mer ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Un homme et une femme… il y a si longtemps… <|e|> <|s|> LE PÈRE. Il se souvient ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Ils partaient tous les samedis dans leurs habits du dimanche. <|e|> <|s|> WILFRID. Vous vous souvenez ? <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Ismail et Jeanne ! Toi, tu es leur fils, celui qu’elle portait dans son ventre. <|e|> <|s|> WILFRID. Vous tremblez ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Une étoile lointaine s’est rapprochée de nous de quelques centimètres, pour nous dire que notre vie va changer ! Qu’es-tu venu faire ici, fils d’Ismail ? <|e|> <|s|> WILFRID. Mon père est mort il y a trois jours. Je suis venu pour l’enterrer dans son village natal et le réconcilier avec la vie. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. C’est un lourd tribut que tu t’es infligé là ! J’ai peur qu’il ne te devienne encore plus lourd. Il y a cinq jours, Saïd, un jeune homme, est mort. Pour enterrer son corps, on devra ouvrir le cercueil d’un mort et enterrer le mort avec le mort. <|e|> <|s|> WILFRID. Pourquoi ? <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Il n’y a plus de place. La voix hurle : « À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre ! » <|e|> <|s|> WILFRID. C’est quoi ça ?! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Simone qui hurle depuis cinq jours ! Et qui chante à tue-tête et qui met en colère tous les villageois. Tu arrives dans un drôle de pays, Wilfrid, ici, les gens sont amers, ils ne veulent plus rien entendre, ni musique ni chant, ni rien, les vieux sont vieux et ils veulent le calme, mais Simone hurle à pleins poumons, en pleine nuit, car Simone s’en fout, Simone est maigre, Simone est laide, Simone est seule, Simone est en colère et elle chante à fracasser les crânes. (On entend au loin un cri :) « À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre ! » <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Et elle crie ! Et les villageois sont en colère ! Ils arrivent d’ailleurs. Tu vas voir, ils sont assez folkloriques. Mais il ne faut pas leur en vouloir, ils ont beaucoup souffert pendant la guerre. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 19. Villageois (La voix hurle :) « Y a-t-il quelqu’un qui voudrait m’entendre dire me voici ? » (Arrive un groupe de villageois.) <|e|> <|s|> FARID. Wazâân ! Personne ne peut plus dormir. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Saïd est mort ! Qui peut encore dormir ! <|e|> <|s|> JOSEPH. Saïd est mon fils ! Je veux le deuil pour mon fils ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Saïd aimait Simone et Simone aimait Saïd. Pourquoi Saïd est mort ? Vous ne voulez toujours pas entendre. (La voix chante au loin.) <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Écoutez sa voix et vous comprendrez Simone. <|e|> <|s|> ANKIA. Une folle ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Folle de colère, oui ! <|e|> <|s|> JOSEPH. Wazâân, les morts exigent le silence pour sortir de leur tombe. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. C’est juste. <|e|> <|s|> JOSEPH. Si elle chante, Hamlal refusera d’ouvrir le cercueil de son propre fils, comment je ferai alors ? <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Ce sont des lois anciennes qui nous ont fait bien du tort. Mais tu as raison, ce sont nos lois et on doit les respecter ! Alors laissons les anciens respecter les lois anciennes et laissons Simone respecter sa jeunesse. <|e|> <|s|> ISSAM. Elle ne respecte rien. Elle cherche à consoler ce que l’on ne doit pas consoler. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Qui consolera Simone d’avoir perdu Saïd ? <|e|> <|s|> FARID. Elle revient ! (Arrive Simone.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 20. Simone <|e|> <|s|> SIMONE. La nuit dernière, il a plu. (Simone chante.) <|e|> <|s|> ISSAM. Arrête de chanter ! <|e|> <|s|> SIMONE. Je ne sais pas qui vous êtes, je ne suis pas vous. Ce n’est pas pour vous que je chante, jamais pour vous ! Vous êtes vieux et laids ! Je ne suis pas vous ! <|e|> <|s|> ISSAM. Qu’est-ce que tu espères ? Redonner vie aux morts ! C’est fini ! Tout est fini ! <|e|> <|s|> SIMONE. Il n’y a pas si longtemps pourtant, vous m’assuriez que la guerre était une chose mauvaise qui devait disparaître, se terminer justement pour que naisse enfin la liberté. Aujourd’hui, la guerre est terminée. Vous me dites encore ne chante pas, ne parle pas, ne rêve pas. Vous me dites tais-toi, Simone, tais-toi ! <|e|> <|s|> TOUS SAUF WAZÂÂN. Tais-toi ! <|e|> <|s|> SIMONE. Je vous insulterai longtemps encore, jusqu’à ce que vous fassiez silence. SILENCE ! Écoutez ma voix ! C’est la voix pour rappeler aux vivants les morts. (Simone chante.) <|e|> <|s|> FARID. Saïd est mort et toi tu chantes ? <|e|> <|s|> SIMONE. Je chante, oui ! Je hurle ! Qui a dit à Saïd : « Saïd, tu ne peux pas aimer une fille comme Simone » ? Qui a dit ça ? Qui lui a dit : « Saïd, tu aimes trop » ? Il ne savait pas ce que ça voulait dire « aimer trop », il ne savait pas ce que ça voulait dire « être loin de moi » ! « Puisque j’aime trop, alors je peux traverser le champ miné en courant », et il est parti comme un fou. « Saïd ! », j’ai hurlé, et lui courait ! Je voulais fermer les yeux, mais je les ai gardés ouverts pour rester avec lui jusqu’au bout, jusqu’au bout ! Arrivé au milieu du champ, il a explosé, feux, flammes et sang, comme un crachat lancé au visage cruel de sa vie ! (Simone chante.) <|e|> <|s|> FARID. Arrête de chanter ! <|e|> <|s|> SIMONE. Lâchez-moi ! Lâchez-moi !! (Issam gifle Simone.) <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Ça suffit ! Rentrez chez vous ! <|e|> <|s|> L'AUTEUR 21. Rencontre <|e|> <|s|> SIMONE. Wazâân, c’est vrai qu’il n’y a plus personne ! Que les arbres ! <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Dans les villages, en bas de la vallée, tu trouveras des fous comme toi. <|e|> <|s|> SIMONE. Non ! Depuis des mois j’envoie plein de messages, un vrai réseau. Plein de bouteilles jetées dans la rivière noire, celle qui descend jusqu’aux villages du bas. Jamais rien. Personne ne répond. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Tu cherches le miracle, Simone. <|e|> <|s|> SIMONE. On a tous besoin d’un miracle. Vous, les vieux, vous l’avez eu votre miracle, puisque vous avez connu le pays avant la guerre, moi je suis née dans les bombes, mais je suis sûre que la vie, ça peut être autre chose que des bombes. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Tu as envoyé des messages aujourd’hui ? <|e|> <|s|> SIMONE. Trois bouteilles jetées dans la rivière. Quatre messages hurlés. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Retourne à la falaise, Simone, et hurle que Wilfrid est revenu, hurle qu’Ismail est mort, hurle qu’Ismail a droit à un lieu de sépulture. Simone, la réponse que tu attendais est arrivée, mais tu ne l’entends pas, tu ne la vois pas, car elle arrive du côté d’où tu l’attendais le moins. Simone, voici Wilfrid. Wilfrid, voici Simone. Je crois que vous êtes aussi fous l’un que l’autre. <|e|> <|s|> SIMONE. Tu viens ? On va aller réveiller tout le monde. <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Hurlez fort pour que tout le monde entende. Criez que le miracle est arrivé et vous viendrez me raconter. (Wilfrid emporte le corps de son père et suit Simone.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 22. Clandestinité (Wilfrid et Simone transportent le père.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Wilfrid, je ne veux pas encombrer ta tête, mais je n’ai pas d’autres endroits où aller pour me réchauffer. Laisse-moi prendre toute la place dans ta vie, juste ce qu’il faut avant de me faire à l’idée de la mort. Maintenant que j’y suis, je ne peux qu’exprimer mon grand étonnement : je suis mort et je n’en reviens pas. (Ils déposent le corps.) <|e|> <|s|> SIMONE. Hurle avec moi : « Wilfrid est là ! » « Ismail est mort. »« Me voici. »« Me voici. »« Me voici. »« Le miracle est arrivé. » (Ils hurlent.) <|e|> <|s|> WILFRID. Regarde ! là-bas ! <|e|> <|s|> SIMONE. C’est le village du bas. <|e|> <|s|> WILFRID. Une lumière. <|e|> <|s|> SIMONE. Elle s’allume depuis quelques jours. <|e|> <|s|> WILFRID. Elle s’est éteinte. <|e|> <|s|> SIMONE. Elle s’éteint toujours. <|e|> <|s|> WILFRID. Demain, tu devrais aller voir. <|e|> <|s|> SIMONE. Demain, il faudra s’occuper du corps de ton père. Si la lumière est pour moi, elle sera encore là les nuits prochaines. <|e|> <|s|> WILFRID. On laisse le corps ici ? <|e|> <|s|> SIMONE. On va le transporter au cimetière. Après l’enterrement de Saïd, on leur parlera. Je vais te les présenter. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 23. Cimetière (Les villageois sont rassemblés autour de Wilfrid et Simone.) <|e|> <|s|> ISSAM. Alors comme ça tu veux l’enterrer ici ? <|e|> <|s|> ANKIA. Regarde ! Le cimetière est plein. Il n’y a plus aucune place ! <|e|> <|s|> SIMONE. Arrêtez ! Je ne peux pas croire qu’il n’y a pas un lieu, au bout d’un champ, au milieu d’un terrain abandonné, où on ne trouvera pas une place ! <|e|> <|s|> ISSAM. Elles sont réservées aux gens du village, pas aux étrangers ! <|e|> <|s|> SIMONE. Ce n’est pas un étranger ! Il est né ici. Vous l’avez connu ! <|e|> <|s|> ISSAM. Il a fui le pays. Il n’avait qu’à se faire enterrer là où il a fui. <|e|> <|s|> SIMONE. Vous n’avez pas le droit de refuser l’hospitalité aux morts ! <|e|> <|s|> JOSEPH. Allez voir Hakim. Il est riche, lui, il a une grande propriété. Si tu as de l’argent, il ne te refusera rien ! (Les villageois partent.) <|e|> <|s|> WILFRID. Qui est Hakim ? <|e|> <|s|> SIMONE. Un ancien chef de milice. Je n’aime pas cet homme. Mais tu n’as pas le choix. Il est très puissant ici. Il peut les obliger à accepter. <|e|> <|s|> WILFRID. Où est-ce que je peux le trouver ? <|e|> <|s|> SIMONE. Je vais t’accompagner. On ira à la tombée du jour. Il sera là. (Wilfrid et Simone se mettent en route.) <|e|> <|s|> SIMONE. Nous voici. Regarde, ils sont à table. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 24. Repas (Des bourgeois sont attablés. Ils mangent.) <|e|> <|s|> JAMIL. Monsieur, nous avons de la visite. <|e|> <|s|> HAKIM. Notre chanteuse ! À la bonne heure ! Et ce monsieur, c’est qui ? <|e|> <|s|> SIMONE. Wilfrid. Un ami. <|e|> <|s|> HAKIM. Un ami ! Jamil, deux chaises pour ces jeunes personnes ! <|e|> <|s|> JAMIL. Bien, monsieur. <|e|> <|s|> HAKIM. Où en étais-je ? <|e|> <|s|> MADAME HAKIM. Le gland. <|e|> <|s|> GHASSANE. Le gland, oui, le gland. <|e|> <|s|> HAKIM. Ah oui, le gland ! Donc, le gland fut dedans, le reste suivit et j’ai senti mes couilles venir battre contre les fesses de cette salope ! (Éclat de rire général.) Mon temps était passé, ça faisait bientôt deux heures que j’envulvais comme un cochon, mais je m’en foutais, j’avais de l’argent, j’en ai encore d’ailleurs, et je le lui ai dit : « Allez, au pas, au pas fillette, j’ai de l’argent et je m’en fous ! », d’ailleurs, pour m’en foutre, j’étais en position impeccable, je la maniais par les hanches et Han, Han, Han, je me suis mis à culeter plus fort, je sentais ma bitte se gonfler, encore quelques coups de reins, puis je lâchais dans son cul mon foutre bourgeois ! <|e|> <|s|> GHASSANE. Formidable ! Délicieux. <|e|> <|s|> HAKIM. Jamil, une autre bouteille. Alors les jeunes, et chez vous, comment ça se passe ? à l’envers ? à l’endroit ? par en avant, par en arrière ? <|e|> <|s|> SIMONE. Nous reviendrons demain, monsieur, quand vous aurez fini de fêter. <|e|> <|s|> HAKIM. Pas question ! Tu vas rester ici et tu vas nous chanter une petite chanson. <|e|> <|s|> SIMONE. Je ne suis pas venue pour chanter ! <|e|> <|s|> HAKIM. Restez assis ! Dites-moi ce qui nous vaut l’honneur de cette visite. <|e|> <|s|> SIMONE. Le père de Wilfrid est mort. Il s’appelait Ismail, vous l’avez peut-être connu, il habitait le village il y a longtemps. On nous a dit que vous pourriez nous aider ! <|e|> <|s|> HAKIM. Qui a dit ça ? <|e|> <|s|> SIMONE. Les villageois. <|e|> <|s|> HAKIM. Ils racontent toujours n’importe quoi, ceux-là ! <|e|> <|s|> MADAME HAKIM. C’est vrai ça, un jour… <|e|> <|s|> HAKIM. Oui, c’est ça, ta gueule, chérie, ta gueule ! Et vous êtes venus m’acheter un lieu de sépulture. <|e|> <|s|> WILFRID. C’est oui ou c’est non ? <|e|> <|s|> HAKIM. Le jeune homme est pressé… (Rire des autres.) C’est oui ! Gratuitement ! <|e|> <|s|> MADAME HAKIM. Comment ça, gratuitement ?… <|e|> <|s|> HAKIM. Ta gueule, chérie, ta gueule… Mais avant j’aimerais savoir ce que je vais enterrer dans mon jardin ! Je voudrais voir le corps. <|e|> <|s|> WILFRID. On va laisser faire et on va s’arranger ! <|e|> <|s|> HAKIM. Dans tout le village, ils s’entretuent pour sauvegarder le lieu où ils pourront se faire ensevelir, et tu veux t’arranger ! Ce matin ils ont enterré un gamin avec un autre gamin ! Une horreur ! Je te demande de voir le corps, c’est tout ! Je ne te demande pas un rond. (Rire des autres.) Où est-il ? <|e|> <|s|> WILFRID. Dehors ! <|e|> <|s|> HAKIM. Il y a un cadavre qui traîne devant ma porte ? C’est formidable ça ! Allez le chercher… Jamil, va les aider. (Le corps est porté devant Hakim.) <|e|> <|s|> TOUS SAUF WILFRID, SIMONE ET JAMIL. Quelle odeur ! <|e|> <|s|> HAKIM. Magnifique ! Honorons cette maison : dansons avec le mort ! <|e|> <|s|> SIMONE. Vous êtes ivre ! Vous ne savez pas ce que vous faites ! <|e|> <|s|> HAKIM. Dansez, mes amis, dansez ! Faites-le boire ! Il l’a bien mérité ! (Ils dansent avec le mort.) <|e|> <|s|> HAKIM. Ça me fait penser à l’histoire d’un ami qui est mort d’une façon horrible. Il avait été capturé par l’ennemi avec sa petite fille de huit ans, ils l’ont foutu à poil, lui ont graissé le trou du cul et l’ont assis sur un long pal en bois. Ils l’ont enculé lentement, si lentement avec le bout du pal que, bien malgré lui, il s’est mis à bander, excité à se faire péter les couilles… (Il rit.) Alors, ils ont hissé le corps de sa fillette, ils lui ont écarté les jambes et ils te l’ont empalée sur la bitte de son père ! Comme elle gigotait comme une damnée en hurlant, son père, lui, glissait le long du pal en râlant. À la fin, un des soldats, pris de pitié, leur a tiré une balle dans la tête au moment où il éjaculait dans le cul de sa petite fille. <|e|> <|s|> WILFRID. Arrêtez !!! (Wilfrid hurle. Le chevalier Guiromelan apparaît.) (Il décapite Hakim.) (Wilfrid et Simone emportent le corps et s’enfuient.) <|e|> <|s|> WILFRID. On était où, Simone ? Je sens que je vais tuer ! Je vais tuer quelqu’un ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Calme-toi, Wilfrid ! <|e|> <|s|> WILFRID. Que personne ne me dise de me calmer, là ! O.K. ? Je n’ai aucune envie de me calmer, O.K. ? Je n’ai aucune envie et je n’ai aucune raison de me calmer, O.K. ? Si tu me dis encore une fois de me calmer, papa, je te tue à nouveau. Je ne veux pas me calmer, je ne veux surtout pas me calmer, je veux… je veux… je ne sais pas ce que je veux. Je capote, bordel, je capote ! Qu’est-ce qu’on va faire, Simone ? (Chez Wazâan.) <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Écoute ce que dit l’étoile, ce que te dit ton âpre étoile. <|e|> <|s|> WILFRID. Qu’est-ce qu’elle dit ? <|e|> <|s|> WAZÂÂN. Avancer toujours, même si on n’y croit plus. Avancer malgré la perte du but, avancer malgré la raison qui nous fige, nous immobilise, malgré la futilité que l’on découvre même dans ce qu’avancer veut bien signifier. Avancer même si on a perdu toute fierté, toute capacité à espérer. Avancer. Je n’ai jamais vu la nuit, mais on dit d’elle qu’elle est obscure. Alors partez, partez tous les deux, partez avant le jour. Au matin je leur dirai que la fille qui chantait est partie, je leur dirai que le jeune homme qui est revenu vers sa terre d’origine est reparti. Je les maudirai, je leur dirai : Écoutez la colère de la jeunesse qui fera de vous les vaincus des vaincus. La jeunesse est en colère contre vous. Elle part et avec elle le soleil. Simone, Wilfrid, emportez le corps et partez avant le jour, au matin je leur dirai que le malheur vient de s’abattre sur le village. <|e|> <|s|> SIMONE. Wazâân, cet air que je chante te dira mieux que mes mots mon amitié. (Elle chante.) <|e|> <|s|> WILFRID. Simone, la lumière du village du bas s’est encore allumée puis éteinte. <|e|> <|s|> SIMONE. À l’aube nous serons à la croisée des chemins. La lumière sera peut-être là. (Ils partent.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR L’AUTRE 25. La croisée des chemins (L’aube. À la croisée des chemins. Un homme jeune est là.) <|e|> <|s|> AMÉ. C’est toi la fille qui chante ? <|e|> <|s|> SIMONE. C’est moi. C’est toi qui allumes la lumière ? <|e|> <|s|> AMÉ. C’est moi. <|e|> <|s|> SIMONE. Comment tu t’appelles ? <|e|> <|s|> AMÉ. Amé. Depuis des nuits toutes les nuits j’entends tes appels. Parfois, aussi, je trouve des bouteilles dans lesquelles il y a des papiers. Des messages. Et tout ça parle de la croisée des chemins. Qu’à la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre. Alors depuis des jours, je viens ici, à la croisée des chemins. Je veux savoir. <|e|> <|s|> SIMONE. Je m’appelle Simone. Voici Wilfrid. <|e|> <|s|> AMÉ. Que veux-tu ? <|e|> <|s|> SIMONE. Je ne sais pas. J’en ai marre. T’en as pas marre, toi ? <|e|> <|s|> AMÉ. Qu’est-ce que tu veux faire ? <|e|> <|s|> SIMONE. Partir ! <|e|> <|s|> AMÉ. Partir pour où ? <|e|> <|s|> SIMONE. N’importe où ! Hurler des phrases plein les vallées, poser des bombes ! <|e|> <|s|> AMÉ. Pendant la guerre, je posais des bombes ! <|e|> <|s|> SIMONE. La bombe que je veux poser est plus terrible que la plus terrible des bombes qui a explosé dans ce pays. <|e|> <|s|> AMÉ. On en posera dans les autobus, dans les restaurants… <|e|> <|s|> SIMONE. Non ! Cette bombe ne peut exploser que dans un seul lieu. Dans la tête des gens. <|e|> <|s|> AMÉ. Qu’est-ce que tu veux dire ? <|e|> <|s|> SIMONE. On va aller raconter des histoires. Tout ce qu’ils veulent nous faire oublier, on va l’inventer, le raconter ! Ils seront obligés de nous arracher le visage ! <|e|> <|s|> AMÉ. Quel genre d’histoires ? <|e|> <|s|> SIMONE. La tienne, la mienne. Le silence de chacun. <|e|> <|s|> AMÉ. Ils s’en foutent des histoires ! Ils disent : trop d’histoires, plus d’histoire. On va tout faire sauter plutôt ! <|e|> <|s|> SIMONE. Moi je m’en vais. Je vais aider Wilfrid à trouver un endroit pour enterrer son père, puis je chercherai comment raconter ce qui s’est passé. Tu viens ? <|e|> <|s|> AMÉ. Je viens. <|e|> <|s|> SIMONE. Tes parents ? <|e|> <|s|> AMÉ. Morts. <|e|> <|s|> SIMONE. Allons-y. <|e|> <|s|> AMÉ. Non, pas par là. <|e|> <|s|> SIMONE. Oui, allons à ton village ! Trouvons un endroit pour enterrer le corps. <|e|> <|s|> AMÉ. Oubliez le village, les morts y ont pris toutes les places. Enterrons-le ici. Dans le fossé. <|e|> <|s|> WILFRID. Écoute, je comprends, moi aussi je suis tenté de le balancer dans la première poubelle venue, mais si je l’ai transporté de si loin, c’est pour lui trouver un lieu décent. <|e|> <|s|> AMÉ. Il n’y a plus un seul lieu décent dans tout le pays. On voit bien que tu n’es plus d’ici, sinon tu ne ferais pas le riche, ton père pue et il faut l’enterrer, c’est tout ! <|e|> <|s|> WILFRID. Je n’enterrerai pas mon père n’importe où : c’est tout ! <|e|> <|s|> AMÉ. Bon. Salut, je vous laisse avec vos histoires de cadavres. <|e|> <|s|> SIMONE. Attends, ne t’en va pas, suis-moi, on va trouver un lieu paisible pour enterrer ce père et nous poursuivrons notre route. Un lieu paisible, on en trouvera un au prochain village, celui qui est au bas de la vallée, mais pas ici. <|e|> <|s|> AMÉ. Je ne retournerai plus dans aucun village, si ce n’est pour tuer tout le monde. Tout le monde. Ce cadavre-là, je le regarde et je vois tous ceux-là qui ne perdent rien pour attendre. Je te le dis, les ennemis ce sont nos parents, alors on devrait plus retourner dans aucun village, rien ! Les parents, on devrait les éventrer, laisser leurs corps pourrir au soleil et nous en aller partout pour tout faire sauter, tout casser, tout brûler. On les rassemblera le long d’un grand mur, on les alignera et on leur hurlera ! On leur dira que le mal qu’ils nous ont fait est plus grand que le meurtre, on leur dira qu’ils nous ont pris l’irremplaçable, qu’ils ont tué les visions de notre jeunesse, de nos plus chers miracles. On leur dira qu’ils nous ont pris nos compagnons de jeu et qu’en leur mémoire on déposera sur leurs tombes une couronne faite de leurs crânes décharnés. Puis, sur eux, sur nos parents, on lèvera nos armes, et sans remords : TaTaTaTaTaTaTaTaTaTaTaTa TaTaTaTaTaTa ! <|e|> <|s|> SIMONE. Amé, regarde ! Nous sommes tous les deux ici. Depuis des nuits je rêvais à ce jour où nous nous rencontrerions. Ce jour est enfin arrivé, alors faisons-lui confiance et ne nous disputons pas. Wilfrid a raison de vouloir un lieu calme pour enterrer le corps de son père. Aide-moi à l’aider et partons ! Peu importe le reste, puisque toutes les nuits tu allumais ta lumière à l’appel de ma voix et qu’aujourd’hui tu es là. Fais confiance, Amé, et reste avec moi. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 26. Décomposition (Route. Chaleur.) <|e|> <|s|> WILFRID. Chevalier Guiromelan, aide-moi. C’est trop lourd. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Wilfrid, tu me demandes de te secourir pour des choses contre lesquelles je ne peux rien. <|e|> <|s|> WILFRID. Tu m’as promis pourtant, rappelle-toi, rien n’est plus fort que le rêve qui nous lie à jamais ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Que veux-tu que je fasse ? Tu transportes ton père et moi, pauvre rêve, j’erre toujours, je ne peux rien soutenir, rien supporter, rien ! <|e|> <|s|> WILFRID. À quoi tu sers alors si tu n’es pas capable de changer le monde ? <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Arthur, mon roi, m’a dit de ne jamais croire à la mort, que la véritable mort n’existe que dans la tête des désespérés, moi je ne désespère pas. Je suis un chevalier, par Dieu, et je garderai ma dignité, je ne plierai pas la tête, je resterai là, à être ce que je suis, l’invisible frère pour un être visible. <|e|> <|s|> WILFRID. Amé, tu ne veux pas le transporter ? <|e|> <|s|> AMÉ. Je ne toucherai jamais à ton cadavre. <|e|> <|s|> SIMONE. On va s’arrêter là. (Ils se posent.) <|e|> <|s|> SIMONE. Ça descend longtemps comme ça ? <|e|> <|s|> AMÉ. Jusqu’au fond de la vallée. On y sera demain. (Le père s’enduit le visage d’une matière verte.) <|e|> <|s|> WILFRID. Papa, qu’est-ce que tu fais ?! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Rien, je pourris ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Qu’est-ce que tu veux qu’un mort fasse d’autre que pourrir lorsqu’il est au soleil depuis cinq jours ? <|e|> <|s|> WILFRID. Attends ! Je vais te verser mon après-rasage… (Wilfrid vide un flacon d’eau de Cologne sur la tête de son père.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Ça va me brûler le visage ! <|e|> <|s|> WILFRID. Fais le mort, je te dis, le soleil se couche, alors dors et ferme ta gueule ! (Wilfrid s’assoit.) (Nuit.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Wilfrid, le temps est une drôle de bête ! Quand on est petit, on nous renseigne si peu sur l’existence que l’on passe le reste de notre vie à essayer de saisir ce qu’enfant nous n’aurions eu aucune difficulté à comprendre. Oh !! Une souris ! Petit, petit, petit, viens ici, petite souris ! Wilfrid, regarde, la souris est vivante. Viens ici, souris, mange-moi le doigt, le foie, la rate ! Oh, toutes ces choses vivantes autour de moi, qui respirent, qui grandissent, qui vieillissent ! Et moi, mort, je répands une odeur à faire frémir les étoiles. Qui frémissent d’ailleurs, qui frémissent ! <|e|> <|s|> SIMONE. Écoutez ! C’est le calme, le grand calme de la vallée. C’est l’heure ! (Elle hurle.) « L’heure est venue de faire ce seul, unique effort ! »« Me voici. »« Me voici. »« À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre ! » (Simone chante. Un instrument lui répond.) <|e|> <|s|> SIMONE. Vous entendez ? <|e|> <|s|> WILFRID. Un tambour. (Simone chante. L’instrument lui répond.) <|e|> <|s|> SIMONE. Je chanterai tout le temps et l’autre là-bas répondra. Nos musiques comme repères, nous nous retrouverons. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 27. Sabbé (Sabbé rit aux éclats.) <|e|> <|s|> SABBÉ. C’est toi la fille qui chante ? <|e|> <|s|> SIMONE. Oui. (Sabbé rit.) <|e|> <|s|> SABBÉ. Je m’attendais à voir apparaître une grosse ! (Sabbé rit.) Je m’appelle Sabbé. Je vous ai vus arriver de loin. <|e|> <|s|> AMÉ. Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu es ici ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Pourquoi je suis ici et pas ailleurs ! Pas mort, pas né, né ailleurs, autre pays, autre époque, autre temps, autre forme, animale, végétale, minérale, pourquoi je suis qui je suis ? Vaste question, tu ratisses large ! Si je suis ici, c’est parce que je ne suis pas ailleurs. Explication boiteuse mais je n’ai rien de mieux à t’offrir étant donné l’époque, triste époque. Mais dites-moi, ça pue par ici. <|e|> <|s|> SIMONE. On transporte le cadavre d’un homme pour lequel on cherche un lieu de sépulture ; tu pourrais peut-être nous aider. (Sabbé rit.) <|e|> <|s|> SABBÉ. Il y a deux nuits, j’ai réussi à m’endormir et j’ai fait un rêve grotesque. J’étais avec quelques personnes dans un lieu étrange ; une de ces personnes traînait avec elle un cadavre, mais un cadavre qui parlait, un cadavre qui faisait le mort… nous étions dans un lieu clos, un lieu vaste… confiné au pied d’un grand mur, et dans le noir il y avait du monde, du monde assis, qui nous regardait. <|e|> <|s|> SIMONE. Je m’appelle Simone. <|e|> <|s|> SABBÉ. Voilà bien longtemps que je réponds à tous tes messages. Au village où j’habite, il y a des gens qui parlent de toi, qui disent que tu es laide, que tu es grosse, que tu es bête et méchante. Alors moi j’ai fini par t’imaginer une de ces gueules ! Les gens me disaient encore que tu étais une vicieuse parce que tu chantes à tue-tête. Alors moi, pas con, je me suis trouvé un instrument pour accompagner ta voix. Et les gens me l’ont répété : la fille du haut avec sa voix, elle perd les gens ! Je disais oui et je rigolais tout bas, parce que je savais qui tu étais, la nuit me l’a montré, je t’ai devinée à travers tes bouteilles, tes cris, ta voix qui me parvenait lointaine, lointaine ! <|e|> <|s|> SIMONE. Est-ce que tu veux partir ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Partir ! C’est un mot étrange, partir. Ce pays est devenu une vraie farce, tout le monde veut partir. Tout le monde. Et toi, tu cherches un lieu où enterrer ton père. <|e|> <|s|> WILFRID. Et j’imagine qu’il n’y a plus de place dans ton village ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Ici, tous les villages se ressemblent. <|e|> <|s|> SIMONE. Alors il vaut mieux partir. <|e|> <|s|> AMÉ. Il vaut mieux, oui, ne traînons pas et foutons le camp. <|e|> <|s|> SIMONE. Sabbé, veux-tu venir avec nous ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Je ne sais pas. Peut-être, pour quoi faire ? <|e|> <|s|> SIMONE. Pour savoir ce qui s’est passé ! Tu ne veux pas savoir, toi ? Comprendre qui a tué qui ? Qui a tiré sur qui ? Quand ? Combien ? Comment ? Comment ils ont frappé, pourquoi ils ont égorgé ? Pourquoi les hommes ont pleuré ? Et mon père agenouillé devant la maison brûlée ? Pourquoi ils l’ont tué ? Pourquoi trois balles dans la tête ? Et ma mère, comment ils l’ont pendue ? Mon frère, comment ils l’ont jeté aux chiens, aux oiseaux ? Et ma sœur, combien ils l’ont violée ? Puis brûlée ? Et Saïd, comment il a explosé ? Tu ne veux pas ? Tu ne veux pas savoir pourquoi ? Viens ! Tu raconteras. (Silence.) <|e|> <|s|> SABBÉ. J’ai une histoire très drôle moi aussi, vous verrez, vous rigolerez. Seulement faisons un petit détour par le village du bas de la vallée. J’ai un ami que je n’ai jamais vu ! Toutes les nuits on rigole ensemble. Je l’entends rigoler, alors moi je rigole. Il m’écoute rigoler, puis il rigole. Je crois qu’il serait déçu que je parte sans rien lui dire. <|e|> <|s|> AMÉ. Après, nous devrons grimper l’autre versant de la montagne. <|e|> <|s|> SABBÉ. On dit que du sommet on peut voir la mer. <|e|> <|s|> AMÉ. Tu viens, Wilfrid ? <|e|> <|s|> WILFRID. J’arrive. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 28. Promesse (Wilfrid est seul.) (Il s’adresse à ce qu’il peut.) <|e|> <|s|> WILFRID. O.K. Je vais être clair ! Je sais que je n’ai jamais cru en l’existence de quoi que ce soit qui est quelque part là-haut ou en bas ou quelque part. Et ce n’est pas parce que je dis ce que je dis que je crois ! Je ne crois pas. Je ne crois pas. Mais au cas où ! Au cas où il y aurait quelqu’un, je voudrais lui dire de faire quelque chose pour moi, de le faire puis de le faire vite. Je le dis en toute bonne foi. Si jamais il y a quelqu’un en haut, si jamais quelqu’un m’écoute, j’aimerais bien qu’il m’arrive quelque chose de facile, j’aimerais bien ! Je suis même prêt à m’engager contractuellement. Moi, je promets, je promets que quoi qu’il arrive, je n’enterrerai pas mon père n’importe où. Je promets que je ne me laisserai pas aller au désespoir et je n’expédierai pas l’affaire en deux temps trois mouvements. J’attendrai, quitte à ce que son corps s’effrite entre mes mains, je promets à je ne sais pas qui, à celui-là que je ne sais même pas s’il existe, que je traînerai les restes de mon père en un lieu propice et reposant pour son âme, mais en retour, en retour, je veux savoir ce que je suis venu faire sur la terre ! Je veux connaître les dessous de toute l’affaire ! Est-ce que c’est clair ? Et je ne tolérerai pas de réponse évasive, je veux une réponse au-dessus de tout soupçon, est-ce que c’est clair ? Pour moi c’est très clair ! <|e|> <|s|> L'AUTEUR 29. Répétition (Une forêt dense.) <|e|> <|s|> SIMONE. Tu es sûr qu’il y a un village par ici, Sabbé ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Toutes les nuits, les rires venaient par là. <|e|> <|s|> AMÉ. Il n’y a rien du tout par là ! Il n’y a même plus de chemin ! <|e|> <|s|> SABBÉ. Il y a la rivière. J’ai connu beaucoup de villages sans chemin. <|e|> <|s|> AMÉ. Je m’en fous, ce que je sais c’est qu’il n’y a pas de village par ici. <|e|> <|s|> SABBÉ. Alors il ne vit pas dans un village. <|e|> <|s|> SIMONE. Attendons la nuit. <|e|> <|s|> AMÉ. Toi, je sens qu’on va finir par se taper dessus. <|e|> <|s|> SABBÉ. Moi, j’aime bien qu’on me tape dessus. <|e|> <|s|> AMÉ. Eh bien, moi j’aime bien taper. <|e|> <|s|> SABBÉ. Quel couple on va faire ! <|e|> <|s|> SIMONE. Sabbé, on veut aller vers les grandes villes, on ne veut pas se perdre dans la forêt. On veut aller sur les grandes places et raconter aux gens nos histoires. <|e|> <|s|> SABBÉ. Je ne sais pas. Peut-être. <|e|> <|s|> AMÉ. Peut-être quoi ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Peut-être que nous avons autre chose à faire avant. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Comme peut-être me trouver une place. <|e|> <|s|> WILFRID. Peut-être, oui, comme peut-être trouver une place pour mon père. <|e|> <|s|> SIMONE. Si cette nuit ton ami ne répond pas à nos appels, Sabbé, demain matin, nous irons sous le premier arbre, nous poserons le cadavre là et nous poursuivrons vers la mer. <|e|> <|s|> WILFRID. Pour ce qui est du premier arbre, on verra. <|e|> <|s|> SABBÉ. Bonne idée, on verra. <|e|> <|s|> SIMONE. En attendant, trouvons comment raconter nos histoires devant du monde. <|e|> <|s|> AMÉ. Comment. <|e|> <|s|> SIMONE. Voici une grande place. On arrive, on s’avance et on raconte. Essayons. <|e|> <|s|> AMÉ. Comment ? <|e|> <|s|> SIMONE. Imagine que nous sommes devant du monde. <|e|> <|s|> AMÉ. Il n’y a personne. <|e|> <|s|> SABBÉ. Imagine. <|e|> <|s|> AMÉ. Quoi ça, imagine. <|e|> <|s|> WILFRID. Oui : imagine, imagine, ce n’est pas compliqué ! Prends moi : je regarde le cadavre de mon père et j’imagine qu’il parle. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Tu t’appelles Amé, n’est-ce pas ? <|e|> <|s|> AMÉ. Je m’appelle Amé et je viens du village bleu. <|e|> <|s|> LE PÈRE. J’ai bien connu le village bleu. Enfant, j’allais y jouer. Peut-être ai-je connu ton père. Comment s’appelle ton père ? <|e|> <|s|> AMÉ. Mon père est mort. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Moi aussi je suis mort ! À part les odeurs, il n’y a pas beaucoup d’inconvénients. Je suis toujours là, je parle toujours, je donne mon avis. AMÉ. Oui, mais lui, mon père, il est mort et si jamais il traîne encore à droite à gauche comme vous traînez encore à droite à gauche, je ne crois pas qu’il voudra me voir. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Pourquoi ? <|e|> <|s|> AMÉ. Parce que c’est moi qui l’ai tué. (Silence.) Oui. Je l’ai tué. Mon père. Dans le noir je l’ai tué. (Silence.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Mais pourquoi l’as-tu tué ? <|e|> <|s|> AMÉ. Parce que je ne l’ai pas reconnu. Je n’ai pas reconnu le visage de mon père. Je revenais du combat, j’avais passé ma nuit à me lever au beau milieu des combats pour hurler : « Je suis Amé, c’est moi ! » Les hommes étaient fiers d’être abattus par moi ; je les égorgeais au corps à corps, les yeux dans les yeux, je les débarrassais de leurs armes, je leur ôtais leurs chaussures et je jetais leurs cadavres aux chiens. Je rentrais dans la nuit finissante ; arrivé à la croisée des chemins, j’ai vu un homme encagoulé ; il a fait un pas vers moi, en levant un bras. J’ai tiré. Je me suis lancé, couteau à la main, dans la gorge, puis dans le flanc et pour finir trois coups au cœur ! J’ai déchiré ses habits, coupé son sexe, l’ai lancé aux oiseaux, j’ai mutilé son visage et je suis parti. Arrivé au village, on a couru vers moi, vite, vite, on a couru vers moi pour me raconter, me dire, que le corps de mon père venait tout juste d’être retrouvé par un berger qui rentrait avec ses moutons. Le corps était là ! J’ai reconnu mes gestes, mes coups et j’ai regardé, et j’ai compris ! Ma mère de loin m’a vu et à ma vue elle s’est mise à hurler, à pleurer, elle s’est mise à courir, folle, sourde aux appels : « Où vas-tu, où vas-tu ! » Mais rien ! Que le vent ! Elle s’est précipitée vers le gouffre et elle s’y est lancée. « Maman ! Maman ! » j’ai hurlé, comme je n’avais encore jamais hurlé ! Et puis le noir depuis, même en plein jour, même en plein jour ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je ressens le temps avec une immense douleur. Dieu m’a créé pour être un enfant, et m’a laissé enfant toute ma vie. Wilfrid, je frémis à l’idée toute simple qu’un jour tu puisses ne plus avoir besoin de moi. Ne m’oublie pas, Wilfrid, ne m’oublie pas. <|e|> <|s|> AMÉ. La voilà mon histoire, Simone. À quoi cela servira-t-il que j’aille raconter une histoire pareille à du monde assemblé qui sera venu pour l’écouter ? <|e|> <|s|> SIMONE. Pour ne pas oublier les noms, Amé… <|e|> <|s|> AMÉ. Mais personne n’a besoin de se souvenir du nom de mon père, du nom de ma mère. De mon nom à moi. On devrait le piétiner, l’oublier, le brûler, mon nom ! (Un rire au loin.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 30. Dérapage et rigolade <|e|> <|s|> SIMONE. Écoutez ! <|e|> <|s|> SABBÉ. C’est lui ! <|e|> <|s|> WILFRID. Qui lui ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Mon ami. <|e|> <|s|> SIMONE. Un ami que tu n’as jamais vu. <|e|> <|s|> SABBÉ. Les amis inconnus sont les plus beaux. (Le rire retentit de nouveau au loin.) (Sabbé lui répond.) (Le rire lui répond.) <|e|> <|s|> SIMONE. Il t’a entendu. <|e|> <|s|> SABBÉ. Rions ensemble, tous ensemble ! (Ils rient ensemble.) (Rien. Ils rient de nouveau. Rien.) <|e|> <|s|> WILFRID. Il ne répond plus. <|e|> <|s|> SIMONE. Il a peut-être peur ! <|e|> <|s|> SABBÉ. Peur de quoi ? Essayons encore ! (Ils rient ensemble.) (Rien. Sabbé rit seul. Le rire lui répond.) (Sabbé rit tout seul. Le rire lui répond.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 31. Massi (Massi sourit.) <|e|> <|s|> MASSI. Je m’appelle Massi. Il y a par ici de vieux paysans qui ont parti une rumeur à propos d’une jeune fille qui, grâce à sa voix, pouvait vous changer en statue de sel. On parle d’elle comme d’une sorcière se promenant à travers la forêt. Vous imaginez leur tête quand ils vous ont entendus ? Le chant avec ses rires ?… <|e|> <|s|> SIMONE. Voici Sabbé avec qui tu rigolais toutes les nuits. (Massi rit. Sabbé rit. Ils se reconnaissent. Ils s’enlacent.) <|e|> <|s|> MASSI. À chaque fois que j’entendais ton rire se répandre au fond de la vallée pour venir me saluer, les étoiles devenaient plus visibles, plus lisibles. J’entendais le rire d’un ami dont je ne connaissais rien et ça me faisait bien plaisir. Je suis content aujourd’hui de voir ton visage. J’ai apporté avec moi de quoi manger. (Ils s’installent et mangent.) <|e|> <|s|> SABBÉ. Vous savez comment on appelle ceux qui mangent le même pain ? <|e|> <|s|> WILFRID. Comment ? <|e|> <|s|> SABBÉ. Des « Copains ». (Sabbé rit.) <|e|> <|s|> MASSI. Où allez-vous ? <|e|> <|s|> SIMONE. Vers la mer, pour remonter de ville en ville. <|e|> <|s|> MASSI. Je vous suivrais bien. <|e|> <|s|> SABBÉ. Qu’est-ce qui te retient ? <|e|> <|s|> MASSI. Rien. <|e|> <|s|> SIMONE. Tes parents, tes amis ? <|e|> <|s|> MASSI. Amis disparus, mère partie et père inconnu. Rien ! <|e|> <|s|> SABBÉ. On veut raconter ce qui s’est passé. Chacun son histoire. Tu veux ? <|e|> <|s|> MASSI. Je veux. (Sabbé rit. Massi rit. Sabbé rit. Massi rit. Sabbé rit. Massi rit.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 32. Isolement <|e|> <|s|> WILFRID. Et moi, quelle histoire je pourrais raconter sinon celle des silences que tu m’as légués ? Ils sont pleins de mots pleins et moi vide de mots vides ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Ils ont vécu la guerre. <|e|> <|s|> WILFRID. Je les envie sincèrement d’avoir vécu la guerre si tu veux savoir ! Ça donne un sens pour parler au monde. Mais moi, on s’en fout ! Un type va enterrer son père ! So what ! Chevalier Guiromelan, heureusement qu’il est tombé malade le roi Arthur, sinon ton histoire serait assez plate ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je suis chevalier par Dieu… <|e|> <|s|> WILFRID. Ta gueule ! Va-t’en, chevalier, je ne crois plus au film, je ne crois plus à rien. Ne prends pas ça personnel, mais je commence à être fatigué de traîner un rêve avec moi pour me sentir moins seul ! C’est pathétique ! Je ne suis même pas foutu d’enterrer mon père décemment et ça c’est à cause de toi. Tu es toujours à rôder autour de ma vie, autour de mes nuits, autour de mon corps, de mon esprit. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Wilfrid, je suis un chevalier devant Dieu… <|e|> <|s|> WILFRID. Ta gueule ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Et je fus envoyé ici par Morgane pour subir l’enfer de l’âme… <|e|> <|s|> WILFRID. Mais ferme ta gueule… <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Mais mon cœur est un diamant et je ne plierai pas devant les imbéciles, devant les blêteux, l’hébété, l’inepte et le sot ! Je ne partirai pas de ton rêve, je ne ferai pas de toi un être froid et rustre, tu continueras à délirer malgré toi, tu continueras à rêver, tu continueras à divaguer, tu continueras malgré toi et si tu refuses, tu meurs. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne te crois pas ! Tu n’existes pas ! Et si tu n’avais pas existé, je serais plus heureux aujourd’hui ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Et tu serais enfoncé dans ton quotidien, sexe en avant, dans la confusion des corps à jeter dans le ventre d’une autre ton essence de petit satisfait ! Honte ! Je suis chevalier par Dieu et je n’ai pas envahi l’âme d’un scélérat ! D’un de ceux qui, confortables, sont embusqués en arrière et vivent leur bonheur aux dépens du sang des autres ! Arrière ! (Le chevalier tue Wilfrid.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 33. Putréfaction (Matin.) <|e|> <|s|> SIMONE. On continue ? <|e|> <|s|> WILFRID. Non, on ne continue pas. Nous devons laisser le corps là ! Je suis épuisé, vraiment. On va s’arrêter ici. On va creuser un trou, ici, et c’est tout. On va déposer le cadavre et je vais rentrer chez moi ! <|e|> <|s|> SABBÉ. Tu peux creuser si tu veux, mais tu risques de creuser pour rien. Il est hors de question qu’il soit enterré ici. Ça ne veut rien dire pour personne ici. <|e|> <|s|> WILFRID. Qu’est-ce que ça peut bien te foutre que je veuille l’enterrer ici ? <|e|> <|s|> AMÉ. Je vais t’aider. Ne les écoute pas. <|e|> <|s|> SABBÉ. Le simple fait de poser cette question prouve que tu seras incapable d’en comprendre la réponse ! Par contre, ce que je peux te promettre, Wilfrid, c’est qu’à la première nuit, je reviendrai le déterrer et je l’emporterai vers un lieu qui ait un sens. <|e|> <|s|> AMÉ. Wilfrid, ne parle pas, creuse ! <|e|> <|s|> SIMONE. Ce cadavre est en effet le cadavre de ton père et tu peux décider de l’enterrer où il te plaira. Mais réfléchis : nous tous ici n’avons plus nos parents. <|e|> <|s|> WILFRID. Je ne vois pas ça comme ça ! <|e|> <|s|> MASSI. On ne peut pas voir ça autrement. <|e|> <|s|> WILFRID. Nous ne trouverons jamais. Avant de devenir fous, enterrons-le ici. <|e|> <|s|> SIMONE. Non ! Pas ici. <|e|> <|s|> AMÉ. Ici ou ailleurs c’est pareil. <|e|> <|s|> SIMONE. Non, pas pareil. <|e|> <|s|> AMÉ. Mais ça ne changera rien ! <|e|> <|s|> SIMONE. Si. Ça change. <|e|> <|s|> WILFRID. En quoi ça change ? <|e|> <|s|> SIMONE. Ici est un lieu de fatigue puisque c’est la fatigue qui t’arrête. Il y a quelque part un lieu encore inconnu pour recevoir le corps de ton père. <|e|> <|s|> AMÉ. Creuse, Wilfrid, et allons-nous-en ! Ils feront ce qu’ils voudront, déterrer tous les cadavres de la terre ! Ils ne voient plus clair ! Ils sont si obsédés par leur idée faite qu’ils ne voient pas le sacrilège à garder un mort parmi les vivants. Creusons. <|e|> <|s|> SIMONE. Amé, il n’y a pas plus grand sacrilège que de tuer son propre père. Mais aveugle, tu es trop aveugle ! <|e|> <|s|> AMÉ. Les aveugles, c’est vous ! Moi je vois clair. <|e|> <|s|> SIMONE. Tu n’as pourtant pas reconnu ton père lorsqu’il t’est apparu à la croisée des chemins le jour où tu lui as tiré dessus. <|e|> <|s|> AMÉ. Il se tenait droit dans le soleil. Encagoulé ! Aujourd’hui mes yeux sont clairs. <|e|> <|s|> SIMONE. C’est faux. Aveugle hier, aveugle aujourd’hui, aveugle encore puisque tu ne vois pas que là, dans ce corps-là, réside ta seule chance de salut. <|e|> <|s|> AMÉ. Tais-toi maintenant ! <|e|> <|s|> SIMONE. Crie autant que tu voudras, Amé, tu peux t’en aller aussi, tu peux nous tuer au corps à corps puisque c’est ce que tu sais faire de mieux, ôter nos chaussures de nos pieds et jeter nos cadavres aux chiens et aux oiseaux ! <|e|> <|s|> SABBÉ. Va-t’en, tu n’auras plus besoin ni d’enterrer, ni d’emmerder, ni de faire chier ! (Amé se jette sur Sabbé. Ils sont séparés par leurs compagnons.) <|e|> <|s|> SABBÉ. Je te connais bien ! Des assassins de ton espèce j’en ai vu beaucoup et partout ! Je veux bien le garder, le cadavre, parce que le cadavre d’un père qui a encore toute sa tête est un véritable miracle ! Un miracle ! L’odeur n’est rien, au contraire, elle est rassurante puisqu’elle me rappelle que le cadavre est toujours ici, pas perdu, pas volé, pas brûlé. Tu ne peux pas comprendre ça, toi, puisque tu es celui qui tue et qui jette ! Moi, tout comme toi, j’ai été un fils et mon père il me semble que je le vois ! Simone, on va imaginer que nous sommes devant du monde. Je suis debout et je raconte mon histoire. Je dis : Je m’appelle Sabbé. Ils sont arrivés en hurlant, ont défoncé la porte, arraché mon père de son sommeil, brûlé les livres, incendié la maison, tué les animaux ! tout le monde hurlait, tout le monde criait ! On nous a emmenés jusqu’au terrain de jeu, nous ont craché au visage, violé ma mère devant mon père, frappé mon père devant ma mère, mis leur sexe dans ma bouche, devant ma mère mon père qui hurlaient ! « Tu hurles, tu hurles ! » ont dit les hommes à mon père et lui ont fracassé les dents, l’ont relevé : « Puisque tu sais écrire, écris maintenant », et ils lui ont tranché les bras. « Écris ! Écris encore ce que tu sais écrire ! Écris avec tes pieds puisque tu n’as plus de bras, vas-y, avec tes pieds ! », et ils lui ont tranché les jambes ! « Tu ne veux plus écrire ? Écris avec ta langue !! Écris, écris !! », et ils lui ont tranché la tête ! Alors, dans cette folie, indicible indicible, je me suis mis à rire ! Tu peux imaginer ça ? Je riais avec la tête de mon père qu’un des soldats m’a forcé à tenir entre les mains ! Ils ont pris la tête, l’ont lancée au sol, ont joué au ballon avec. Je riais, je riais, ma mère à mes pieds, je riais, je riais, tu entends ce que je te dis ? je riais !… Simone, avant d’aller raconter nos histoires à qui que ce soit, nous devons enterrer ce corps. Amé, que tu le veuilles ou non, ce corps est le corps de ton père. Reste droit, mon vieux, reste droit. Ouvre les yeux et reconnais en lui le père disparu, le père assassiné, le père ensanglanté. Trouvons-lui un lieu et reposons-le pour de bon. Nous repartirons libres, Amé, libres, libres, plus libres ! <|e|> <|s|> SIMONE. Et nous déposerons une pierre sur laquelle nous graverons le nom de nos pères. <|e|> <|s|> WILFRID. Où est-ce qu’on irait ? <|e|> <|s|> MASSI. Au bord de la mer. (Ils se remettent en marche.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR CHEMIN 34. Songes et murmures (Nuit noire.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Ah ! rêve ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Ah ! mort ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Nous ne sommes rien, chevalier, nous ne sommes rien ! C’est ce que nous cherchons qui est tout. Parole de mort. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Facile à dire. Mais pas facile à faire. Parole de rêve. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Ça marche : ils dorment tous. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Quel calme tout à coup. <|e|> <|s|> LE PÈRE. C’est vrai qu’un mort qui parle à un rêve, ce ne doit pas être très bruyant. <|e|> <|s|> LA VOIX. Mira Abou-Castelhalim, Mika Abou-Castelhalim, Jean Abou-Castelhalim, Charlotte Abou-Castelhalim. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Tu entends ? <|e|> <|s|> LA VOIX. Abiel Bakir et sa femme Isabelle Bakir née Balaade. Leurs trois enfants, Lahcen, Patrick, Tewfik, Miro Digdanne, Marie-Ève Digdanne, Mahmoud Digdanne, Lorraine Digdanne, Rita Digdanne, Alain Éléonore, Gilles Éléonore, Maryse et Yann Fortunato, Jean Ismert, Sarah Ismert, Mahbouba Marinia, Emmanuel Marinia, Rafik Marinia, Elham Marinia, Manon Marinia, Lorient Loriano, David Nana, Catherine Nana, Claude Nana, Nayla Na, Naji Na… <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Qu’est-ce qu’on fait ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Qu’est-ce que tu veux faire ? Moi je suis mort et toi tu n’existes pas ! <|e|> <|s|> LA VOIX. Wahab Azzura, Mathieu Azzura, Steve Azzura, Guillaume Saloum, Martin Tanios, Jana Tanios, Wazâân Tanios, Jamil Tanios, Nabil Tanios, Deborah Abdo Morgan Abdoulah, Vimala Abdoulah, Nelly Wajoud, Neel Wajoud, Loup Wajoud… <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. La voix se rapproche ! <|e|> <|s|> LA VOIX. … et puis les morts du village de pierre. Toute la famille Azria, Yolaine, Muriel, Mylène, Joumana, Layla, Céline, les quatre bébés, dont personne ne se souvient des noms. Nour fils de Afaff, Hichem fils d’Idris petit-fils d’Élif retrouvée enfant par Yvonne au creux de la rivière et qui lui donna comme surnom Rivière-rivière. Monsieur Laplante, mort dans les bras de son fils acteur qui tapait du pied sur la place du village. Il y a aussi toute la famille Azzura-Hande retrouvée sous les décombres : Liba, Clara, Ethelle, Ethan, Louis, Imer, Fourk, Isaac, Moïse, Nouhar qui a vu l’ange dans l’eau du lac, Souhayla, Laure, Paul, Nazha, Sonia, et aussi l’autre Sonia, celle de la famille Cohen, et celle de la famille El Kamar, Sonia El Kamar, qui venait du village du monastère de la lune, trouvée violée et égorgée sur la pierre blanche. Vous aussi je me souviendrai de vos noms le temps qu’il faudra, Sonia, Sonia, Sonia. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 35. Joséphine (Au milieu du groupe réveillé, une jeune fille se tient debout. Elle porte une quantité impressionnante de gros livres.) <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Est-ce que quelqu’un aurait un crayon ? <|e|> <|s|> SIMONE. Un quoi ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Un crayon ! Mira Abou-Castelhalim, Mika Abou-Castelhalim, Jean Abou-Castelhalim, Charlotte Abou-Castelhalim. C’est assez urgent, je vous en prie ! Abiel Bakir et sa femme Isabelle Bakir née Balaade. Leurs trois enfants, Lahcen, Patrick, Tewfik, Miro Digdanne. J’ai perdu le mien. C’est bête, c’est si bête ! Est-ce que quelqu’un aurait un crayon ? (Simone lui tend un crayon.) <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Merci ! <|e|> <|s|> WILFRID. J’ai du papier… <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Ce n’est pas le papier qui manque. Mais le crayon ! J’ai été obligée de tout apprendre par cœur ! <|e|> <|s|> SIMONE. Apprendre quoi ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Les noms, tous les noms ! <|e|> <|s|> SIMONE. Quels noms ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Attendez ! (Elle retranscrit dans un cahier.) Mira Abou-Castelhalim, Mika Abou-Castelhalim, Jean Abou-Castelhalim, Charlotte Abou-Castelhalim. Abiel Bakir et sa femme Isabelle Bakir née Balaade. Leurs trois enfants, Lahcen, Patrick, Tewfik, Miro Digdanne, Marie-Ève Digdanne, Mahmoud Digdanne, Lorraine Digdanne, Rita Digdanne… (À voix basse.) Voilà !!… <|e|> <|s|> SIMONE. Qui sont ces gens que tu as nommés ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Des gens. Ce sont des noms de gens. <|e|> <|s|> SABBÉ. Et ça, qu’est-ce que c’est ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Les bottins des grandes villes. Dans les petits villages, il a fallu que je fasse ça à la main, avec les vieux, les asseoir et leur faire faire une récitation des noms et prénoms des habitants de leur village, un à un, pas à pas jusqu’au dernier. <|e|> <|s|> WILFRID. Ce sont les bottins des différentes villes du pays ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Toutes les villes du pays ! Voici celui de la capitale ! (Wilfrid le prend et l’ouvre.) <|e|> <|s|> SIMONE. Que veux-tu faire avec tous ces noms ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Je ne sais pas ! Je récolte et c’est tout et c’est devenu une obsession ! Inscrire le nom de tout le monde ! Mais avec la guerre c’est difficile ! J’ai toujours peur d’oublier quelqu’un, des ermites au fond de leur grotte, ou des solitaires au bord des lacs cachés. Et les nouveau-nés. Ceux qui sont arrivés après mon passage ! Comment faire ? <|e|> <|s|> AMÉ. Ce sont des bottins qui datent d’avant la guerre ! <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Il n’en existe pas de plus récents. Pendant la guerre on ne faisait pas de bottins. <|e|> <|s|> AMÉ. À quoi ça sert des bottins qui datent de vingt-cinq ans ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Et un nom à quoi ça sert ? Les noms ! Tous les noms ! La plupart sont partis ou morts et personne ne sait plus où ils sont ! Cris et peines et chagrins ! Il ne restait plus que des cendres, alors les noms ! À quoi ça sert une pierre ? Une statue ? Ni pierre ni statue dans le pays pour graver les noms ! Vivants et morts réunis ! Voici la statue ! Seul endroit où les habitants de mon pays dorment ensemble dans le calme des numéros de téléphone ! Ce sont nos noms ! J’ai d’abord ramassé ceux de mes parents, à côté des leurs j’ai marqué le mien : Joséphine, je m’appelle Joséphine. C’était le premier nom que j’écrivais. <|e|> <|s|> SIMONE. Que fais-tu dans cette vallée ? Y a-t-il un village par là ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Non. Je cours après vous depuis deux jours. Il y a ici des personnes dont je n’ai pas le nom. Dans le village du haut, un aveugle m’a parlé d’un réseau fait de cris, de chants et de messages lancés dans la rivière. <|e|> <|s|> SIMONE. Wazâân ! <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Simone qui chante à tue-tête et Wilfrid qui cherche un lieu pour le corps de son père. <|e|> <|s|> SIMONE. Je suis Simone. Voici Wilfrid. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Au village bleu, j’ai dit : « Vous n’avez pas vu une fille qui chante ? Elle est partie pour rassembler des gens ! » On m’a répondu qu’il n’y a que les fous pour suivre les fous et personne n’a voulu me dire qui est parti avec toi. Voici donc les fous ! <|e|> <|s|> SABBÉ. Nous sommes fous, mais c’est leur raison qui nous donne raison d’être fous ! Écris : Je suis Sabbé au père décapité, fou du village du bas de la vallée ! <|e|> <|s|> MASSI. Je m’appelle Massi, fou furieux sans origine sans source sans rien ! <|e|> <|s|> AMÉ. Je suis Amé. Fou du sang de son père, la mort de sa mère. (Joséphine inscrit les noms de Sabbé, Massi et Amé.) <|e|> <|s|> WILFRID ,  feuilletant toujours le bottin. Regardez ! Inscrit là ! Le nom de mon père ! (Temps.) <|e|> <|s|> SIMONE. Partons. Joséphine, nous poursuivons vers la mer. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Mon chemin. Je vous guiderai. (Ils se remettent en route.) <|e|> <|s|> MASSI. Tu viens, Amé ? <|e|> <|s|> AMÉ. Pour quoi faire ! <|e|> <|s|> MASSI. Amé, quand tu tombes dans un gouffre, il vaut mieux tomber sur le dos. Car tant qu’à chuter, chutons dans la clarté du jour, c’est déjà ça de gagné. Mais si tu tombes sur le ventre, tes yeux seront rivés à l’obscurité du gouffre et c’est déjà ça de perdu. Viens. (Amé suit Massi.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 36. Décrépitude et danse (Pluie.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Cette pluie ne me fait pas du bien. Bientôt l’humidité fera son chemin, les champignons se mettront de la partie et ça deviendra dégueulasse et croustillant. <|e|> <|s|> WILFRID. Tu parles tout seul, papa, je ne t’entends même pas ! <|e|> <|s|> SIMONE. Écoutez ! <|e|> <|s|> MASSI. Des oiseaux ! (Nuit. Ils font une pause.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Chevalier, pourquoi mon fils me parle si durement ? <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. C’est l’époque qui veut ça, le temps des gisants n’est plus ce qu’il était. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Tout ça n’est pas simple… <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je ne te le fais pas dire ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Mais dis-moi, à quoi il rêve ? <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Hof ! Il dort mal ; lorsqu’il ferme les yeux, c’est le néant. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Quelle situation, je te jure ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Être un mort ou être un rêve. Quelle différence ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Aucune différence. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Et alors ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Alors rien ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Bon. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Oui, bon. Avec tout ça, je n’arrête pas de dépérir. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Les lois de la nature sont impitoyables. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Pourquoi est-ce qu’on me laisserait pas blanchir au soleil ! <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Parce que les oiseaux te mangeraient les yeux. <|e|> <|s|> LE PÈRE. La mort n’est pas une mince chose. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. La vie non plus ! <|e|> <|s|> LE PÈRE. Alors on est bien mal barrés ! Cette nuit me rappelle Mexico. Ne pensons plus à tout ça, veux-tu, et dansons ! (Ils dansent.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 37. Insomnie (Nuit.) <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. La famille Baldanaade, la famille Hakiniine, Charbel, Yohanne, la famille Gihanne, Antoine, Samira, Émile, Mariamme, Clara, Kira, Anouk, la famille Kiralina, Innèk… <|e|> <|s|> SIMONE. Joséphine ? (Joséphine se réveille en sursaut.) <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Pardon ! J’ai tellement appris de noms par cœur, je ne suis plus capable de m’endormir sans en réciter quelques-uns quand je me couche, berceuse pour les éclopés, car le malheur est grand pour celui qui avance sans personne pour l’appeler par son nom. Simone. Simone. Tu entends comme ça résonne ? Longtemps j’ai marché en répétant mon prénom parce qu’il n’y avait plus personne pour le dire. Joséphine, Joséphine, Joséphine… J’ai l’impression d’être un bateau qui navigue en une mer inconnue, par temps sombre, sans port, sans étoiles. <|e|> <|s|> SIMONE. Que vas-tu faire avec tous tes bottins, Joséphine ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Je ne sais pas. Les gens, lorsque je leur disais ce que je faisais, me souriaient, me caressaient les cheveux. Une fois, un homme est tombé à genoux en apercevant les noms de sa famille dans un de mes bottins, une femme, dans le village de la Grenade, m’a serrée dans ses bras. Wazâân, l’aveugle, m’a dit que je sauvais une mémoire. Il m’a appelée par un nom que je n’avais jamais entendu. Il m’a dit : « Bonne route, Antigone ! » Je lui ai fait entendre que je m’appelais Joséphine, mais il n’a rien voulu savoir ! il m’a encore saluée de la main et il m’a dit : « Bonne route, Antigone. » <|e|> <|s|> MASSI. Quand tu regardes devant toi, Joséphine, qu’est-ce que tu vois ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Le sang et l’inverse du sang. Et nous depuis longtemps disparus. À notre place, d’autres cherchant sens et beauté au milieu des catastrophes. Ne trouvant pas de réponses, ils trouveront… nos noms ! Les noms de ceux qui, dix mille ans plus tôt, ont été vaincus ! Où les cacher, à qui les confier pour qu’ils ne soient pas dépouillés, brûlés, jetés ! Je ne peux pas les garder indéfiniment avec moi, c’est lourd, si lourd ! <|e|> <|s|> WILFRID. On a comme qui dirait le même problème ! <|e|> <|s|> MASSI. Demain ce sera la mer. Joséphine, calme-nous, avec tous ces noms, apaise nos esprits, je t’en prie. Ta présence ici donne un sens à notre rencontre. Tu nous révèles puisque tu nous redonnes nos noms. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Gabrielle Badhintère, Robert et Françoise Davreu, et puis la concierge morte de peur au fond de son asile, madame Déborah Lapointe. Sans jamais oublier la sœur disparue, la sœur au regard blond, Josée Boutin, Kristina fille d’Électre et Anatole chanteur de cantate et leurs deux enfants Milo et Alice Attila, Julien le farceur, Aimée Esther Mahboubiya, Layal Leblanc, et son frère pendu Tristan, Tristan Artaud. <|e|> <|s|> SABBÉ. Je n’ai jamais vu la mer. <|e|> <|s|> WILFRID. La mer, c’est surtout beaucoup d’eau ! <|e|> <|s|> MASSI. Raconte ! <|e|> <|s|> WILFRID. Bruit, mouvement du bleu tout le temps tout le temps horizon tout le temps va-et-vient oiseaux et vent et grand très grand c’est grand de tous les bleus possibles ! <|e|> <|s|> SABBÉ. Raconte encore, raconte plus loin ! <|e|> <|s|> WILFRID. Un type fait l’amour avec une fille dont il ne se souvient plus du nom. Elle ne s’appelle pas Joséphine et ni lui ni elle ne se préoccupent de la justesse de leur propre nom ! Ils font l’amour à l’instant où le père du garçon est en train de mourir. Le type éjacule d’une sonnerie de téléphone Dringallovenezvotrepèreestmort et j’ai raccroché. Mais comment raccrocher quand le monde tombe ! <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Une fois ton père mort, qu’est-ce que tu as fait ? <|e|> <|s|> WILFRID. J’ai été voir le juge ! <|e|> <|s|> SIMONE. On a notre histoire ! Un homme cherche un lieu pour enterrer le corps de son père. À travers cette histoire, chacun racontera la sienne ! Nous raconterons en redisant et en refaisant ce que nous avons dit et ce que nous avons fait. Sur les places publiques nous irons et nous raconterons notre histoire. <|e|> <|s|> MASSI. Il ne nous reste plus qu’à en trouver la fin. <|e|> <|s|> SIMONE. Nous trouverons la fin lorsque nous aurons trouvé le lieu où enterrer le père. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Justement, le brouillard se lève ! <|e|> <|s|> SABBÉ. Regardez ! <|e|> <|s|> SIMONE. La mer ! (La mer.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR LITTORAL 38. Littoral <|e|> <|s|> WILFRID. Enfant, mon père me racontait l’histoire d’un chevalier qui s’appelait Guiromelan ! La nuit, après avoir combattu ses ennemis, il allait dormir dans la mer. Chaque jour, les vagues le ramenaient sur le rivage, le ramenant à la vie. Le chevalier Guiromelan savait qu’un matin la mer le garderait dans ses entrailles. Ce matin-là serait le jour où il accepterait la mort. Je sais que mon père n’est pas un chevalier, c’est un mort mort qui pourrit à vue d’œil, mais ce n’est pas grave. Je vais lui laver le corps, je vais lui nettoyer ses vêtements et on l’offrira aux vagues. On ne va pas l’enterrer, on va l’emmerrer. <|e|> <|s|> MASSI. On va t’aider. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 39. Déshabillage (Tournage.) <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Excellent ! On se prépare. Je veux pour cette scène qu’on sente que Wilfrid se met à nu, et pour cela on va exprimer cette idée par une image très forte qui marquera probablement l’histoire du cinéma : on va déshabiller le père ! On assiste au moment où Wilfrid, arrivé au lieu de la sépulture, décide de laver le corps de son père, image saisissante s’il en est une. Tu te places ici, je veux un plan large pour apercevoir les flots déchaînés comme si l’âme du père se révoltait à l’idée de devoir déposer les armes ! Tu comprends, tu comprends hein ? Ici, tu te rapproches et on vient saisir tout ça par une lumière douce et diaphane, diaphane la lumière ! <|e|> <|s|> L’ÉCLAIRAGISTE. Oui, oui, diaphane, diaphane… <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Bon. On vient créer ici un voile pudique pour que le père puisse procéder au déshabillage, puis on emporte ses habits pour aller les laver dans la mer. Attention, tout le monde en place. Wilfrid, pendant ce temps, tu te places ici et, durant le déroulement de cette scène, lentement, tu poses ta main sur l’épaule de ton père, tu détournes la tête vers la mer et, avec l’autre main, tu viens soutenir ton front dans une pose dramatique. Bon alors attention… Moteur ! <|e|> <|s|> LE PRENEUR DE SON. Ça tourne au son. <|e|> <|s|> LE CAMÉRAMAN. Ça roule. <|e|> <|s|> LA SCRIPTE. Déshabillage du père, prise 1. <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Trois, deux, un !… ACTION ! Wilfrid, tu déshabilles ton père, et c’est comme si tu dévoilais la face cachée de la Lune ! Tu rentres dans un terrain vierge ! Tu as devant toi un paysage cosmique ! Devant cette vision, tu ne peux t’empêcher de penser que cela qui est froid et noirci par la pourriture est le corps, la chair, la graisse de ton père. Ton cœur palpite, tu étouffes, car toi-même, de ce corps, de cette chair, de cette graisse, tu es né. Tu as besoin de toute ta volonté pour ne pas t’effondrer ! <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Wilfrid, ça va ? <|e|> <|s|> WILFRID. Oui ! Prenez ses habits et allez les laver ! <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Excellent ! On place le cadavre de façon à lui donner une posture dramatique. Wilfrid, tu es plus que jamais devant la mort et tu prends la décision de la regarder en face, tout seul. <|e|> <|s|> WILFRID. Allez vous baigner ! Laissez-moi ! J’aurais juste besoin d’eau pour que je puisse le laver. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Je vais t’en apporter. <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Attention, on se prépare pour le mouvement de départ. (Ils sortent, emportant les habits du père.) <|e|> <|s|> WILFRID. Tu ne veux pas sortir toi aussi ? <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Mais je filme ! <|e|> <|s|> WILFRID. Justement. Tu ne veux pas éteindre ton moteur ? <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Qu’est-ce que tu racontes ! C’est le moment le plus important ! Tu es tout seul et tu laves le corps de ton père, scène saisissante s’il en est une. <|e|> <|s|> WILFRID. Justement ! J’aimerais être saisi tout seul s’il en est un ! <|e|> <|s|> LE RÉALISATEUR. Tu me donnes une idée ! Je vais filmer, mais de loin ! Ça va accentuer le caractère intimiste de la scène. Tu deviendras l’homme devant la vie qui confronte la mort. Je vais changer de lentille. Vas-y, Wilfrid, ne t’occupe pas de moi, je n’existe pas. (Le réalisateur s’éloigne. Arrive Joséphine avec un seau d’eau.) <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Ils s’amusent comme des fous à se baigner. Ils lavent les habits. Même Amé rigole. <|e|> <|s|> WILFRID. Reste avec moi. Toi et moi on est pareils. Moi mon père, toi tes noms. Reste avec moi. Si tu veux. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Je veux bien. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 40. Récitatif I (Wilfrid commence à laver son père.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je ne vois plus rien, Mes yeux se sont asséchés. Les insectes les ont mangés. Je suis inquiet. Devant cette grande étendue qui s’en va se perdre là-bas Tout là-bas… Je suis inquiet. Wilfrid, Il n’y a pas si longtemps, Il m’arrivait de me lever, de sortir dans la rue d’un pas léger avec l’idée de marcher jusqu’à la mer. Comme le souvenir d’un geste simple devient douloureux. Mettre son chapeau sur sa tête. Frotter ses mains l’une contre l’autre dans le but de les réchauffer. Entrer comme un coup de vent dans un bistrot bondé et commander un café en faisant semblant qu’on est préoccupé par des affaires mystérieuses. Marcher dans la rue. Rencontrer une femme. Se quitter sur le quai d’une gare. Et se retrouver seul sur le pont d’un bateau. Lier conversation avec un inconnu. Parler du temps qu’il fait. Être irresponsable. Être oisif. Dormir jusqu’à midi. Ne pas savoir comment on va faire pour payer son loyer. Préparer un repas avec des amis. Gueuler contre les policiers, Avoir faim Avoir soif Avoir un enfant Rester calme Rester seul Et rêver Rêver Être. Wilfrid, Quel temps fait-il ? Mes yeux ont pourri au fond de leur cavité et ne voient plus rien. Sommes-nous le jour ? Sommes-nous la nuit ? L’eau doit être glaciale. Wilfrid, Je suis inquiet. Qu’allez-vous faire de mon corps ? Pourquoi avoir choisi de le jeter à la mer comme on jette le condamné par-dessus bord, et, emporté par les flots, avant de se noyer, il peut encore distinguer, entre les ravages de la mer, les autres, les vivants, ceux qui sont restés sur le navire de la vie et qui poursuivent la route. Je veux rester sur terre. Je veux rester sur terre. Je ne veux pas partir à la dérive. Je ne veux pas être entraîné comme le veulent les vagues. Un chien galeux, Une épave, Emportée n’importe comment n’importe où. Broyé dans cette immensité. Par les poissons sauvages Les hélices des bateaux Les récifs Je ne veux pas. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 41. Dédoublement et baiser (Wilfrid nettoie les bras et le cou de son père.) <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Monsieur… <|e|> <|s|> LE PÈRE. Oui, mademoiselle ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Voulez-vous être mon père pour quelques instants ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Très volontiers, mademoiselle. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Je vous ai longtemps attendus, maman et toi. Assise devant la maison éventrée. Mais vous ne veniez pas. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Nous étions morts. Nos cadavres déchirés contre le mur. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Les voisins me l’ont répété. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Tout avait brûlé. Il ne restait plus rien. Sauf un bottin sur lequel tu étais assise. Ta mère pleurait à te voir si seule, elle disait qu’elle aurait voulu que tu meures avec nous. J’avais beau lui répéter que les morts ne peuvent pas pleurer, il n’y avait rien à faire. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Dans le bottin, j’ai cherché ton nom. Lorsque je l’ai vu inscrit sur la feuille blanche, avec notre numéro de téléphone, j’ai compris que vous étiez mort. J’ai gardé le bottin. C’est tout ce qui restait de vous. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Et maintenant, Joséphine ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Je ne sais pas. Tu sais, toi ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je sais qu’il n’est pas bon de trop fréquenter les morts. <|e|> <|s|> WILFRID. Mais quand les morts ne veulent plus vous lâcher, qu’est-ce qu’on fait ? <|e|> <|s|> LE PÈRE. Qui est ce jeune homme, Joséphine ? <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. C’est Wilfrid. Il lave le corps de son père. Il va l’enterrer ici. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Bonjour, Wilfrid. <|e|> <|s|> WILFRID. Bonjour, monsieur. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je suis désolé pour votre père. Je vous remercie de bien avoir voulu que je devienne son père pour quelques instants. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. C’est moi, monsieur, qui vous remercie de bien avoir voulu être le mien. <|e|> <|s|> LE PÈRE. J’espère que je fus un bon père pour vous. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Wilfrid, qu’est-ce que tu vas faire après ? <|e|> <|s|> WILFRID. Il n’y a plus d’après, Joséphine ! <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Tu ne veux pas rester avec nous ? <|e|> <|s|> WILFRID. Je n’ai rien à voir avec vous. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Mais toi et moi on est pareils, tu l’as dit. <|e|> <|s|> WILFRID. Qu’est-ce que ça change… Moi je ne suis qu’un personnage. Quelqu’un qui vit dans le monde du rêve. Mais dernièrement, il y a eu un étrange accident qui m’a précipité ici, dans la réalité. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Moi aussi je suis un personnage noyé par la réalité, Wilfrid ! Embrasse-moi… personnage dessiné par la vie… (Elle l’embrasse.) Embrasse-moi. <|e|> <|s|> WILFRID. Pas ici. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Ici. Les autres sont là-bas, au loin, on les entend rire, on les entend crier, ils ont découvert la mer, ils ont découvert les flots tumultueux, le ciel jusqu’à l’horizon, ils sont loin ! Embrasse-moi ! (Elle l’embrasse.) <|e|> <|s|> WILFRID. Pas ici ! Pas devant lui ! <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Devant lui. Devant lui, donne-moi un signe de vie et embrasse-moi ! Tu es là à laver le corps de ton père, plongé dans les effluves de la mort depuis si longtemps ! Laisse le mort et embrasse-moi, Wilfrid, embrasse-moi ! (Ils s’embrassent.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 42. Récitatif II (Pendant le baiser de Wilfrid et Joséphine.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Mon odyssée s’achève. Je reviens au port. Mon pays m’a conduit à mon pays. Le chemin fut long, mais la récompense est grande. J’entends les mugissements des vagues Qui s’entrelacent jusqu’au rivage. Je les entends, les vagues, Haleter, haleter, haleter, haleter, haleter Haleter vers la jouissance qui ne viendra jamais. Qu’il est bon d’être là. Entendre la mer se soulever de colère, Folle de désir, Imaginer qu’elle est le sexe du monde tourné vers le ciel, Puis, Plonger dans ses profondeurs, S’enfoncer plus loin encore, Là où personne jamais n’a su aller, Descendre, descendre, descendre, descendre, Descendre encore jusqu’au silence de Dieu, Puis, Juste avant la noyade, Remonter émerveillé vers la surface et plus loin encore, Vers le ciel, Vers l’autre profondeur, Être pourfendu par le soleil, Lutter contre le vent, S’élever avec les vagues, Courir sur les flots, Pour aller s’écrouler, épuisé d’amour. Tout cela n’est plus pour moi. Désormais, Je resterai debout tendu vers l’infini Qui va jusqu’en haut, jusqu’en bas, Que l’on peut deviner Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, Je resterai ébahi Avec l’impossibilité de pouvoir aller plus loin. J’aurais tant voulu, vivant, pouvoir marcher sur l’eau moi aussi. Et poursuivre le chemin, Pour découvrir la sensation Que peuvent éprouver Les baleines, les dauphins, les requins et les tortues géantes Lorsqu’elles remontent à la surface. Il ne me reste plus qu’à espérer que mon corps, Une fois lancé à la mer, Voyagera jusqu’à ces rochers que l’on appelle récifs Qui m’accrocheront Et là, Bien ancré par mes racines aux racines des algues, Je deviendrai l’ami des poulpes, des oursins et des étoiles de mer. Car je ne veux pas que mon corps parte à la dérive, Je ne veux pas, je ne veux pas. Comme je suis inquiet aujourd’hui. La mer est là et je suis inquiet. Où est donc la lune ce soir ? Je suis inquiet. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 43. L’horizon (Retour de Simone, Amé, Massi et Sabbé.) <|e|> <|s|> SABBÉ. Wilfrid, regarde, nous nous sommes baignés, l’eau était si chaude ! Même Amé n’a pas pu résister à son appel et il s’est plongé la tête dans son écume ! En enterrant ce corps, nous sommes sur le point de tourner la vie. Demain, nous nous remettrons en route, nous longerons le littoral jusqu’à la prochaine ville, puis jusqu’au prochain pays, puis, pourquoi pas, jusqu’au prochain continent. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Qu’est-ce qu’on va faire des bottins ? <|e|> <|s|> SABBÉ. On les gardera avec nous jusqu’à ce qu’on leur trouve une place. <|e|> <|s|> MASSI. Un lieu à eux. <|e|> <|s|> SIMONE. Les enterrer eux aussi. <|e|> <|s|> AMÉ. Oh non ! Merde ! On ne va pas passer notre vie à enterrer quelqu’un ou quelque chose ! Regardez l’horizon, je veux être comme l’horizon ! Je veux dire des phrases comme demain nous ferons ci, nous ferons ça ! Je veux dire dans dix siècles, dans cent ans, je veux dire : dans dix ans, je veux dire : dans dix mois, dans dix jours, je veux dire : dans dix heures, dans dix minutes, dans un instant ! <|e|> <|s|> WILFRID. Alors pour l’instant, on va commencer par emmerrer le corps. Après, on s’occupera des bottins. J’ai lavé le corps de mon père. Tenez, lavez le vôtre à présent. (Wilfrid s’éloigne.) <|e|> <|s|> L'AUTEUR 44. Récitatif III (Wilfrid sort.) (Amé, Sabbé et Massi lavent le corps du père.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Ah ! Si j’étais un oiseau blanc au-dessus de la mer. Je m’en irais me plonger dans les replis de la lumière. Je connaîtrais la véritable solitude, Je saurais enfin où vont les nuages, Je verrais les grands glaciers Avancer ensemble vers les lieux inconnus. Je serais dans le secret des choses anciennes. Qui êtes-vous à tourner autour de moi ? Toi qui as les yeux fermés, Ne baisse pas la tête, Je te reconnais. Tu es celui qui m’a tué au détour du chemin. Les mains pleines de sang Ton cœur est épuisé, Ton monde est épuisé, Amé, Défais-toi de tes liens et ouvre les yeux. Car je te le dis, Tel un chien sauvage, la mort mord. Elle arrache des lambeaux à nos corps. Toi aussi je te reconnais. Tu es l’enfant aux yeux grands ouverts. Lorsque les hommes ont posé entre tes mains d’enfant Ma tête ensanglantée Tu es resté debout Les yeux fixés sur le bourreau. Sabbé, Tu n’as pas eu le regard de l’humilié Tu n’as pas eu le regard de l’incendié Tu es resté À toi-même arraché. Ma tête Entre tes mains Arrachée. Tu as un diamant à la place du cœur Mais ne laisse personne dire après ton passage : « Voici qu’il s’en va l’enfant au regard grave. Il ne fut pas généreux, son cœur est resté fermé. » Approche à ton tour Celui que j’ai jadis Abandonné. Toi qui peux affirmer en regardant les autres : « Je suis celui qui ne peut pas dire vos paroles Car je n’ai pas eu de père. » Massi, viens-t’en, enfant humain J’embrasse mon enfant qui rit et le serre contre moi, J’entends le vent sourd du monde qui tous deux nous appelle, Je pars pour de bon vers la rive opposée, Je te quitte, je te laisse, Et que ton rire embrase le temps. Nous nous retrouverons, père et fils, Nous nous retrouverons, homme et enfant. Le jour tombe, La lumière tombe, La vie tombe, La tombe tombe… Je suis le bateau dont la vigie crie « Terre ! ». Voici que se lève l’heure prévue Où je dois accoster au port. Mais sans ancre pour m’empêcher de dériver, Mon cœur se remplit de terreur. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 45. Le chevalier Guiromelan (Wilfrid marche le long de la plage.) <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Tu m’as appelé, Wilfrid ? <|e|> <|s|> WILFRID. Oui. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je sais ce que tu veux me dire. <|e|> <|s|> WILFRID. Je sais que tu sais. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Alors ce n’est pas la peine de le dire. <|e|> <|s|> WILFRID. J’ai besoin de le dire. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Ça va me faire mal pour rien. (Pause.) C’est fini alors ? <|e|> <|s|> WILFRID. Oui. C’est fini. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Tu es devenu grand. Ne pleure pas. WILFRID. Regarde-moi, chevalier. Aujourd’hui, plus personne ne m’appellera son fils ! Aujourd’hui, il y a une peine en moi que je ne soupçonnais pas. Je veux que tu deviennes à jamais invisible pour que je puisse mieux l’affronter. Le rêve que tu es m’aveugle trop la vie. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Le roi Arthur vient de guérir alors. <|e|> <|s|> WILFRID. Il a nettoyé le corps de son père avec de l’eau qui provient du Graal sacré. Son cœur respire. Il est devenu plus lucide. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Le vent se lève. <|e|> <|s|> WILFRID. Tout à l’heure, lorsque nous donnerons le corps de mon père à la mer, tu redeviendras l’ange que tu as toujours été. Invisible, je te devinerai mieux. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Tu veux donc que je plie bagage, que je dépose les armes ? <|e|> <|s|> WILFRID. Ce n’est pas ça ! Ce que je te dis, c’est que je veux vivre. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je ne t’empêcherai pas ! <|e|> <|s|> WILFRID. Je dois être seul. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Comment tu vas faire sans moi ? <|e|> <|s|> WILFRID. Je n’ai pas le choix. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Je ne pourrai pas te laisser. <|e|> <|s|> WILFRID. Ne t’inquiète pas. J’ai bien appris ce que tu m’as montré. Appris à mourir surtout, qui est la plus grande leçon, mais maintenant je dois faire le dur apprentissage de la vie et pour ça, je dois être seul, sans filet, sans rien, je dois marcher dans le vide à mon tour, sans fantôme pour me tenir la main, mais avec un esprit dans le cœur. Sois cet esprit, sois cet ange sur ma route, cette étoile à laquelle mon âme sera attachée. Je n’ai plus besoin de te voir pour continuer à croire en toi. Tu vois, je ne te demande pas de partir, je ne cherche pas non plus à te quitter, au contraire, je veux que tu vives si ancré en moi que nous ne soyons plus en mesure de nous voir. Et plus tard, lorsque je mourrai, tu viendras me chercher sur ton dragon et nous irons slalomer entre les étoiles, en riant d’un grand rire et en tuant les plus poilus de tous les monstres sidéraux. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Wilfrid, même invisible, même entraîné vers les profondeurs du ciel au moment où ton père le sera vers celles de la mer, même si c’est la dernière fois que nous nous voyons, je te jure, Wilfrid, qu’au-delà de nos catastrophes de cœur, nous resterons fidèles l’un à l’autre. Mon amitié pour toi est si grande que malgré toi je resterai ta force. Ton amitié est si claire que tu n’as qu’à ouvrir la bouche pour que moi, pauvre rêve, je parte en voyage. Wilfrid, rien n’est plus fort que le rêve qui nous lie à jamais. <|e|> <|s|> WILFRID. L’enfance est terminée, chevalier, et tu vas me manquer. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Regarde dans le ciel, il y a des oiseaux qui dansent dans une lumière magnifique. <|e|> <|s|> WILFRID. Une lumière diaphane. <|e|> <|s|> LE CHEVALIER. Oui, diaphane la lumière ! Le temps de la dernière prise est arrivé. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 46. Habillage (Tournage.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je ne veux pas aller à la dérive ! Mon corps déchiqueté par les vagues. Wilfrid !! Ne me jetez pas loin de tout ! Ne m’abandonnez pas au gré des flots ! Ne me jetez pas à la mer sans attache ! Je ne veux pas être entraîné comme le veulent les vagues. Un chien galeux, Une épave. Broyé Par les poissons sauvages Par les hélices des bateaux Par les récifs Je ne veux pas. Arrêtez !! Je ne veux pas aller dans les vagues au hasard. J’aimerais mieux que vous me laissiez au soleil, pourrir, mes os engloutis par le sable. Je ne veux pas traîner n’importe comment, ou alors brûlez-moi. <|e|> <|s|> SIMONE. On ne veut pas te brûler. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Si vous ne trouvez pas un moyen pour me garder au fond de l’eau, enterrez-moi ou abandonnez-moi sur le rivage. <|e|> <|s|> SABBÉ. Il n’y a pas un seul rocher sur toute la plage. <|e|> <|s|> LE PÈRE. Je ne sais pas ! C’est vous les vivants, moi je suis mort. C’est à vous de trouver ! C’est à vous ! À vous de m’aider ! Moi je suis mort et je ne parle pas ! <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Je sais, moi. J’ai une ancre. Une ancre solide. Donnez-lui les sacs. Nous cherchions un gardien et un lieu, nous aurons le plus fidèle des gardiens ! Tiens, ce sac contient tous les noms de la région du nord. <|e|> <|s|> SIMONE. Tiens. Dans celui-là, il y a les noms de ceux qui vivent à l’est. <|e|> <|s|> AMÉ. Prends. Le mien comprend tous les noms de ceux qui vivent au bord de la mer. <|e|> <|s|> MASSI. Le mien comprend les noms de ceux qui vivent dans la montagne. <|e|> <|s|> WILFRID. Et dans le mien, il y a les noms des habitants de la grande plaine. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Ne t’inquiète pas. Je les ai bien protégés. <|e|> <|s|> SABBÉ. Prends ! Ce sac contient tous les noms de la région du sud. <|e|> <|s|> JOSÉPHINE. Accroche-toi bien à eux, ils te garderont accroché à la terre de ton pays. (Ils l’aident à porter les sacs.) <|e|> <|s|> WILFRID. En bas, peut-être que tu trouveras un dieu ou un démon, un ange ou tout bêtement des poissons. Quant à moi, je te souhaite de trouver l’âme d’un vieux chien qui viendra s’asseoir à tes côtés. Tu ne seras plus mort, mais tu deviendras berger, car on te confie ce troupeau, sois son gardien, et redeviens alors, pour l’éternité, pour nous, le gardeur de troupeaux. <|e|> <|s|> L'AUTEUR 47. Le gardeur de troupeaux (Le père s’en va dans la mer.) <|e|> <|s|> LE PÈRE. Mon âme est rassurée, Pourtant je suis en proie à un grand trouble. Je vais aller rejoindre le grand calme des profondeurs. J’aurai comme compagnon de jeu les noms de mon pays. Là, parmi les poissons, je serai le gardeur de troupeaux. Je vous laisse seuls. À jamais orphelins. Même s’il faut être un fou furieux pour accepter de vivre, Je vous confie la Terre, Je vous confie la vie. Les vagues m’emportent, La mer m’avale, Je m’en vais vers ce pays où tout nous ressemble. Je marcherai sur l’eau désormais. Wilfrid, Simone, Amé, Massi, Sabbé, Joséphine Il est l’heure de vous mettre en route. Avancez sur les chemins, Épuisez-vous à la marche, Partez avant le jour Et ragez, et enragez, Au bout des routes, Au bout des villes, Au bout des pays, Au bout des joies Au bout du temps. Tout juste après les amours et les peines Les joies et les pleurs Les pertes et les cris Il y a le littoral et la grande mer, La grande mer Qui emporte tout Et qui m’emporte d’ailleurs, Qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte… <|e|>
"<|s|>\nL'AUTEUR\nPROLOGUE\n(Devant le rideau de toile s’avance le bonimenteur. Sur le rideau sont(...TRUNCATED)
"<|s|>\nL'AUTEUR\nLE CERVEAU D’AIMÉE\n1. Oracle\n(Froid extrême au-dehors. Fête au-dedans.)\na.(...TRUNCATED)
"<|s|>\nL’AUTRICE\nCHALET \nDans le salon, deux femmes se font face autour d’une table dans une (...TRUNCATED)
"<|s|>\nL’AUTRICE\nREFECTOIRE ECOLE PRIMAIRE \nVingt-quatre enfants vêtus de noir sont alignés l(...TRUNCATED)
"<|s|>\nL'AUTRICE\nIda allume une cigarette.\nSur l'écran d'ordinateur: \"L’œil qui luit\", 00:1(...TRUNCATED)
"<|s|>\nL'AUTEUR\nPROLOGUE\nBERLIN. AVRIL 1945\nC’est l’aube.\nAyant quitté l’abri antiaérie(...TRUNCATED)
"<|s|>\nL'AUTRICE\nACTE I. JOUR 1\nNoir. Une voix douce et enveloppante psalmodie le coran. Un chant(...TRUNCATED)
"<|s|>\nL’AUTRICE\nCONFUSION DANS LE SEXE\n<|e|>\n<|s|>\nEVA ILLOUZ\nIl existe peu de projets cult(...TRUNCATED)
"<|s|>\nL'AUTEUR\nACTE PREMIER\nL’Amérique. Littoral de l’Est. Une plage au fond d’une baie e(...TRUNCATED)
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