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L'AUTEUR
ICI
1. Nuit
(Nuit.)
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WILFRID.
C’est en désespoir de cause, monsieur le
juge, que j’ai couru jusqu’ici pour venir vous voir.
On m’a dit que vous étiez la bonne personne pour
ce genre de choses, alors je n’ai pas hésité et j’ai
couru sans savoir quoi dire ni comment répondre
car comment répondre avec la catastrophe par-dessus le marché puisque hier encore je n’étais
rien et du jour au lendemain, par la terreur des
circonstances, je suis là, devant vous et vous me
dites : racontez-moi un peu qui vous êtes comme
si j’étais une histoire. Mais rien, je ne suis rien,
un quidam ou alors je ne sais pas ou je n’ai jamais
su ! Maintenant il faut ce qu’il faut et pour raconter
je veux bien essayer de dire, comme vous dites,
un peu qui je suis, même si un peu je ne sais
pas et qu’importe la quantité puisqu’un peu ou
beaucoup ça va être long alors pour commencer
par une vérité, mettons que je m’appelle Wilfrid
et que je suis très pressé à cause des lois de la
nature qui vont attaquer de tous bords tous côtés,
je peux dire aussi que cette histoire, si histoire
il y a, a commencé il y a trois jours de façon
remarquable.
J’étais au lit avec une déesse dont le nom m’échappe,
Athéna ou Héléna et ça n’a pas d’importance
d’autant qu’elle ne se souvenait pas plus du mien.
On baisait et c’était formidable. Je l’ai appelée
Françoise, Chantal, Claudine, Marie et Ursule ;
elle m’a appelé William, Julien, John, Moustafa
et Jean-Claude, elle m’a appelé aussi Gérard et
Germain et c’était bon. Cette fille avait un cul
comme je n’en avais encore jamais tenu un,
pourtant, des culs, monsieur le juge, j’en ai tenu
beaucoup. C’est vous dire le cul. Je ne veux pas
insister sur les détails parce que ce n’est pas le
lieu, mais c’est important que vous sachiez qu’à
cet instant je tirais la baise de ma vie ! C’était bon,
c’était gourmand, c’était cochon, c’était écœurant !
et quand j’ai joui, j’ai joui en même temps que le
téléphone avec l’impression de décharger de trois
sonneries ; alors sans prendre la peine ni de réfléchir
ni de me retirer, sexe à sexe, j’ai décroché ! Il y
en a qui ne croient pas au destin, je ne les envie
pas, car de toutes les façons, moi non plus je n’y
crois pas mais un coup de téléphone à trois heures
du matin ça reste un coup de téléphone à trois
heures du matin et ce coup-là, juste au moment de
l’éjaculation, m’annonçant la mort de mon père, si
ce n’est pas le destin, qu’est-ce que c’est bordel ?
Quel sens Dringallovenezvotrepèreestmort ça peut
avoir sinon ! Qu’est-ce que ça peut signifier ? Alors
on raccroche mais c’est comme si on n’avait rien
fait, alors on raccroche encore mais c’est terminé
et on a beau raccrocher encore et toujours ce
n’est plus la même tonalité qu’avant, c’est fini
parce que pour toujours le téléphone à la main
et à jamais Dringallovenezvotrepèreestmort dans
les oreilles !
Il fallait reconnaître le corps, le corps était à la
morgue et la morgue était fermée à cause d’un
problème technique ! Elle n’ouvrait qu’à sept
heures ! Il fallait attendre, mais comment attendre
quand le monde tombe ? Je ne suis pas resté à la
maison parce que Dringallovenezvotrepèreestmort
alors je ne voulais plus être quelque part ; je suis
sorti pour trouver un ailleurs, mais ce n’est pas
évident quand vous avez le cœur dans les talons,
qui est une expression stupide. J’ai cherché partout
un ailleurs mais je n’ai rien trouvé : partout c’était
toujours ici, et c’était crevant !
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L'AUTEUR
2. Tournage
(Extérieur. Nuit. Pluie.)
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LE RÉALISATEUR.
O.K., on a pas beaucoup de
temps pour la tourner ! C’est une scène sous la
pluie ! (À l’éclairagiste.) C’est une nuit américaine.
(Au caméraman.) O.K., gros plan ici, caméra à
l’épaule, travelling arrière et position finale là
pour laisser voir la solitude du personnage. En
place s’il vous plaît.
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SCRIPT
(lançant un seau d’eau sur Wilfrid.) Il
est raccord !
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LE RÉALISATEUR.
On envoie la pluie ! Moteur !
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PRENEUR DE SON.
Ça tourne au son !
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LE CAMÉRAMAN.
O.K. Ça roule !
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LA SCRIPTE.
Seul dans la nuit, sous la pluie,
prise 1.
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LE RÉALISATEUR.
Attention ! Trois, deux, un !…
ACTION ! Wilfrid, tu avances et tu penses à la mort
de ton père. Tu penses qu’il est mort seul, tu songes
à son regard, à ses yeux, à son désarroi.
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WILFRID.
Je ne sais pas d’où me vient cette manie
d’avoir toujours l’impression que je suis en train
de jouer dans un film.
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LE RÉALISATEUR.
Wilfrid, je n’existe pas, mais
est-ce que tu sais de façon certaine si tu existes
toi-même ? Marche, Wilfrid, et songe à celui que
tu es en train de devenir !
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WILFRID.
Justement ! J’aimerais tellement être
encore celui que j’étais hier !
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LE RÉALISATEUR.
Wilfrid, je suis le réalisateur du
film et comme tous, toi et moi avons tant d’idées
fondamentales, tant de pensées métaphysiques à
exprimer, que le monde se sent las. Le film que
nous faisons est déjà si inutile car nous sommes
dénués de tout souvenir et nous ne savons plus
ce que nous avons filmé. Tout semble vain mais
il nous faut filmer pour piéger le piège de notre
vie. Marche, Wilfrid, marche !
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WILFRID.
Si je pouvais marcher assez vite pour
m’enfuir quelque part, courir, voler, m’envoler
loin d’ici, loin de maintenant !
(Wilfrid poursuit sa marche.)
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L'AUTEUR
3. Peep Show
(Avec le juge.)
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WILFRID.
Mais rien ! Aucune échappatoire ! Les
rues étaient désertes et glaciales et personne pour
me faire oublier que j’étais devenu celui que j’étais
devenu ! Je voyais mon père à poil dans un frigo
et pas la moindre armure pour affronter une telle
tempête ni dans la tête ni dans les mains ! C’était le
même tintamarre, Dringallovenezvotrepèreestmort,
alors j’ai marché et le seul endroit ouvert où
j’ai pu me changer les idées c’est au fond d’une
cabine de Peep Show. J’ai défait mon pantalon
sans possibilité de retour et me suis agrippé à mon
sexe comme on s’agrippe à un dernier espoir, mais
l’espoir arrive toujours du côté où on l’attend le
moins.
(Cabine de Peep Show. Film explicite.)
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LE CLIENT.
Hi ! I’m Carol, there is no place free,
may I come with you !
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WILFRID.
O.K., no trouble !!
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LE CLIENT.
You’re really nice ! (Il défait son
pantalon.) Oh fuck… Oh the holy nasty bitch !
Oh yeah… Her ass ! Fuck ! Look at her ass…
Oh fuck, oh shit ! Look at that ! Oh go on, go on,
you bastard… It’s too much, it’s too much, it’s
too much… She’s so nice… Your tits ! He takes
it… Yeah ! Fuck her ! Yeah ! Doggy style ! Yeah !
Right in her fucking ass !! Anh, anh, anh… It’s
too much ! I’m gonna come ! I gotta stop ! Oh no !
I don’t want to come yet… Oh holy fuck ! It’s
tough, it’s really tough…
(Le film se termine.)
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LE CLIENT.
Shit ! Do I ever love it ! I love it !!
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WILFRID.
You love what ?
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LE CLIENT.
Peep Show ! I adore them !!… I love
jerking off in a booth, I love that ! I give my own
rythm, fuck myself ! I’m going to come, after that,
it will be your turn, O.K.?
(Le film recommence.)
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LE CLIENT.
Ah shit ! Look at that !! I’m slipping
into you ! Oh yeah, suck me now, yeah, oh God !
I’m coming, I’m coming, yeah, harder, harder…
Ah God ! Ah God !
(Il jouit par saccades.)
(Un chevalier, épée à la main, surgit et décapite
le client.)
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LE CHEVALIER.
Tiens, meurs, yeux livides. Cœur
perfide. Je t’ai entendu dans ta souillure quand
je chutais pour venir vers toi ! Meurs, astre noir,
meurs ! Ah ! souillure, souillure de la chair, mille
fois souillure ! Où suis-je ? Dieu ! Bien que je me
voie éveillé, je suis peut-être en train de rêver ?
Non je ne rêve pas, je touche et je crois ! Et toi,
qui es-tu, ange ou démon, parle avant que je ne
te frappe !
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WILFRID.
Je m’appelle Wilfrid et mon père est
mort !
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LE CHEVALIER.
Si tu as le cœur aussi noble que
ton regard, secours-moi, car je suis perdu.
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WILFRID.
Toi, tu es qui ?
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LE CHEVALIER.
Je suis le chevalier de Guiromelan, au service d’Arthur, mon roi malade.
Parti à la recherche du très Saint-Graal, Morgane
m’a capturé et m’a emporté sur ses ailes de
corbeau, me hurlant : « Toi, je ne te tuerai pas ! Je
t’enverrai tout vivant en enfer. » Que l’on arrête
ces gémissements.
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WILFRID.
Il faut attendre que ça s’arrête tout
seul.
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LE CHEVALIER.
Je suis donc en enfer ?!
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WILFRID.
Si l’enfer est un Peep Show, on est en
plein dedans !
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LE CHEVALIER.
Sors-moi d’ici ! Honte ! Honte au
monde, honte au mal, honte à la souillure ! Wilfrid
au cœur lumineux, délivre-moi de ce cauchemar
où mes mains mon cœur et mon esprit sont en
proie aux tourments les plus obscurs. Je ne sais
plus qui je suis, ce que je fais et ce que j’ai à
faire ! Aide-moi !
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WILFRID.
Prends ton épée et cogne, et fais
une prière, peut-être que tu voyageras et tu
m’emporteras avec toi, loin d’ici, de la mort
qui ne veut rien dire. Prends ton épée, chevalier
Guiromelan, et vas-y, cogne !
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LE CHEVALIER.
Je suis un chevalier devant
Dieu et je viens d’un monde qui ne connaît pas
la lâcheté du regard. Ôtez-vous de mon chemin,
images découvertes ! Agenouillez-vous, souillures,
agenouillez-vous !
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WILFRID.
Nous décollons ! Chevalier ! Continue !
Bats-toi, bats-toi, bats-toi !
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LE CHEVALIER.
Je me bats, je me bats, je me
bats !
(Wilfrid à côté du client.)
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LE CLIENT.
Ho ! That was good ! Here, it’s your
turn !
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WILFRID.
Allez ! Salut !
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LE CLIENT.
What do you mean « salut » ! Don’t
you wanna have fun ?
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WILFRID.
Non ! J’ai eu assez de fun comme ça !
(Wilfrid sort.)
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L'AUTEUR
4. Aube
(Avec le juge.)
(Équipe de tournage aux alentours.)
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WILFRID.
Le jour se levait, avec lui le désespoir !
Je n’allais pas me réveiller, ce n’était pas un rêve !
Si on pouvait marchander, mais rien ! Pas moyen
de discuter, de réclamer, d’être entendu ! Que des
ombres, que des ombres ! Allez-vous-en ! Je ne
veux plus vous voir !
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LA SCRIPTE.
Que feras-tu sans nous, Wilfrid ?
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LE CAMÉRAMAN.
Et nous sans toi ?
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LE RÉALISATEUR.
Comment arrêter une caméra
qui sans cesse fait défiler une pellicule infinie,
comment arrêter le souvenir, comment continuer
sans continuer le film ?
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WILFRID.
Mais quel film ? Si c’était un film, on
se trouverait beau, il y aurait de la musique, il y
aurait des spectateurs ! Mais personne à part une
bande-son sans stop sans pause sans rien, un disque
enrayé qui saute Dringallovenezvotrepèreestmort
à rendre fou ! Et toi, tu es qui ? Qu’est-ce que tu
veux ?
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LE RÉALISATEUR.
Je suis toi.
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WILFRID.
Comment ça, tu es moi ?!
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LE RÉALISATEUR.
Je suis celui que tu étais
hier !
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WILFRID.
Je ne suis pas fou, monsieur le juge, je
vous raconte à voix haute ce qui arrive à tout le
monde à voix basse. Dans des moments pareils,
tout le monde parle tout seul au risque de passer
pour un demeuré. Je n’étais pas demeuré et je
ne comprenais pas pourquoi j’étais bouleversé !
Ce n’était peut-être pas mon père qui est mort !
On raconte tellement d’histoires à propos des
clochards qui volent les portefeuilles et se font
assassiner avec les papiers d’identité des autres,
alors ça fait de méchantes mauvaises surprises pour
la famille éplorée, moi, je n’étais pas éploré, parce
que je ne savais plus comment je m’appelais. Je
ne sais pas si vous êtes comme moi, monsieur le
juge, mais pour ma part c’était la première fois
que je perdais mon père, et je ne savais pas quelle
attitude adopter ! On nous renseigne si mal quand
on est petit sur ce genre de choses que, lorsque ça
nous tombe dessus, on est dans la merde. Quand
je suis arrivé à la morgue, je n’étais pas dans une
forme olympique, je vous laisse imaginer !
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L'AUTEUR
5. Morgue
(Morgue.)
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LE THANATOLOGUE.
Bonjour ! Veuillez excuser
l’odeur, on a eu une fuite de gaz. Il est tôt pour
ce genre de choses, mais avant de vous donner le
moindre détail, il vous faut reconnaître le corps.
Vous êtes le fils, n’est-ce pas ? Vous lui ressemblez
beaucoup.
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WILFRID.
Vous connaissiez mon père ?
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LE THANATOLOGUE.
C’est moi qui ai pratiqué
l’autopsie. Vous lui ressemblez. Venez.
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WILFRID.
Vous êtes sûr que c’est nécessaire ?
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LE THANATOLOGUE.
L’identification est obligatoire pour récupérer le corps de votre père.
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WILFRID.
Puisque vous dites que je lui ressemble…
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LE THANATOLOGUE.
Vous allez voir, c’est moins
impressionnant qu’on imagine. Ce n’est qu’un
cadavre comme celui du poulet au fond de votre
congélateur. Je vais découvrir son visage quelques
secondes et ce sera terminé.
(Le thanatologue s’apprête à lever le voile qui
recouvre le cadavre.)
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WILFRID.
Je ne suis pas capable… je ne suis pas
capable !
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LE THANATOLOGUE.
Je ne pourrai pas vous
remettre le corps de votre père.
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WILFRID.
Mais puisque c’est lui !
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LE THANATOLOGUE.
C’est lui, mais vous devez
l’identifier ! Tenez : je le regarde et ça ne me fait
aucun effet !
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WILFRID.
C’est sûr ! Vous êtes plongé à longueur
d’année dans du jus de cadavre ! Mais moi,
savoir que mon père est là, tout nu, je ne suis pas
capable !
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LE THANATOLOGUE.
J’ai embaumé le mien,
vous savez !
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WILFRID.
C’est dégueulasse !
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LE THANATOLOGUE.
Pourtant. Lorsque je sors
d’ici à la fin de la journée, je marche dans la rue
et je rigole en regardant les yeux des gens, car j’y
vois ce que je ne vois jamais au fond des yeux
de mes visiteurs quotidiens. L’âme qui brille, la
flamme merveilleuse de la vie qui donne sens au
sens. Marcher dans la rue, et regarder les yeux
d’un enfant, c’est là un grand bonheur. Venez
voir. Votre père n’est pas là, les yeux sont vides,
les joues creuses, l’âme absente.
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WILFRID.
Ce n’est pas normal de lever un voile
pour dire : c’est le cadavre de mon père ! Je sais
que c’est lui. Je n’ai pas besoin de lever le voile,
je sais que c’est lui.
(Wilfrid lève le voile.)
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WILFRID.
Mon père ! C’est mon père ! Comme
c’est affreux ici !
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LE THANATOLOGUE.
Je vais vous raccompagner.
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WILFRID.
Je voudrais rester un moment seul
avec lui !
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LE THANATOLOGUE.
Je n’ai pas le droit.
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WILFRID.
Je ne le mangerai pas, vous pouvez me
faire confiance !
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LE THANATOLOGUE.
Je suis désolé !
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WILFRID.
Vous ne m’empêcherez pas de rester
seul avec le cadavre de mon père !
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LE THANATOLOGUE.
Je vais vous demander de
sortir immédiatement !
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WILFRID.
Jamais.
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LE THANATOLOGUE.
Je vous ferai sortir de
force !
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WILFRID.
Aucune force ne me fera sortir, car j’ai
comme arme une amitié invincible !
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LE THANATOLOGUE.
J’aimerais bien voir ça !
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WILFRID.
Il n’y a qu’à demander pour voir !
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CHEVALIER GUIROMELAN
!!!
(Le chevalier apparaît et décapite le thanatologue.)
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LE CHEVALIER.
J’ai accouru dès que j’ai entendu
ton appel.
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WILFRID.
Mon père est mort, chevalier Guiromelan.
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LE CHEVALIER.
C’est une chose que tout bon
père doit faire avant son fils.
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WILFRID.
Est-ce que ton père est mort, chevalier ?
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LE CHEVALIER.
Mon roi est malade. Une sombre
mélancolie l’a gagné. Il est désespéré.
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WILFRID.
Qu’est-ce qu’on va faire ?
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LE CHEVALIER.
Errer en haïssant le chagrin de
toute notre force !
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WILFRID.
Emporte-moi, chevalier. Je veux juste
mourir et rester tranquille. Une morgue est un lieu
merveilleux pour disparaître. On s’occupe de toi
avec un plaisir fou. Prends ton épée et achève-moi !
Je suis écœuré !
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LE CHEVALIER.
D’accord. Je vais te tuer.
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WILFRID.
Non, attends, attends !
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LE CHEVALIER.
N’aie pas peur, Wilfrid. Délirer
ne tue pas. Ça rend différent, mais ça ne tue pas.
La preuve.
(Le chevalier tue Wilfrid, qui s’écroule. Le thanatologue le réanime.)
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LE THANATOLOGUE.
Vous vous êtes évanoui !
Venez. Je vous raccompagne. En sortant, on
vous remettra une enveloppe dans laquelle vous
trouverez tout le résumé de l’autopsie. Je vous ai
épargné les photos.
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WILFRID.
Qu’est-ce qui arrive avec le corps de
mon père ?
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LE CHEVALIER.
Là-bas, il existe un lieu magnifique pour recevoir le corps de ton père.
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LE THANATOLOGUE.
Ça dépend de vos moyens.
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LE CHEVALIER.
Un lieu inconnu, qui n’existe
que pour recevoir le corps de ton père.
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LE THANATOLOGUE.
Si vous voulez qu’il soit
incinéré sans être exposé, ce n’est pas très cher,
assez économique, sinon vous pouvez l’exposer,
puis soit l’enterrer, soit l’incinérer, avec ou sans
office, avec ou sans fleurs, avec une petite voiture,
une grande voiture, deux grandes voitures, trois
grandes voitures, ça dépend de vos moyens, de vos
croyances. Il faut voir avec un salon funéraire.
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WILFRID.
Je ne me sens pas très bien.
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LECHEVALIER.
Que fais-tu du corps de ton père ?
À qui l’abandonnes-tu ?
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WILFRID.
Lâche-moi, toi !
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LE THANATOLOGUE.
Votre père avait un peu
d’argent sur lui, ses cartes d’identité et une valise
rouge. Présentez-vous au poste de police qui est
au deuxième étage.
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WILFRID.
Excusez-moi, je dois m’en aller.
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LE THANATOLOGUE.
Je vous raccompagne.
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WILFRID.
Je vous remercie. Je vais y aller tout
seul. Ce n’est pas que je ne vous aime pas, mais
il y a un peu de ça.
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L'AUTEUR
6. Promesse
(Jour.)
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WILFRID.
Excuse-moi, tout à l’heure à la morgue,
je ne voulais pas être bête.
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LE CHEVALIER.
Ça va. Je ne l’ai pas pris personnel. Tu vis des moments difficiles.
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WILFRID.
Tu n’es comme pas arrivé au bon
moment.
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LE CHEVALIER.
Mais t’es drôle, toi, c’est toi qui
me fais venir !
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WILFRID.
Mais quand je te dis va-t’en, va-t’en !
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<|s|>
LE CHEVALIER.
Excuse-moi, mais moi quand
on m’appelle, on m’appelle, je ne fais pas des
allers-retours. Quand j’arrive, je reste. Faut faire
avec. Je ne suis peut-être pas commode, mais
d’un autre côté, je n’ai jamais manqué aucun de
tes appels, non ?
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WILFRID.
Non, c’est vrai ! Mais quelque chose ne
tourne plus rond ! Quand j’ai vu le cadavre de mon
père, j’ai eu l’impression de voir un costume qui
ne sert plus à rien et moi je devais dire : oui, c’est
bien le costume que mon père portait. Une tarte à
la crème en pleine face : il y a de quoi pleurer.
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LE CHEVALIER.
Quand tu étais petit, nous combattions les monstres cachés dans le couloir qui
menait à la cuisine, quand, en pleine nuit, tu te
levais pour aller boire un verre d’eau. Un monstre,
c’est gros, c’est laid, c’est facile à combattre et
nous sortions toujours vainqueurs. Aujourd’hui je
suis un chevalier fatigué qui ne sait plus contre
quoi il doit cogner son épée. Tu as grandi, Wilfrid,
et les monstres sont devenus beaucoup trop forts.
Mon épée ne suffit plus à te réconforter.
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WILFRID.
Je ne sais même plus qui je suis.
Comment veux-tu que je sache ce qui me fait
mal. Quand tu es petit, c’est pas difficile, tous les
enfants ont peur de la sorcière ou du monstre noir
de l’espace sidéral. Mais maintenant ? qu’est-ce
qui me fait mal ? Je n’en sais tellement rien. J’ai
mal et c’est tout. Et tout le monde a mal, et tout
le monde s’en fout ! Qu’est-ce que tu veux que
je te dise ? Ma mère est morte en me mettant au
monde, mon père est mort pendant que je baisais
comme un perdu ! À moi tout seul j’ai inversé le
jour avec la nuit et la nuit avec le jour en tuant ma
mère pour coucher avec mon père ; il n’y a plus de
sens à rien depuis Dringallovenezvotrepèreestmort,
alors non, ton épée ne peut plus rien contre ça, et
pour te dire ce que je pense et te le dire comme
je le pense, je t’avoue que je ne sais pas par quel
miracle je continue d’avoir assez d’imagination
pour croire en toi, mais si tu m’abandonnes, il ne
restera au fond de moi qu’un trou sans fond dans
lequel je n’aurai plus qu’à tomber.
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LE CHEVALIER.
Je ne t’abandonnerai jamais.
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WILFRID.
Et moi, je ne t’oublierai pas.
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LE CHEVALIER.
Comment pourrais-tu m’oublier ?
En m’oubliant tu me donnerais la mort.
Wilfrid, je te fais une promesse de chevalier :
Au-delà de nos catastrophes de cœurs,
Nous resterons fidèles l’un à l’autre.
Mon amitié pour toi est si grande
Que malgré toi
Je resterai ta force.
Ton amitié est si claire
Que tu n’as qu’à ouvrir la bouche
Pour que moi,
Pauvre rêve,
Je parte en voyage.
Wilfrid,
Rien n’est plus fort que le rêve qui nous lie à
jamais.
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L'AUTEUR
7. Procédures
(Wilfrid est dans deux bureaux et un magasin à
la fois.)
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LE PRÉPOSÉ.
Monsieur ?
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L’AGENT.
Bonjour, monsieur ?
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LE VENDEUR.
Monsieur désire ?
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WILFRID.
On m’a dit de venir vous voir. On m’a
dit de venir vous voir. J’ai besoin de vous voir.
<|e|>
<|s|>
LE PRÉPOSÉ.
C’est à quel sujet ?
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
C’est à quel sujet ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
C’est pour les affaires de mon père.
Pour mon père. Mon père.
<|e|>
<|s|>
LE VENDEUR.
C’est pour un habit ou un veston ?
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
Vous avez besoin d’un arrangement ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Oui, madame, un habit, et c’est urgent.
<|e|>
<|s|>
LE VENDEUR.
C’est pour un mariage ?
<|e|>
<|s|>
LE PRÉPOSÉ.
De quoi s’agit-il ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Non, monsieur, pour un enterrement.
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
Dès demain, il peut être exposé.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Une valise rouge et un peu d’argent.
<|e|>
<|s|>
LE PRÉPOSÉ.
J’ai besoin d’une preuve d’identité.
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
Ou, si vous ne désirez pas qu’il soit
exposé…
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Tenez, monsieur.
<|e|>
<|s|>
LE VENDEUR.
Quelle taille fait monsieur ?
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
Il peut, toujours dès demain, être soit
incinéré, soit enterré.
<|e|>
<|s|>
LE PRÉPOSÉ.
Je reviens.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
J’en sais rien, monsieur !
<|e|>
<|s|>
LE VENDEUR.
Je m’occupe de tout !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Dès demain ce serait bien.
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
Que désirez-vous ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
L’exposer, madame.
<|e|>
<|s|>
LE VENDEUR.
Levez les bras.
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
Où voulez-vous qu’il soit enterré ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
C’est à ce moment précis, monsieur le
juge, que j’ai été gagné par une soudaine angoisse.
Je ne savais pas où je devais l’enterrer, mon père,
je ne connaissais pas la marche à suivre pour
enterrer quelqu’un ! La femme m’a dit :
<|e|>
<|s|>
L’AGENT.
Ne vous en faites pas, monsieur, si vous
voulez on peut s’occuper de tout et vous trouver
un lieu selon vos croyances et vos moyens.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
C’était joli tout ça, mais il y avait ma
mère, monsieur le juge. Ma mère est morte ici
puisque je suis né ici et ma mère est morte en me
mettant au monde. Ce qui me semblait normal,
c’est que mon père soit enterré avec ma mère,
puisqu’il l’a aimée comme un fou et c’est fou qu’il
est devenu quand elle est morte. Mais je sentais
que ça allait être compliqué.
<|e|>
<|s|>
LE PRÉPOSÉ.
Voici la valise. Et voici les effets
personnels que votre père avait sur lui.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je suis retourné à l’appartement et j’ai
appelé la famille. J’ai prévenu ma première tante,
qui a prévenu tout le monde et là, monsieur le
juge, tout le monde est venu.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
8. La famille
(Chez Wilfrid.)
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Wilfrid !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Mon Dieu ! Wilfrid !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Quel drame !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
C’est terrible !
<|e|>
<|s|>
TOUS.
Horrible !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ahhhi !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Marie ! Tu ne vas tout de même
pas te mettre à pleurer !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, Wilfrid ?!
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Qu’est-ce que tu vas faire ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
C’est vrai ça, qu’est-ce que tu
vas faire ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Il ne va rien faire du tout !
Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Émile ! Je t’en prie ! Tu parles au
fils de ta sœur ! Un peu de respect !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Quoi, un peu de respect ? Je lui
témoigne tout mon respect, moi, au fils de ma
sœur ! Où est-ce que j’ai manqué de respect au
fils de ma sœur ?
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Son père est mort !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ahhiii !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Je t’en prie, Marie, tu ne vas
pas te mettre à pleurer !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Je sais qu’il est mort ! Qu’est-ce
que vous voulez faire ? Le petit a été à la morgue,
il a reconnu le corps et ça s’arrête là ! On va l’aider
pour qu’il puisse l’enterrer et c’est tout ! On va
quand même pas se faire chier parce que l’autre
est mort ! Il est mort, il est mort !
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Wilfrid, regarde-nous ! Nous
sommes ta famille. Moralement ou financièrement,
tu peux compter sur nous !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Absolument ! Wilfrid !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Mon Dieu ! Pauvre enfant !
Ahhhhiii !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Je t’en prie, Marie, tu ne vas
pas te mettre à pleurer !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ahhhaa !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Ahhiii !
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Y a-t-il quelque chose que
l’on puisse faire pour toi, Wilfrid ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Oui.
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Ah bon ?
<|e|>
<|s|>
TOUS.
Quoi ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
J’aimerais que mon père soit enterré
aux côtés de ma mère.
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Bon.
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Émile, ne t’énerve pas, je t’en
prie !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Je savais qu’on allait en venir là,
je le savais !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Émile, je t’en prie, ne t’énerve
pas !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
C’est pas possible, c’est un
scandale, un scandale !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Émile, ne t’énerve pas !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ne t’énerve pas, Émile !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Arrêtez de me dire de ne pas
m’énerver, ça m’énerve !
<|e|>
<|s|>
TANTES MARIE ET LUCIE.
Ahhhhiii !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Marie, tu ne vas tout de même
pas te mettre à pleurer !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Écoutez ! Je sais que vous n’aimiez pas
mon père, mais si vous voulez m’aider, acceptez
que je puisse les réunir de nouveau !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
On croit rêver !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Mais nous aimions beaucoup
ton père, pourquoi dis-tu que nous ne l’aimions
pas ?
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Nous l’aimions beaucoup !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
C’est la meilleure.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ce n’est pas ça la question.
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Alors ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Alors ce n’est pas compliqué ! Tout
le monde ici va être enterré avec son époux,
son épouse, non ?… Vous avez déjà une place
réservée, non ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Oui
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Et alors ?!
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Alors pourquoi mon père Ismail n’aurait
pas le droit d’être enterré avec ma mère Jeanne ? Il
me semble que ce serait une façon de la remercier,
ma mère, elle qui vous a élevés ! Je ne comprends
pas ! Chaque fois que je viens chez vous, vous
me parlez de ma mère ! Mille fois vous m’avez
raconté que c’est elle qui vous a élevés quand vos
parents sont morts et que vous n’étiez rien que
des enfants encore ! que c’est elle qui vous a aidés
à vous marier, vous, ma tante Marie avec mon
oncle Michel, et vous ma tante Lucie avec oncle
François, et toi, mon oncle Émile, combien de fois
tu m’as raconté que sans ma mère tu serais encore
en train de croupir dans une prison, là-bas dans
votre pays ! Combien de fois tu m’as raconté que
sans ma mère tu n’étais rien, combien de fois vous
m’avez raconté comment elle vous a aidés à fuir
votre pays quand il y a eu la guerre, comment elle
vous a aidés à vous installer ici, qu’elle a attendu
que vous soyez tous mariés avant de se marier
elle-même, combien de fois ? Il me semble que ce
serait normal que vous lui rendiez aujourd’hui ce
service, que l’homme qu’elle a aimé se retrouve
avec elle à jamais dans le même endroit !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ne sois pas méchant, Wilfrid ;
nous aimions beaucoup ta mère…
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Seulement…
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Seulement quoi ?
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Seulement voilà !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Ton père…
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Quoi, mon père…?
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Eh bien, ton père c’était un salaud
de la pire espèce, voilà !
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Voyons ! Émile…
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Et moi vivant, jamais cet homme
ne sera enterré avec notre sœur, voilà. Je ne sais
pas pourquoi on discute, parce qu’on aura beau
discuter dix mille ans, ça ne changera rien, cet
homme ne sera pas enterré dans le caveau familial.
Voilà. Et ce que je trouve scandaleux et qui ne
m’étonne pas non plus, c’est qu’il ne t’ait pas
prévenu !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Émile, le petit, tout de même !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Le petit est devenu grand et il
est grand temps pour lui de savoir ce qui s’est
passé ! C’est tout de même aberrant qu’il n’ait
jamais dit à son fils que c’était entendu depuis
longtemps que jamais il ne serait enterré dans le
caveau familial.
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Émile !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
C’était entendu enfin !
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Oui, oui, c’était entendu.
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Alors pourquoi il n’a pas pris ses
dispositions avant de crever, ce salaud-là, et qu’il
ne nous fasse pas chier !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Émile, Émile !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Quoi Émile, Émile, à la fin ! Il faut
bien lui expliquer, non ? Il est là à nous engueuler
à propos de sa mère ! Il ne l’a pas connue sa mère,
est-ce qu’il l’a connue, sa mère ? Il ne l’a pas
connue ! Tu ne l’as pas connue ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Non mais…
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Alors qu’est-ce que tu viens nous
emmerder avec les histoires de ta mère qui a aimé
ton père à la folie ! Comment veux-tu qu’elle l’ait
aimé, il n’était jamais là, toujours à droite à gauche,
toujours partout sauf avec elle !
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Ça suffit, Émile !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Toi, ta gueule !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Tu es sûr que tu ne veux pas que
je le fasse taire ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Laisse faire !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Il a profité d’elle, il a abusé d’elle,
jusqu’au bout, jusqu’au bout !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Émile, je t’en prie…
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Un salaud ! Et il vient, lui, ce
petit abruti, nous faire une leçon sur ce qu’on
devrait faire pour remercier cette femme ! Mais
tu ne l’as pas connue, alors ferme ta gueule ! Son
père ! On dirait son père ! Il n’a même pas été
foutu de t’apprendre l’accent du pays ! Tu parles
comme un étranger, avec un accent étranger aux
membres de ta famille !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je ne savais pas que vous l’haïssiez
à ce point. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce
qu’il vous a fait pour être traité de salaud le jour
de sa mort ?
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Wilfrid, ton oncle Émile aimait
beaucoup ta mère !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
C’est quoi le rapport avec mon père ?!
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Wilfrid, on aimait ton père,
seulement il était différent et il a commis certaines
erreurs qui ont jeté un froid entre nous, mais ce
n’est pas ça le problème.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je comprends rien !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Le fait est que, dans le caveau,
il n’y a plus de place pour enterrer Ismail, toutes
les cellules sont déjà réservées. Mais si tu veux,
on peut trouver une petite place dans le cimetière,
pas trop loin.
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
C’est une bonne idée !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
En tout cas, ne pense pas au
caveau.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Demain matin mon père va être exposé
dans un salon funéraire pendant trois jours. L’agent
des pompes funèbres m’a dit que je pouvais
attendre jusqu’à la troisième journée avant de leur
indiquer le lieu de l’enterrement. Ne me donnez
pas de réponse tout de suite, pensez-y bien, puis
vous m’en reparlerez.
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Tu ne comprends pas que c’est
déjà tout réfléchi !!
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Émile, je t’en prie ! On va réfléchir ! Le petit a bien des choses à penser. Demain
c’est sa première journée dans le salon funéraire,
et si on est venus ce soir chez lui, dans son petit
appartement, ce n’était pas pour l’embêter !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Es-tu content du salon au moins ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
C’est un salon. Vous pouvez le voir !
C’est assez simple.
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Mais c’est très bien pour un
salon !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Et moi, je dis qu’il est temps qu’il
sache qui était son père.
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Lumineux et intime à la
fois.
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Qu’il le sache une bonne fois
pour toutes.
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Le corps n’est pas là ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ils le préparent.
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Vous êtes où, là ?
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Comment ça « on est où » ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Oui ! Vous êtes où ?
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Au salon funéraire ! Où veux-tu
que l’on soit ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Depuis quand on est au salon
funéraire ?
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Depuis quelques instants, enfin…
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Écoutez ! Vous êtes peut-être au
salon funéraire, mais moi, je n’y suis pas.
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Tu es où, toi ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Je suis dans l’appartement de
Wilfrid.
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Mais qu’est-ce que tu fais là ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Je ne comprends pas ! J’étais en
train de parler tranquillement dans la cuisine et
vous me dites tout à coup que nous sommes au
salon funéraire ! Je suis dans l’appartement de
Wilfrid et vous allez y rester avec moi jusqu’à ce
que j’aie terminé !
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Arrête de nous faire chier et
accepte comme tout le monde que maintenant on
est au salon funéraire !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Pas question. On est dans l’appartement !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Enfin, sois raisonnable, tu vois
bien que tout le monde est d’accord pour dire
qu’on est au salon funéraire ! Alors arrête !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Mais j’avais pas fini de parler,
moi !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Eh bien, tu finiras de parler au
salon et puis c’est tout !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Alors ? Où sommes-nous ? À l’appartement ou au salon funéraire ?
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Dis-le, qu’on puisse avancer !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Mais vous ne m’empêcherez pas
de parler !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Mais non !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Bon alors voilà ; on est au salon
funéraire !
<|e|>
<|s|>
TOUS.
Ha !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
À la bonne heure !
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
9. Salon funéraire
(Au salon funéraire. Le cadavre du père est là.)
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Mon petit, mon pauvre petit.
Qu’est-ce que tu vas devenir ?
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Ahhiii !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Il pourrait peut-être le faire
incinérer.
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
Ce serait une solution.
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Ça réglerait tout le problème.
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Faut voir.
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Ahhiii !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
C’est tout vu. Moins compliqué,
moins encombrant et moins coûteux.
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Si c’est une question d’argent,
on est là pour aider le petit.
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ehuuu !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Ihaaa !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Moi en tout cas je ne donnerai
pas un sou !
<|e|>
<|s|>
ONCLE MICHEL.
On dira que tu es mesquin.
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ihiyaaa !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Je me fous bien de ce que l’on
peut dire !
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
Ahhiii
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Je ne donnerai pas un sou pour
enterrer ce salaud.
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Mais ferme ta gueule !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Quoi ça, ferme ta gueule ! Depuis
quand ça, ferme ta gueule ! Tu me fais chier, toi,
avec tes ferme ta gueule !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Mais voulez-vous arrêter tous
les deux !?
<|e|>
<|s|>
ONCLE FRANÇOIS.
Ça va, lâche-moi !!
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Tu commences à me les gonfler,
toi !
(Bataille !)
<|e|>
<|s|>
TANTE LUCIE.
François ! Lâchez-vous, voyons,
lâchez-vous !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Vous allez arrêter, oui, vous allez vous
calmer, oui !!
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Heureusement que personne n’est
là pour vous regarder ! Quelle honte, mais quelle
honte !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Vous allez me dire ce qui s’est passé !
Pourquoi vous n’aimez pas mon père ?
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Parce que c’est lui qui a tué ta
mère !
<|e|>
<|s|>
TANTE MARIE.
Ne l’écoute pas, Wilfrid, ce n’est
pas vrai, ce n’est pas vrai !
<|e|>
<|s|>
ONCLE ÉMILE.
Ton père est l’assassin de ta mère !
Elle était trop fragile pour avoir un enfant, elle
le savait, elle n’en avait ni la constitution ni la
santé ! Lorsqu’elle est tombée enceinte, il aurait
fallu qu’elle se fasse avorter, mais il l’a obligée
à garder l’enfant, il n’a pensé qu’à son orgueil en
profitant de l’amour que ta mère avait pour lui
pour la manipuler et lui faire croire que tout se
passerait bien, il l’a convaincue de te garder, et
quelques heures à peine après ta naissance, elle
était morte. Et tu crois qu’il l’a regretté ? Tu crois
qu’il a demandé pardon ? Tu crois qu’il a pris
ses responsabilités ? Il a tout abandonné et il est
parti à travers le monde, t’envoyant de temps en
temps une carte postale pendant que tes tantes, tes
oncles, se tapaient l’entièreté de ton éducation. Tu
comprends maintenant ? Depuis quand on enterre
un assassin avec sa victime ?
(Silence.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Pssst ! Wilfrid… Wilfrid… Pssst !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Papa !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Shhhtt !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Voyons là ! Je ne rêve pas là !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
On va attendre qu’ils aient le dos tourné,
et on va s’en aller en courant !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Mais tu es mort !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Tu mets toujours ça pire que ce que
c’est.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Tu n’es pas mort ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Qu’est-ce que ça change ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Rien… sauf que…
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Ils ont le dos tourné.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Fuyons ! On s’expliquera après !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Papa ! Papa ! Attends-moi ! Attends-moi !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Cours !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Cours, Wilfrid, va, vole, suis ce
chemin inusité qui conduit au gouffre, et saute !
Saute dans le gouffre ! Laisse les chemins, car tous
les chemins mènent à la terre, le gouffre, seul,
conduit au rêve. Saute, Wilfrid, saute !
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
HIER
10. Apparition
(Chez le juge.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Le pire dans ce genre de situation,
monsieur le juge, je veux dire quand il ne vous reste
plus personne au monde, c’est qu’on se demande
comment le lendemain on va trouver assez de
force pour continuer à faire ce qu’on faisait la
veille. Je ne sais pas si vous me comprenez, mais
je commençais à en vouloir à mon père de m’avoir
foutu dans une pareille situation. Ce n’était pas de
tout repos, je vous jure, et j’avais beau me tourner
et me retourner dans mon lit, je n’arrivais pas à
accrocher le plus petit bout de sommeil. Même
à se masturber, monsieur le juge, on ne trouve
ni réconfort ni distraction. Alors c’est le vrai
désespoir. Mais quand on n’a pas le choix, il n’y
a plus qu’une solution. Les rêves montent dans
la nuit ! Le chevalier Guiromelan est prisonnier
dans une époque en forme de donjon. Il se bat,
mais comment se battre contre un mur ! je suis
un acteur célèbre et je suis en train de jouer dans
un film qui raconte l’histoire d’un jeune homme
qui ne sait plus où enterrer son père ! Le chevalier
Guiromelan est prisonnier, il ne sait pas comment
s’en sortir ! Son roi se meurt…
(Chez Wilfrid.)
<|e|>
<|s|>
LA VOIX DU PÈRE.
Wilfrid, j’ai froid. Mon sang
s’est pétrifié, mon haleine immobilisée. Wilfrid.
La lumière ne me concerne plus. Ce matin, je
suis resté étonné, à la voir si loin de moi, jamais
m’atteignant, toujours loin, diffuse. Wilfrid !
(Entre le père.)
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<|s|>
LE PÈRE.
Wilfrid !
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WILFRID.
Papa ! J’ai rêvé que tu étais mort.
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<|s|>
LE PÈRE.
Et bien tu vois ? Je vais bien !
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WILFRID.
Et tu es venu me voir ?
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<|s|>
LE PÈRE.
Ça faisait longtemps que l’on ne s’était
pas vus.
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<|s|>
WILFRID.
Et tu n’es pas mort ?
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<|s|>
LE PÈRE.
Je ne suis pas mort.
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<|s|>
WILFRID.
Je suis tellement content de te voir !
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<|s|>
LE PÈRE.
Cette nuit me rappelle Mexico ! On va
boire un coup ?
(Wilfrid se réveille.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je capote, je capote, je capote, je capote,
je capote… Pour me raccrocher à quelque chose,
j’ai pris la valise et je l’ai ouverte !
(Entre le père.)
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<|s|>
LE PÈRE.
Wilfrid.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Papa ?
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<|s|>
LE PÈRE.
Je ne veux pas t’effrayer, te faire
peur !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Là je capote pour vrai ! C’est pas
possible ! Je ne rêve pas là ! Je suis réveillé !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Non, tu ne rêves pas.
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<|s|>
WILFRID.
Alors qu’est-ce que tu fais là ? Je veux
dire t’es mort, t’es mort non ? T’es mort ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Tu compliques toujours tout !
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<|s|>
WILFRID.
Je rêve ! Je rêve !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Pourquoi tu t’énerves ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Tu es mort, c’est pour ça que je
m’énerve !
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<|s|>
LE PÈRE.
Je suis mort, je suis mort, et alors !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Alors ce n’est pas normal ! Les morts
c’est les morts et les vivants c’est les vivants ! Mais
toi, mort, avec moi, vivant, ce n’est pas normal.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Qu’est-ce que ça change ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Rien, sauf que je capote un peu, je ne
sais plus ce qui se passe, je ne sais même plus
si je rêve, je ne sais même plus si je dors, je ne
sais même plus si je suis encore vivant. Je ne sais
même plus qui est mort ! Qui est mort entre toi
et moi, qui ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Si tu étais mort, tu le saurais ! Crois-en
mon expérience.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Peut-être ! Mais je ne comprends pas
pourquoi tu es venu. Tu me fais peur ! Je fais de
mon mieux pour t’enterrer avec maman, mais ce
n’est pas facile !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Ce n’est pas pour ça que je suis venu te
voir. J’ai vu que tu avais ouvert ma valise rouge.
Je voulais être avec toi pour t’aider à comprendre
ce qu’il y a dedans.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
« Lettres non expédiées » ! Wilfrid,
Wilfrid, Wilfrid… des lettres pour moi ?!
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Elles te raconteront ton père, elles te
raconteront ta mère.
(Wilfrid ouvre une enveloppe.)
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L'AUTEUR
11. Plage
(Le père à l’âge adulte.)
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<|s|>
LE PÈRE ADULTE.
Mon petit Wilfrid.
Je ne sais pas pourquoi je t’écris, je ne sais pas
pour qui j’écris. Je ne sais plus qui je suis. Je
t’écris à toi parce qu’il n’y a personne à qui écrire.
Aujourd’hui c’est ton deuxième anniversaire
et je songe combien seront tristes les jours qui
rappelleront celui de ta naissance puisque ce jour te
rappellera la mort de ta mère. Tu as deux ans…
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
… et je ne suis pas avec toi, je suis
incapable d’être là-bas dans ce pays que je ne
connais pas. À qui j’écris ? Pourquoi j’écris ?
Qui me lira ? Qui me consolera ? Comment vivre
encore, Wilfrid, mon cher Wilfrid, je voudrais
que nous soyons tous les trois ensemble mais je
ne veux pas être triste…
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE ADULTE.
… aujourd’hui tu as deux ans
et je veux que tu gardes une mémoire joyeuse de
ta mère, alors, pour tes deux ans, je te ferai don
de mon plus beau souvenir puisque je n’ai rien
de mieux à t’offrir. C’était sur une plage où il
pleuvait.
(Plage. Le père jeune et la mère suivis par Marie
et François avec des parapluies.)
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<|s|>
WILFRID.
C’est vous, ça ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
C’est nous.
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<|s|>
WILFRID.
Vous étiez beaux !
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MARIE.
Jeanne, rentrez ! Le ciel se couvre !
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
Qu’il se couvre.
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<|s|>
FRANÇOIS.
Il va y avoir un orage.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
J’espère qu’il y aura un orage.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE JEUNE.
J’espère qu’il y aura un orage.
<|e|>
<|s|>
MARIE.
Si vous avez envie de tomber malade,
tant pis pour vous ! Nous on rentre !
(Marie et François partent.)
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
Ismail, je crois bien que je suis née.
Je veux dire par là que, prenant de plus en plus
conscience que tu es là, je prends conscience aussi
que je suis là.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE JEUNE.
Pour toi comme pour moi. Parce
que moi et toi, toi et moi, c’est comme la pluie
sur ton visage, la pluie sur mon visage.
(Baiser.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Comment ça se fait que je suis né
ici ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Va savoir. Ouvre et lis, tu sauras.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je ne sais plus si j’ai envie de savoir.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Qui voudra savoir alors ? Deux personnes
se sont aimées, la femme est morte, l’homme est
devenu fou. Ça n’intéresse plus personne.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ce n’est pas facile de te faire raconter
une histoire où le héros meurt à la fin.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
12. Bombardement
(Wilfrid ouvre une enveloppe. Une bombe explose.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Pendant la guerre, nous habitions au
sixième étage d’un immeuble de huit.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Au septième étage habitait la tante
Marie, au troisième ton oncle Émile et les autres
étages étaient occupés par des voisins que nous
avions fini par connaître à force de fréquenter le
même abri qui était au sous-sol.
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
Bonjour Lucie, c’est Jeanne / Il n’y a
pas de bombardement aujourd’hui, chez toi ? / Je
suis allée voir le médecin / Que je ne pouvais pas
garder l’enfant.
(Bombe.)
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
Non, c’est un bombardement de routine.
(Bombe.)
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
Je ne peux pas garder l’enfant parce
que je suis trop fragile / Parce que je suis trop
fragile.
(Bombe.)
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
Nous descendons à l’abri ! / Je te rappelle
après.
(Bombe.)
(Wilfrid ouvre une nouvelle enveloppe.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE ADULTE.
Mon cher Wilfrid,
Je suis assis dans un café et je t’écris. Aujourd’hui
c’est ton dixième anniversaire. Dix ans que ta
mère est morte. Hier, je suis arrivé par bateau
dans ce pays fait de désert et de soleil. Je connais
quelqu’un qui me fera travailler comme peintre
en bâtiment. Je pense à ta mère. Je pense à ces
jours heureux de la guerre. Ta mère vivante. Les
bombes tombaient et nous jouions aux cartes avec
les voisins réunis au fond d’un abri. Tu étais encore
dans son ventre. Je la regardais et je pensais à
toi, tu me tenais chaud au fond de cette horreur.
Il n’y avait plus de bombes, que son rire et toi
dans son ventre et la vie malgré tout, toujours
malgré tout !
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<|s|>
WILFRID.
Tu m’as écrit des lettres pendant des
années sans jamais m’en envoyer une seule ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Non.
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<|s|>
WILFRID.
Pourquoi ?… pourquoi est-ce que tu
les écrivais ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Je ne sais pas. À chaque fois je me
disais, celle-ci je l’envoie, puis elle finissait par
traîner au fond de ma poche.
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<|s|>
WILFRID.
Te rends-tu compte que je ne savais
jamais où tu étais ? Pourquoi tu ne m’as rien
dit ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Te dire quoi ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Pourquoi tu n’es pas venu me chercher
pour m’amener avec toi ?
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<|s|>
LE PÈRE.
Wilfrid…
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
J’aurais tellement été fier de toi . Je
t’aurais tellement défendu. À ceux qui m’auraient
demandé de tes nouvelles j’aurais dit que mon père
est un poète sur les grandes mers du monde, un
passant, qui m’écrit des lettres de partout pour me
raconter à quel point il a aimé ma mère.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Toutes ces lettres étaient si tristes,
Wilfrid, pourquoi te les envoyer ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Mais pour que je puisse savoir ce que
j’étais pour toi. Qui j’étais pour toi ? un fils, un
inconnu ? un fils inconnu que tu as mis entre les
mains de mes tantes qui ont passé mon enfance à
me raconter toutes sortes d’insanités sur toi ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Wilfrid !
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WILFRID.
Qui j’étais pour toi ??
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<|s|>
LE PÈRE.
Je ne peux rien te raconter de plus que
ce que ces lettres te racontent.
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<|s|>
WILFRID.
Alors j’ai ouvert, lettre après lettre,
pour trouver, pour comprendre ! Ma vie tout
entière sortait des enveloppes, mes souvenirs,
mon imagination, tout m’échappe et s’évapore.
J’ai eu tout à coup le profond sentiment que je
n’étais plus moi, qu’il y avait un autre Wilfrid et
que ce Wilfrid-là, je pouvais presque le voir et le
toucher. Toutes ces lettres que mon père m’avait
écrites, qu’est-ce qu’elles étaient sinon la preuve
que je n’ai jamais existé vraiment puisque ces
lettres n’étaient pas adressées à moi, mais à un
autre que moi, qui me ressemble beaucoup, qui
a mon âge, qui s’appelle Wilfrid aussi et qui, par
le plus grand des hasards, vit dans ma peau ? J’ai
passé la nuit à lire ces lettres ; beaucoup parlaient
de la terre, du pays, de l’enfance, toujours la mer,
souvent la mer, avec ma mère. Parfois de la mort,
souvent de l’amour… beaucoup d’amour.
(Wilfrid ouvre une enveloppe.)
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L'AUTEUR
13. Amour
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JEANNE.
Ismail.
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LE PÈRE ADULTE.
Jeanne.
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JEANNE.
La mort n’est rien puisqu’elle t’aura
donné un fils.
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LE PÈRE ADULTE.
Mais tu n’es plus là.
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<|s|>
LE PÈRE.
Tu n’es plus là.
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<|s|>
JEANNE.
N’abandonne pas ton fils, Ismail.
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LE PÈRE.
Je lui écris !
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<|s|>
JEANNE.
Des lettres que tu ne lui envoies pas.
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<|s|>
LE PÈRE ADULTE.
Je ne peux pas le voir : le voir
c’est te voir.
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LE PÈRE JEUNE.
Jeanne !
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JEANNE.
Ismail !
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LE PÈRE.
Oui, Jeanne.
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<|s|>
LE PÈRE ADULTE.
Oui, Jeanne.
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<|s|>
JEANNE.
C’est toi qui cours sur la plage ! Regarde,
tu viens vers moi.
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<|s|>
LE PÈRE JEUNE.
Jeanne, je suis venu te voir au
milieu du vent de la mer, pour te demander de
m’épouser. Je t’aime, ne dis rien ! Je suis fou
parce que je suis là avec toi, face à la mer, pour
te dire mon amour, mon amitié, pour te dire mon
amouritié. Ne réponds pas, ne dis rien.
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
Regarde, Ismail, c’est nous deux au
temps où nous voulions tout faire, être heureux,
le bonheur à nos pieds ! Si tu avais pu deviner, si
tu avais pu prévoir, la guerre, la douleur, la mort,
m’aurais-tu aimée comme tu m’as aimée ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Oublie, Jeanne. Retourne dans mes bras,
restes-y et oublie l’avenir.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
14. Solitude
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<|s|>
WILFRID.
Qu’est-ce que tu faisais assis sur le banc
quand on t’a trouvé mort ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
J’attendais que le jour se lève.
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<|s|>
WILFRID.
Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?
Pourquoi tu n’es pas venu sonner ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Tu n’étais pas là. Je t’ai attendu, puis,
vers le début de la nuit, je t’ai vu arriver avec
une fille. Je ne voulais pas te déranger. Je sais ce
que c’est.
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<|s|>
WILFRID.
Qu’est-ce que tu sais ?
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<|s|>
LE PÈRE.
Je sais ce que c’est que de rentrer avec
une fille tard à la maison. Je suis mort, mais je
ne suis pas con.
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<|s|>
WILFRID.
Alors tu savais ce que j’étais en train
de faire pendant que tu mourais…
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<|s|>
LE PÈRE.
Quand on meurt, on ne sait plus rien,
Wilfrid. Tu as déjà vu un chien se faire entraîner
par un raz-de-marée ? Quand on meurt, on devient
le chien, avec les yeux du chien, seul, au milieu
d’une vague immense qui nous entraîne vers le
large. Le large, c’est terrible lorsqu’il n’y a plus
d’horizon, alors on chie et on pisse parce qu’il n’y
a plus rien d’autre à faire que de chier et de pisser,
comme un dernier geste de vie, pour laisser une
trace avant de partir.
<|e|>
<|s|>
WILFRID. À
la morgue, ils disent que tu es mort
d’une thrombose.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Qu’est-ce que je m’en fous maintenant,
tu ne peux pas imaginer.
(Wilfrid ouvre une enveloppe.)
<|e|>
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L'AUTEUR
15. Mère et fils
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<|s|>
JEANNE.
Wilfrid… je suis à la recherche de la
tombe de ton père.
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<|s|>
WILFRID.
Maman !
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<|s|>
JEANNE.
Je ne retrouve pas la tombe. Pourtant,
je suis certaine que c’était là. L’air de la mer est
bon. Ton père est heureux d’être enterré dans son
pays natal.
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<|s|>
WILFRID.
Justement non ! Il n’est pas heureux,
il est encore parmi les vivants et je ne sais pas
comment faire ! Comment fait-on pour enterrer
son père ?
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JEANNE.
Wilfrid, ton père est un gardeur de
troupeaux.
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<|s|>
WILFRID.
Quoi ??!
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JEANNE.
Ton père est un gardeur de troupeaux.
(Wilfrid se réveille.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je m’étais endormi sur ma lettre. Et la
lettre que je tenais était une photo de mon père
et de ma mère, au bord de la mer là-bas. Lorsque
je me suis réveillé, j’avais cette phrase en tête :
« Ton père est un gardeur de troupeaux. » J’avais
ouvert toutes les lettres. La clarté du jour était
là. J’étais devenu un orphelin et il n’y avait rien
à comprendre sauf qu’il y a des événements qui
restent à jamais cadenassés. Je suis retourné au
salon funéraire. Il n’y avait personne. J’avais mis
la veste qu’il avait quand on l’a retrouvé. Dans la
poche intérieure, j’ai trouvé une autre lettre pour
moi. Sa dernière.
(Wilfrid ouvre l’enveloppe.)
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L'AUTEUR
16. Douleur et accouchement
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LE PÈRE.
Wilfrid, quel âge as-tu ? Je ne me
souviens plus… Ma mémoire est une forêt. Ta
mère seule s’y promène. Elle foule de ses pas mon
cerveau et, sans cesse, ravive le souvenir. Ma tête
est pleine de feuilles mortes qui bruissent sous
les pieds de ta mère morte. Je ne suis plus qu’un
voyageur cheminant entre ce que j’oublie, et le
craquement continu de mon cerveau. Comment
la mort peut-elle donner la vie ? Ma mémoire est
une forêt dont on abat les arbres. J’oublie.
(Jeanne hurle.)
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LES TROIS PÈRES.
Jeanne !
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JEANNE.
Je le sens dans mon ventre, je le sens.
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LE PÈRE JEUNE.
Sauvez-la !
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UN MÉDECIN.
Nous devons sacrifier l’enfant.
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<|s|>
LE PÈRE JEUNE.
Sacrifiez l’enfant.
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JEANNE.
Non ! Gardez l’enfant, gardez l’enfant !
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LE PÈRE JEUNE.
Allez-y, docteur !
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JEANNE.
Ismail, tu m’as promis.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE JEUNE.
Oubliez l’enfant !
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JEANNE.
Non ! Ismail, tu m’as promis, tu m’as
promis…
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LE PÈRE JEUNE.
Jeanne !
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JEANNE.
Ce sera lui, jamais moi…
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LE PÈRE JEUNE.
Oui, j’ai promis, j’ai promis,
mais ce n’est pas possible !
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<|s|>
JEANNE.
Pour toi, pour moi, il sera nous deux,
lui nous deux, sans lui plus de vie, plus rien, tu
m’as promis, Ismail, tu m’as promis…
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<|s|>
LE PÈRE JEUNE.
Jeanne !
<|e|>
<|s|>
LE MÉDECIN.
Décidez-vous ou on les perd tous
les deux !
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<|s|>
LE PÈRE JEUNE.
Je ne sais pas.
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<|s|>
JEANNE.
Ismail, pense à moi… Pense à moi,
ne pense pas à toi ! Oublie ta peine, oublie ton
chagrin ! Sois fort, Ismail, sois fort !
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LE MÉDECIN.
Dites-le maintenant !
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LE PÈRE JEUNE.
L’enfant, l’enfant !
(Naissance de Wilfrid.)
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JEANNE.
La vie, la vie hors de moi !
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LE PÈRE JEUNE.
Jeanne.
<|e|>
<|s|>
JEANNE.
La vie est là ! Comme la vie est belle.
(Jeanne meurt.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Est-ce que j’ai bien fait, Wilfrid ? Cette
question n’a pas cessé de me poursuivre. C’est une
question très rapide, aucun train, aucun avion ne
parvenait à la semer ; au bout du monde, dans les
rues les plus sombres des villes les plus sombres,
elle finissait toujours par me retrouver. Je ne sais
plus si tout cela a bien existé, mais tu es là pour
me rappeler que ma vie ne fut pas un songe, qu’il
y a longtemps, j’ai posé un geste qui a taché mon
être comme la tache de vin tache la blancheur de
la nappe. Est-ce que j’ai bien fait ? La famille de
ta mère dit que je suis un assassin. Ils ont peut-être
raison. Quoi qu’il en soit, Wilfrid, je fus heureux
dans ma terre natale. Dans ma terre natale j’ai
aimé ta mère et, grâce à toi, grâce à ta mère, ma
vie n’aura pas été entièrement gâchée.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
17. Requête
(Wilfrid et le juge.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ma requête est simple, monsieur le juge.
Je demande la permission de rapatrier le corps de
mon père. Il est vrai que mon père n’est pas un
chef d’État ni une personnalité d’importance civile,
mais pour moi, ce serait une façon de réconcilier
les morts avec les vivants. Les vivants ont de la
peine, mais les morts c’est important aussi. Les
morts n’ont pas d’âge, vous savez, alors il faut les
aider à trouver le repos. Mon père n’a pas vécu
ici, son amour est là-bas, son bonheur est là-bas.
Tout est prêt. J’irai au pays natal de mon père,
jusqu’au village qui l’a vu naître, haut perché sur
les montagnes, et je trouverai un lieu de repos
pour son âme. Je peux partir dès ce soir, il ne
manque que votre autorisation. Voilà. Je vous ai
tout raconté.
(Entre l’équipe de cinéma.)
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<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Wilfrid, sans le savoir, tu es
sur le point de quitter les chemins pour te précipiter
tête première dans le gouffre.
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<|s|>
WILFRID.
Tu viens, papa ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Où va-t-on ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je te remmène au pays.
(Wilfrid quitte le juge.)
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L'AUTEUR
LÀ-BAS
L'AUTEUR
18. L’aveugle qui lit en pleine nuit
(Nuit. Voix d’une femme qui chante au loin.)
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<|s|>
WAZÂÂN.
« Chante, déesse, la colère d’Achille
le Péléide, la colère maudite qui causa mille
souffrances aux Achéens, chez Hadès, au pays
des morts, précipita maintes âmes vaillantes de
héros et fit d’eux la proie des chiens et de tous
les oiseaux… chante, déesse, le malheur du vieux
Priam à genoux aux pieds d’Achille le Péléide,
le suppliant pour qu’il lui remette la dépouille de
son fils Hector ! »
(La voix hurle :) « À la croisée des chemins, il peut
y avoir l’autre ! »
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<|s|>
WAZÂÂN.
Et moi je suis l’aveugle qui lit en pleine
nuit ! « Souviens-toi de ton père, Achille semblable
aux Dieux, et écoute ma plainte. J’avais un fils,
qui nous protégeait, nous et notre ville, hier tu l’as
tué. C’était Hector. Et c’est pour lui que j’arrive
aujourd’hui aux nefs des Achéens pour réclamer
sa dépouille. Respecte les dieux, Achille, et de
moi aie pitié et souviens-toi de ton père. » Tiens,
on vient ! J’entends les pas du marcheur… Drôle
de marcheur, son pas est fragile, léger, il vient
de dépasser la fontaine du village, je l’entends
gravir la montagne. Il trébuche même ! Il n’est pas
très content ! Ce n’est pas le pas de Simone ! Un
visiteur… Ou un voyageur perdu… Il approche.
(Arrive Wilfrid suivi du père.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
La musique venait d’ici.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je sais que la voix venait d’ici, mais là
il n’y a plus rien ! Je ne sais plus où on est, il fait
noir comme dans le cul d’un ours et je suis fatigué,
alors tu sais ce que tu vas faire, papa ?
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LE PÈRE.
Quoi ?
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WILFRID.
Tu vas faire le mort.
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LE PÈRE.
Si tu te mettais à ma place, tu comprendrais.
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<|s|>
WILFRID.
Ce n’est pas à moi de comprendre, c’est
à toi. Tu es mort, toi, tu peux bien t’en foutre,
mais moi j’ai mal aux pieds, j’ai mal aux jambes
et j’ai mal à la tête !
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WAZÂÂN.
Qui es-tu ?
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<|s|>
WILFRID.
Ah ! Bon Dieu ! je ne vous avais pas
vu !
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WAZÂÂN.
C’est pourtant moi l’aveugle.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je ne vous avais pas vu tout de même.
Dans cette noirceur.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Qui es-tu ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je m’appelle Wilfrid.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
De quel village viens-tu ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je ne viens pas d’un village mais de
loin. J’ai traversé un océan.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Qu’est-ce qui t’amène par ici ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ça risque de vous sembler obscur.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
C’est bien, je serai en terrain connu.
L’obscur, ça me connaît. Que veux-tu, Wilfrid ?
Pardonne ma curiosité, mais on ne voit jamais
d’étrangers par ici.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je suis étranger, mais mon père vient
de ce village. Il s’appelle Ismail.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Raconte.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Par où commencer…
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
C’est là toute la question.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Comment vous appelez-vous ?
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Je suis Wazâân.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Vous ne vous souvenez pas d’Ismail ?
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Ismail ?… non.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
De Jeanne alors, avec qui il était
marié.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Montre-lui la photo !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Il est aveugle, papa !
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Une fille du village ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Elle venait de la mer, mais ils ont habité
quelque temps ici.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Peut-être.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Elle était belle.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
C’est vague. Je ne vois que lorsque
je touche.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Le jour où le pays a été envahi, ils ont
fui.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Beaucoup de gens ont fui alors.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Oui, mais eux ont fui loin, jusqu’à
l’extrémité du pays et plus loin encore, vers les
pays éloignés !… Ils faisaient des promenades
jusqu’à la mer !
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Un homme et une femme… il y a si
longtemps…
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Il se souvient !
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Ils partaient tous les samedis dans leurs
habits du dimanche.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Vous vous souvenez ?
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Ismail et Jeanne ! Toi, tu es leur fils,
celui qu’elle portait dans son ventre.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Vous tremblez !
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Une étoile lointaine s’est rapprochée
de nous de quelques centimètres, pour nous dire
que notre vie va changer ! Qu’es-tu venu faire ici,
fils d’Ismail ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Mon père est mort il y a trois jours. Je
suis venu pour l’enterrer dans son village natal et
le réconcilier avec la vie.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
C’est un lourd tribut que tu t’es infligé
là ! J’ai peur qu’il ne te devienne encore plus lourd.
Il y a cinq jours, Saïd, un jeune homme, est mort.
Pour enterrer son corps, on devra ouvrir le cercueil
d’un mort et enterrer le mort avec le mort.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Pourquoi ?
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Il n’y a plus de place.
La voix hurle : « À la croisée des chemins, il peut
y avoir l’autre ! »
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
C’est quoi ça ?!
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Simone qui hurle depuis cinq jours !
Et qui chante à tue-tête et qui met en colère tous
les villageois. Tu arrives dans un drôle de pays,
Wilfrid, ici, les gens sont amers, ils ne veulent
plus rien entendre, ni musique ni chant, ni rien,
les vieux sont vieux et ils veulent le calme, mais
Simone hurle à pleins poumons, en pleine nuit, car
Simone s’en fout, Simone est maigre, Simone est
laide, Simone est seule, Simone est en colère et
elle chante à fracasser les crânes.
(On entend au loin un cri :) « À la croisée des
chemins, il peut y avoir l’autre ! »
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Et elle crie ! Et les villageois sont en
colère ! Ils arrivent d’ailleurs. Tu vas voir, ils
sont assez folkloriques. Mais il ne faut pas leur
en vouloir, ils ont beaucoup souffert pendant la
guerre.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
19. Villageois
(La voix hurle :) « Y a-t-il quelqu’un qui voudrait
m’entendre dire me voici ? »
(Arrive un groupe de villageois.)
<|e|>
<|s|>
FARID.
Wazâân ! Personne ne peut plus dormir.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Saïd est mort ! Qui peut encore dormir !
<|e|>
<|s|>
JOSEPH.
Saïd est mon fils ! Je veux le deuil pour
mon fils !
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Saïd aimait Simone et Simone aimait
Saïd. Pourquoi Saïd est mort ? Vous ne voulez
toujours pas entendre.
(La voix chante au loin.)
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Écoutez sa voix et vous comprendrez
Simone.
<|e|>
<|s|>
ANKIA.
Une folle !
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Folle de colère, oui !
<|e|>
<|s|>
JOSEPH.
Wazâân, les morts exigent le silence pour
sortir de leur tombe.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
C’est juste.
<|e|>
<|s|>
JOSEPH.
Si elle chante, Hamlal refusera d’ouvrir
le cercueil de son propre fils, comment je ferai
alors ?
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Ce sont des lois anciennes qui nous
ont fait bien du tort. Mais tu as raison, ce sont
nos lois et on doit les respecter ! Alors laissons
les anciens respecter les lois anciennes et laissons
Simone respecter sa jeunesse.
<|e|>
<|s|>
ISSAM.
Elle ne respecte rien. Elle cherche à
consoler ce que l’on ne doit pas consoler.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Qui consolera Simone d’avoir perdu
Saïd ?
<|e|>
<|s|>
FARID.
Elle revient !
(Arrive Simone.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
20. Simone
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
La nuit dernière, il a plu.
(Simone chante.)
<|e|>
<|s|>
ISSAM.
Arrête de chanter !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je ne sais pas qui vous êtes, je ne suis
pas vous. Ce n’est pas pour vous que je chante,
jamais pour vous ! Vous êtes vieux et laids ! Je ne
suis pas vous !
<|e|>
<|s|>
ISSAM.
Qu’est-ce que tu espères ? Redonner vie
aux morts ! C’est fini ! Tout est fini !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Il n’y a pas si longtemps pourtant, vous
m’assuriez que la guerre était une chose mauvaise
qui devait disparaître, se terminer justement pour
que naisse enfin la liberté. Aujourd’hui, la guerre
est terminée. Vous me dites encore ne chante pas,
ne parle pas, ne rêve pas. Vous me dites tais-toi,
Simone, tais-toi !
<|e|>
<|s|>
TOUS SAUF WAZÂÂN.
Tais-toi !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je vous insulterai longtemps encore,
jusqu’à ce que vous fassiez silence. SILENCE !
Écoutez ma voix ! C’est la voix pour rappeler aux
vivants les morts.
(Simone chante.)
<|e|>
<|s|>
FARID.
Saïd est mort et toi tu chantes ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je chante, oui ! Je hurle ! Qui a dit à
Saïd : « Saïd, tu ne peux pas aimer une fille comme
Simone » ? Qui a dit ça ? Qui lui a dit : « Saïd, tu
aimes trop » ? Il ne savait pas ce que ça voulait dire
« aimer trop », il ne savait pas ce que ça voulait
dire « être loin de moi » ! « Puisque j’aime trop,
alors je peux traverser le champ miné en courant »,
et il est parti comme un fou. « Saïd ! », j’ai hurlé,
et lui courait ! Je voulais fermer les yeux, mais je
les ai gardés ouverts pour rester avec lui jusqu’au
bout, jusqu’au bout ! Arrivé au milieu du champ,
il a explosé, feux, flammes et sang, comme un
crachat lancé au visage cruel de sa vie !
(Simone chante.)
<|e|>
<|s|>
FARID.
Arrête de chanter !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Lâchez-moi ! Lâchez-moi !!
(Issam gifle Simone.)
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Ça suffit ! Rentrez chez vous !
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
21. Rencontre
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Wazâân, c’est vrai qu’il n’y a plus
personne ! Que les arbres !
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Dans les villages, en bas de la vallée,
tu trouveras des fous comme toi.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Non ! Depuis des mois j’envoie plein
de messages, un vrai réseau. Plein de bouteilles
jetées dans la rivière noire, celle qui descend
jusqu’aux villages du bas. Jamais rien. Personne
ne répond.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Tu cherches le miracle, Simone.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On a tous besoin d’un miracle. Vous, les
vieux, vous l’avez eu votre miracle, puisque vous
avez connu le pays avant la guerre, moi je suis née
dans les bombes, mais je suis sûre que la vie, ça
peut être autre chose que des bombes.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Tu as envoyé des messages aujourd’hui ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Trois bouteilles jetées dans la rivière.
Quatre messages hurlés.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Retourne à la falaise, Simone, et hurle
que Wilfrid est revenu, hurle qu’Ismail est mort,
hurle qu’Ismail a droit à un lieu de sépulture.
Simone, la réponse que tu attendais est arrivée,
mais tu ne l’entends pas, tu ne la vois pas, car elle
arrive du côté d’où tu l’attendais le moins. Simone,
voici Wilfrid. Wilfrid, voici Simone. Je crois que
vous êtes aussi fous l’un que l’autre.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Tu viens ? On va aller réveiller tout le
monde.
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Hurlez fort pour que tout le monde
entende. Criez que le miracle est arrivé et vous
viendrez me raconter.
(Wilfrid emporte le corps de son père et suit
Simone.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
22. Clandestinité
(Wilfrid et Simone transportent le père.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Wilfrid, je ne veux pas encombrer ta
tête, mais je n’ai pas d’autres endroits où aller
pour me réchauffer. Laisse-moi prendre toute la
place dans ta vie, juste ce qu’il faut avant de me
faire à l’idée de la mort. Maintenant que j’y suis,
je ne peux qu’exprimer mon grand étonnement :
je suis mort et je n’en reviens pas.
(Ils déposent le corps.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Hurle avec moi : « Wilfrid est là ! »
« Ismail est mort. »« Me voici. »« Me voici. »« Me
voici. »« Le miracle est arrivé. »
(Ils hurlent.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Regarde ! là-bas !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
C’est le village du bas.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Une lumière.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Elle s’allume depuis quelques jours.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Elle s’est éteinte.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Elle s’éteint toujours.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Demain, tu devrais aller voir.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Demain, il faudra s’occuper du corps
de ton père. Si la lumière est pour moi, elle sera
encore là les nuits prochaines.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
On laisse le corps ici ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On va le transporter au cimetière. Après
l’enterrement de Saïd, on leur parlera. Je vais te
les présenter.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
23. Cimetière
(Les villageois sont rassemblés autour de Wilfrid
et Simone.)
<|e|>
<|s|>
ISSAM.
Alors comme ça tu veux l’enterrer ici ?
<|e|>
<|s|>
ANKIA.
Regarde ! Le cimetière est plein. Il n’y a
plus aucune place !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Arrêtez ! Je ne peux pas croire qu’il
n’y a pas un lieu, au bout d’un champ, au milieu
d’un terrain abandonné, où on ne trouvera pas
une place !
<|e|>
<|s|>
ISSAM.
Elles sont réservées aux gens du village,
pas aux étrangers !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Ce n’est pas un étranger ! Il est né ici.
Vous l’avez connu !
<|e|>
<|s|>
ISSAM.
Il a fui le pays. Il n’avait qu’à se faire
enterrer là où il a fui.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Vous n’avez pas le droit de refuser
l’hospitalité aux morts !
<|e|>
<|s|>
JOSEPH.
Allez voir Hakim. Il est riche, lui, il a
une grande propriété. Si tu as de l’argent, il ne te
refusera rien !
(Les villageois partent.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Qui est Hakim ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Un ancien chef de milice. Je n’aime pas
cet homme. Mais tu n’as pas le choix. Il est très
puissant ici. Il peut les obliger à accepter.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Où est-ce que je peux le trouver ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je vais t’accompagner. On ira à la
tombée du jour. Il sera là.
(Wilfrid et Simone se mettent en route.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Nous voici. Regarde, ils sont à table.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
24. Repas
(Des bourgeois sont attablés. Ils mangent.)
<|e|>
<|s|>
JAMIL.
Monsieur, nous avons de la visite.
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Notre chanteuse ! À la bonne heure ! Et
ce monsieur, c’est qui ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Wilfrid. Un ami.
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Un ami ! Jamil, deux chaises pour ces
jeunes personnes !
<|e|>
<|s|>
JAMIL.
Bien, monsieur.
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Où en étais-je ?
<|e|>
<|s|>
MADAME HAKIM.
Le gland.
<|e|>
<|s|>
GHASSANE.
Le gland, oui, le gland.
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Ah oui, le gland ! Donc, le gland fut
dedans, le reste suivit et j’ai senti mes couilles
venir battre contre les fesses de cette salope ! (Éclat
de rire général.) Mon temps était passé, ça faisait
bientôt deux heures que j’envulvais comme un
cochon, mais je m’en foutais, j’avais de l’argent,
j’en ai encore d’ailleurs, et je le lui ai dit : « Allez,
au pas, au pas fillette, j’ai de l’argent et je m’en
fous ! », d’ailleurs, pour m’en foutre, j’étais en
position impeccable, je la maniais par les hanches
et Han, Han, Han, je me suis mis à culeter plus
fort, je sentais ma bitte se gonfler, encore quelques
coups de reins, puis je lâchais dans son cul mon
foutre bourgeois !
<|e|>
<|s|>
GHASSANE.
Formidable ! Délicieux.
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Jamil, une autre bouteille. Alors les jeunes,
et chez vous, comment ça se passe ? à l’envers ? à
l’endroit ? par en avant, par en arrière ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Nous reviendrons demain, monsieur,
quand vous aurez fini de fêter.
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Pas question ! Tu vas rester ici et tu vas
nous chanter une petite chanson.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je ne suis pas venue pour chanter !
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Restez assis ! Dites-moi ce qui nous vaut
l’honneur de cette visite.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Le père de Wilfrid est mort. Il s’appelait
Ismail, vous l’avez peut-être connu, il habitait le
village il y a longtemps. On nous a dit que vous
pourriez nous aider !
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Qui a dit ça ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Les villageois.
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Ils racontent toujours n’importe quoi,
ceux-là !
<|e|>
<|s|>
MADAME HAKIM.
C’est vrai ça, un jour…
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Oui, c’est ça, ta gueule, chérie, ta gueule !
Et vous êtes venus m’acheter un lieu de sépulture.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
C’est oui ou c’est non ?
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Le jeune homme est pressé… (Rire des
autres.) C’est oui ! Gratuitement !
<|e|>
<|s|>
MADAME HAKIM.
Comment ça, gratuitement ?…
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Ta gueule, chérie, ta gueule… Mais avant
j’aimerais savoir ce que je vais enterrer dans mon
jardin ! Je voudrais voir le corps.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
On va laisser faire et on va s’arranger !
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Dans tout le village, ils s’entretuent
pour sauvegarder le lieu où ils pourront se faire
ensevelir, et tu veux t’arranger ! Ce matin ils
ont enterré un gamin avec un autre gamin ! Une
horreur ! Je te demande de voir le corps, c’est tout !
Je ne te demande pas un rond. (Rire des autres.)
Où est-il ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Dehors !
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Il y a un cadavre qui traîne devant ma
porte ? C’est formidable ça ! Allez le chercher…
Jamil, va les aider.
(Le corps est porté devant Hakim.)
<|e|>
<|s|>
TOUS SAUF WILFRID, SIMONE ET JAMIL.
Quelle
odeur !
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Magnifique ! Honorons cette maison :
dansons avec le mort !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Vous êtes ivre ! Vous ne savez pas ce
que vous faites !
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Dansez, mes amis, dansez ! Faites-le
boire ! Il l’a bien mérité !
(Ils dansent avec le mort.)
<|e|>
<|s|>
HAKIM.
Ça me fait penser à l’histoire d’un ami qui
est mort d’une façon horrible. Il avait été capturé
par l’ennemi avec sa petite fille de huit ans, ils
l’ont foutu à poil, lui ont graissé le trou du cul et
l’ont assis sur un long pal en bois. Ils l’ont enculé
lentement, si lentement avec le bout du pal que,
bien malgré lui, il s’est mis à bander, excité à se
faire péter les couilles… (Il rit.) Alors, ils ont
hissé le corps de sa fillette, ils lui ont écarté les
jambes et ils te l’ont empalée sur la bitte de son
père ! Comme elle gigotait comme une damnée
en hurlant, son père, lui, glissait le long du pal
en râlant. À la fin, un des soldats, pris de pitié,
leur a tiré une balle dans la tête au moment où il
éjaculait dans le cul de sa petite fille.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Arrêtez !!!
(Wilfrid hurle. Le chevalier Guiromelan apparaît.)
(Il décapite Hakim.)
(Wilfrid et Simone emportent le corps et s’enfuient.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
On était où, Simone ? Je sens que je
vais tuer ! Je vais tuer quelqu’un !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Calme-toi, Wilfrid !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Que personne ne me dise de me calmer,
là ! O.K. ? Je n’ai aucune envie de me calmer,
O.K. ? Je n’ai aucune envie et je n’ai aucune
raison de me calmer, O.K. ? Si tu me dis encore
une fois de me calmer, papa, je te tue à nouveau.
Je ne veux pas me calmer, je ne veux surtout pas
me calmer, je veux… je veux… je ne sais pas ce
que je veux. Je capote, bordel, je capote ! Qu’est-ce
qu’on va faire, Simone ?
(Chez Wazâan.)
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Écoute ce que dit l’étoile, ce que te dit
ton âpre étoile.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Qu’est-ce qu’elle dit ?
<|e|>
<|s|>
WAZÂÂN.
Avancer toujours, même si on n’y croit
plus. Avancer malgré la perte du but, avancer
malgré la raison qui nous fige, nous immobilise,
malgré la futilité que l’on découvre même dans
ce qu’avancer veut bien signifier. Avancer même
si on a perdu toute fierté, toute capacité à espérer.
Avancer. Je n’ai jamais vu la nuit, mais on dit
d’elle qu’elle est obscure. Alors partez, partez
tous les deux, partez avant le jour. Au matin je
leur dirai que la fille qui chantait est partie, je leur
dirai que le jeune homme qui est revenu vers sa
terre d’origine est reparti. Je les maudirai, je leur
dirai : Écoutez la colère de la jeunesse qui fera de
vous les vaincus des vaincus. La jeunesse est en
colère contre vous. Elle part et avec elle le soleil.
Simone, Wilfrid, emportez le corps et partez avant
le jour, au matin je leur dirai que le malheur vient
de s’abattre sur le village.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Wazâân, cet air que je chante te dira
mieux que mes mots mon amitié.
(Elle chante.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Simone, la lumière du village du bas
s’est encore allumée puis éteinte.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
À l’aube nous serons à la croisée des
chemins. La lumière sera peut-être là.
(Ils partent.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
L’AUTRE
25. La croisée des chemins
(L’aube. À la croisée des chemins. Un homme
jeune est là.)
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
C’est toi la fille qui chante ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
C’est moi. C’est toi qui allumes la
lumière ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
C’est moi.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Comment tu t’appelles ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Amé. Depuis des nuits toutes les nuits
j’entends tes appels. Parfois, aussi, je trouve
des bouteilles dans lesquelles il y a des papiers.
Des messages. Et tout ça parle de la croisée des
chemins. Qu’à la croisée des chemins, il peut y
avoir l’autre. Alors depuis des jours, je viens ici,
à la croisée des chemins. Je veux savoir.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je m’appelle Simone. Voici Wilfrid.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Que veux-tu ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je ne sais pas. J’en ai marre. T’en as
pas marre, toi ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Qu’est-ce que tu veux faire ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Partir !
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Partir pour où ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
N’importe où ! Hurler des phrases plein
les vallées, poser des bombes !
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Pendant la guerre, je posais des bombes !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
La bombe que je veux poser est plus
terrible que la plus terrible des bombes qui a
explosé dans ce pays.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
On en posera dans les autobus, dans les
restaurants…
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Non ! Cette bombe ne peut exploser que
dans un seul lieu. Dans la tête des gens.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On va aller raconter des histoires. Tout ce
qu’ils veulent nous faire oublier, on va l’inventer,
le raconter ! Ils seront obligés de nous arracher le
visage !
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Quel genre d’histoires ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
La tienne, la mienne. Le silence de
chacun.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Ils s’en foutent des histoires ! Ils disent :
trop d’histoires, plus d’histoire. On va tout faire
sauter plutôt !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Moi je m’en vais. Je vais aider Wilfrid
à trouver un endroit pour enterrer son père, puis
je chercherai comment raconter ce qui s’est passé.
Tu viens ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Je viens.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Tes parents ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Morts.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Allons-y.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Non, pas par là.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Oui, allons à ton village ! Trouvons un
endroit pour enterrer le corps.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Oubliez le village, les morts y ont pris toutes
les places. Enterrons-le ici. Dans le fossé.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Écoute, je comprends, moi aussi je suis
tenté de le balancer dans la première poubelle
venue, mais si je l’ai transporté de si loin, c’est
pour lui trouver un lieu décent.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Il n’y a plus un seul lieu décent dans tout
le pays. On voit bien que tu n’es plus d’ici, sinon
tu ne ferais pas le riche, ton père pue et il faut
l’enterrer, c’est tout !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je n’enterrerai pas mon père n’importe
où : c’est tout !
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Bon. Salut, je vous laisse avec vos histoires
de cadavres.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Attends, ne t’en va pas, suis-moi, on va
trouver un lieu paisible pour enterrer ce père et
nous poursuivrons notre route. Un lieu paisible,
on en trouvera un au prochain village, celui qui
est au bas de la vallée, mais pas ici.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Je ne retournerai plus dans aucun village, si
ce n’est pour tuer tout le monde. Tout le monde.
Ce cadavre-là, je le regarde et je vois tous ceux-là
qui ne perdent rien pour attendre. Je te le dis, les
ennemis ce sont nos parents, alors on devrait plus
retourner dans aucun village, rien ! Les parents, on
devrait les éventrer, laisser leurs corps pourrir au
soleil et nous en aller partout pour tout faire sauter,
tout casser, tout brûler. On les rassemblera le long
d’un grand mur, on les alignera et on leur hurlera !
On leur dira que le mal qu’ils nous ont fait est plus
grand que le meurtre, on leur dira qu’ils nous ont
pris l’irremplaçable, qu’ils ont tué les visions de
notre jeunesse, de nos plus chers miracles. On leur
dira qu’ils nous ont pris nos compagnons de jeu et
qu’en leur mémoire on déposera sur leurs tombes
une couronne faite de leurs crânes décharnés. Puis,
sur eux, sur nos parents, on lèvera nos armes, et
sans remords : TaTaTaTaTaTaTaTaTaTaTaTa
TaTaTaTaTaTa !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Amé, regarde ! Nous sommes tous les
deux ici. Depuis des nuits je rêvais à ce jour où
nous nous rencontrerions. Ce jour est enfin arrivé,
alors faisons-lui confiance et ne nous disputons
pas. Wilfrid a raison de vouloir un lieu calme pour
enterrer le corps de son père. Aide-moi à l’aider et
partons ! Peu importe le reste, puisque toutes les
nuits tu allumais ta lumière à l’appel de ma voix
et qu’aujourd’hui tu es là. Fais confiance, Amé,
et reste avec moi.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
26. Décomposition
(Route. Chaleur.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Chevalier Guiromelan, aide-moi. C’est
trop lourd.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Wilfrid, tu me demandes de te
secourir pour des choses contre lesquelles je ne
peux rien.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Tu m’as promis pourtant, rappelle-toi, rien n’est plus fort que le rêve qui nous lie
à jamais !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Que veux-tu que je fasse ? Tu
transportes ton père et moi, pauvre rêve, j’erre
toujours, je ne peux rien soutenir, rien supporter,
rien !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
À quoi tu sers alors si tu n’es pas
capable de changer le monde ?
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Arthur, mon roi, m’a dit de
ne jamais croire à la mort, que la véritable mort
n’existe que dans la tête des désespérés, moi je ne
désespère pas. Je suis un chevalier, par Dieu, et
je garderai ma dignité, je ne plierai pas la tête, je
resterai là, à être ce que je suis, l’invisible frère
pour un être visible.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Amé, tu ne veux pas le transporter ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Je ne toucherai jamais à ton cadavre.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On va s’arrêter là.
(Ils se posent.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Ça descend longtemps comme ça ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Jusqu’au fond de la vallée. On y sera
demain.
(Le père s’enduit le visage d’une matière verte.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Papa, qu’est-ce que tu fais ?!
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Rien, je pourris ! Qu’est-ce que tu veux
que je fasse ? Qu’est-ce que tu veux qu’un mort
fasse d’autre que pourrir lorsqu’il est au soleil
depuis cinq jours ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Attends ! Je vais te verser mon après-rasage…
(Wilfrid vide un flacon d’eau de Cologne sur la
tête de son père.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Ça va me brûler le visage !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Fais le mort, je te dis, le soleil se couche,
alors dors et ferme ta gueule !
(Wilfrid s’assoit.)
(Nuit.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Wilfrid, le temps est une drôle de bête !
Quand on est petit, on nous renseigne si peu sur
l’existence que l’on passe le reste de notre vie à
essayer de saisir ce qu’enfant nous n’aurions eu
aucune difficulté à comprendre. Oh !! Une souris !
Petit, petit, petit, viens ici, petite souris ! Wilfrid,
regarde, la souris est vivante. Viens ici, souris,
mange-moi le doigt, le foie, la rate ! Oh, toutes
ces choses vivantes autour de moi, qui respirent,
qui grandissent, qui vieillissent ! Et moi, mort, je
répands une odeur à faire frémir les étoiles. Qui
frémissent d’ailleurs, qui frémissent !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Écoutez ! C’est le calme, le grand calme
de la vallée. C’est l’heure ! (Elle hurle.) « L’heure
est venue de faire ce seul, unique effort ! »« Me
voici. »« Me voici. »« À la croisée des chemins,
il peut y avoir l’autre ! »
(Simone chante. Un instrument lui répond.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Vous entendez ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Un tambour.
(Simone chante. L’instrument lui répond.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je chanterai tout le temps et l’autre
là-bas répondra. Nos musiques comme repères,
nous nous retrouverons.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
27. Sabbé
(Sabbé rit aux éclats.)
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
C’est toi la fille qui chante ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Oui.
(Sabbé rit.)
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Je m’attendais à voir apparaître une
grosse ! (Sabbé rit.) Je m’appelle Sabbé. Je vous
ai vus arriver de loin.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu es
ici ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Pourquoi je suis ici et pas ailleurs ! Pas
mort, pas né, né ailleurs, autre pays, autre époque,
autre temps, autre forme, animale, végétale,
minérale, pourquoi je suis qui je suis ? Vaste
question, tu ratisses large ! Si je suis ici, c’est parce
que je ne suis pas ailleurs. Explication boiteuse
mais je n’ai rien de mieux à t’offrir étant donné
l’époque, triste époque. Mais dites-moi, ça pue
par ici.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On transporte le cadavre d’un homme
pour lequel on cherche un lieu de sépulture ; tu
pourrais peut-être nous aider.
(Sabbé rit.)
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Il y a deux nuits, j’ai réussi à m’endormir
et j’ai fait un rêve grotesque. J’étais avec quelques
personnes dans un lieu étrange ; une de ces
personnes traînait avec elle un cadavre, mais
un cadavre qui parlait, un cadavre qui faisait le
mort… nous étions dans un lieu clos, un lieu
vaste… confiné au pied d’un grand mur, et dans
le noir il y avait du monde, du monde assis, qui
nous regardait.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je m’appelle Simone.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Voilà bien longtemps que je réponds à
tous tes messages. Au village où j’habite, il y a
des gens qui parlent de toi, qui disent que tu es
laide, que tu es grosse, que tu es bête et méchante.
Alors moi j’ai fini par t’imaginer une de ces
gueules ! Les gens me disaient encore que tu étais
une vicieuse parce que tu chantes à tue-tête. Alors
moi, pas con, je me suis trouvé un instrument pour
accompagner ta voix. Et les gens me l’ont répété :
la fille du haut avec sa voix, elle perd les gens !
Je disais oui et je rigolais tout bas, parce que je
savais qui tu étais, la nuit me l’a montré, je t’ai
devinée à travers tes bouteilles, tes cris, ta voix
qui me parvenait lointaine, lointaine !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Est-ce que tu veux partir ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Partir ! C’est un mot étrange, partir. Ce
pays est devenu une vraie farce, tout le monde
veut partir. Tout le monde. Et toi, tu cherches un
lieu où enterrer ton père.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Et j’imagine qu’il n’y a plus de place
dans ton village ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Ici, tous les villages se ressemblent.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Alors il vaut mieux partir.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Il vaut mieux, oui, ne traînons pas et foutons
le camp.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Sabbé, veux-tu venir avec nous ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Je ne sais pas. Peut-être, pour quoi
faire ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Pour savoir ce qui s’est passé ! Tu ne
veux pas savoir, toi ? Comprendre qui a tué qui ?
Qui a tiré sur qui ? Quand ? Combien ? Comment ?
Comment ils ont frappé, pourquoi ils ont égorgé ?
Pourquoi les hommes ont pleuré ? Et mon père
agenouillé devant la maison brûlée ? Pourquoi ils
l’ont tué ? Pourquoi trois balles dans la tête ? Et
ma mère, comment ils l’ont pendue ? Mon frère,
comment ils l’ont jeté aux chiens, aux oiseaux ? Et
ma sœur, combien ils l’ont violée ? Puis brûlée ?
Et Saïd, comment il a explosé ? Tu ne veux pas ?
Tu ne veux pas savoir pourquoi ? Viens ! Tu
raconteras.
(Silence.)
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
J’ai une histoire très drôle moi aussi, vous
verrez, vous rigolerez. Seulement faisons un petit
détour par le village du bas de la vallée. J’ai un ami
que je n’ai jamais vu ! Toutes les nuits on rigole
ensemble. Je l’entends rigoler, alors moi je rigole.
Il m’écoute rigoler, puis il rigole. Je crois qu’il
serait déçu que je parte sans rien lui dire.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Après, nous devrons grimper l’autre versant
de la montagne.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
On dit que du sommet on peut voir la
mer.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Tu viens, Wilfrid ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
J’arrive.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
28. Promesse
(Wilfrid est seul.)
(Il s’adresse à ce qu’il peut.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
O.K. Je vais être clair ! Je sais que je
n’ai jamais cru en l’existence de quoi que ce soit
qui est quelque part là-haut ou en bas ou quelque
part. Et ce n’est pas parce que je dis ce que je
dis que je crois ! Je ne crois pas. Je ne crois pas.
Mais au cas où ! Au cas où il y aurait quelqu’un, je
voudrais lui dire de faire quelque chose pour moi,
de le faire puis de le faire vite. Je le dis en toute
bonne foi. Si jamais il y a quelqu’un en haut, si
jamais quelqu’un m’écoute, j’aimerais bien qu’il
m’arrive quelque chose de facile, j’aimerais bien !
Je suis même prêt à m’engager contractuellement.
Moi, je promets, je promets que quoi qu’il arrive, je
n’enterrerai pas mon père n’importe où. Je promets
que je ne me laisserai pas aller au désespoir et
je n’expédierai pas l’affaire en deux temps trois
mouvements. J’attendrai, quitte à ce que son
corps s’effrite entre mes mains, je promets à je
ne sais pas qui, à celui-là que je ne sais même
pas s’il existe, que je traînerai les restes de mon
père en un lieu propice et reposant pour son âme,
mais en retour, en retour, je veux savoir ce que je
suis venu faire sur la terre ! Je veux connaître les
dessous de toute l’affaire ! Est-ce que c’est clair ?
Et je ne tolérerai pas de réponse évasive, je veux
une réponse au-dessus de tout soupçon, est-ce que
c’est clair ? Pour moi c’est très clair !
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
29. Répétition
(Une forêt dense.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Tu es sûr qu’il y a un village par ici,
Sabbé ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Toutes les nuits, les rires venaient par
là.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Il n’y a rien du tout par là ! Il n’y a même
plus de chemin !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Il y a la rivière. J’ai connu beaucoup de
villages sans chemin.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Je m’en fous, ce que je sais c’est qu’il n’y
a pas de village par ici.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Alors il ne vit pas dans un village.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Attendons la nuit.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Toi, je sens qu’on va finir par se taper
dessus.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Moi, j’aime bien qu’on me tape dessus.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Eh bien, moi j’aime bien taper.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Quel couple on va faire !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Sabbé, on veut aller vers les grandes
villes, on ne veut pas se perdre dans la forêt. On
veut aller sur les grandes places et raconter aux
gens nos histoires.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Je ne sais pas. Peut-être.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Peut-être quoi ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Peut-être que nous avons autre chose à
faire avant.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Comme peut-être me trouver une
place.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Peut-être, oui, comme peut-être trouver
une place pour mon père.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Si cette nuit ton ami ne répond pas à nos
appels, Sabbé, demain matin, nous irons sous le
premier arbre, nous poserons le cadavre là et nous
poursuivrons vers la mer.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Pour ce qui est du premier arbre, on
verra.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Bonne idée, on verra.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
En attendant, trouvons comment raconter
nos histoires devant du monde.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Comment.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Voici une grande place. On arrive, on
s’avance et on raconte. Essayons.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Comment ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Imagine que nous sommes devant du
monde.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Il n’y a personne.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Imagine.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Quoi ça, imagine.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Oui : imagine, imagine, ce n’est pas
compliqué ! Prends moi : je regarde le cadavre de
mon père et j’imagine qu’il parle.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Tu t’appelles Amé, n’est-ce pas ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Je m’appelle Amé et je viens du village
bleu.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
J’ai bien connu le village bleu. Enfant,
j’allais y jouer. Peut-être ai-je connu ton père.
Comment s’appelle ton père ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Mon père est mort.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Moi aussi je suis mort ! À part les odeurs,
il n’y a pas beaucoup d’inconvénients. Je suis
toujours là, je parle toujours, je donne mon avis.
AMÉ. Oui, mais lui, mon père, il est mort et si
jamais il traîne encore à droite à gauche comme
vous traînez encore à droite à gauche, je ne crois
pas qu’il voudra me voir.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Pourquoi ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Parce que c’est moi qui l’ai tué. (Silence.)
Oui. Je l’ai tué. Mon père. Dans le noir je l’ai
tué.
(Silence.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Mais pourquoi l’as-tu tué ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Parce que je ne l’ai pas reconnu. Je n’ai
pas reconnu le visage de mon père. Je revenais
du combat, j’avais passé ma nuit à me lever au
beau milieu des combats pour hurler : « Je suis
Amé, c’est moi ! » Les hommes étaient fiers d’être
abattus par moi ; je les égorgeais au corps à corps,
les yeux dans les yeux, je les débarrassais de leurs
armes, je leur ôtais leurs chaussures et je jetais
leurs cadavres aux chiens. Je rentrais dans la nuit
finissante ; arrivé à la croisée des chemins, j’ai vu
un homme encagoulé ; il a fait un pas vers moi, en
levant un bras. J’ai tiré. Je me suis lancé, couteau
à la main, dans la gorge, puis dans le flanc et pour
finir trois coups au cœur ! J’ai déchiré ses habits,
coupé son sexe, l’ai lancé aux oiseaux, j’ai mutilé
son visage et je suis parti. Arrivé au village, on a
couru vers moi, vite, vite, on a couru vers moi pour
me raconter, me dire, que le corps de mon père
venait tout juste d’être retrouvé par un berger qui
rentrait avec ses moutons. Le corps était là ! J’ai
reconnu mes gestes, mes coups et j’ai regardé, et
j’ai compris ! Ma mère de loin m’a vu et à ma vue
elle s’est mise à hurler, à pleurer, elle s’est mise
à courir, folle, sourde aux appels : « Où vas-tu,
où vas-tu ! » Mais rien ! Que le vent ! Elle s’est
précipitée vers le gouffre et elle s’y est lancée.
« Maman ! Maman ! » j’ai hurlé, comme je n’avais
encore jamais hurlé ! Et puis le noir depuis, même
en plein jour, même en plein jour !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Je ressens le temps avec une
immense douleur. Dieu m’a créé pour être un
enfant, et m’a laissé enfant toute ma vie. Wilfrid,
je frémis à l’idée toute simple qu’un jour tu puisses
ne plus avoir besoin de moi. Ne m’oublie pas,
Wilfrid, ne m’oublie pas.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
La voilà mon histoire, Simone. À quoi
cela servira-t-il que j’aille raconter une histoire
pareille à du monde assemblé qui sera venu pour
l’écouter ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Pour ne pas oublier les noms, Amé…
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Mais personne n’a besoin de se souvenir du
nom de mon père, du nom de ma mère. De mon
nom à moi. On devrait le piétiner, l’oublier, le
brûler, mon nom !
(Un rire au loin.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
30. Dérapage et rigolade
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Écoutez !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
C’est lui !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Qui lui ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Mon ami.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Un ami que tu n’as jamais vu.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Les amis inconnus sont les plus beaux.
(Le rire retentit de nouveau au loin.)
(Sabbé lui répond.)
(Le rire lui répond.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Il t’a entendu.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Rions ensemble, tous ensemble !
(Ils rient ensemble.)
(Rien. Ils rient de nouveau. Rien.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Il ne répond plus.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Il a peut-être peur !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Peur de quoi ? Essayons encore !
(Ils rient ensemble.)
(Rien. Sabbé rit seul. Le rire lui répond.)
(Sabbé rit tout seul. Le rire lui répond.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
31. Massi
(Massi sourit.)
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Je m’appelle Massi. Il y a par ici de vieux
paysans qui ont parti une rumeur à propos d’une
jeune fille qui, grâce à sa voix, pouvait vous
changer en statue de sel. On parle d’elle comme
d’une sorcière se promenant à travers la forêt. Vous
imaginez leur tête quand ils vous ont entendus ?
Le chant avec ses rires ?…
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Voici Sabbé avec qui tu rigolais toutes
les nuits.
(Massi rit. Sabbé rit. Ils se reconnaissent. Ils
s’enlacent.)
<|e|>
<|s|>
MASSI.
À chaque fois que j’entendais ton rire se
répandre au fond de la vallée pour venir me saluer,
les étoiles devenaient plus visibles, plus lisibles.
J’entendais le rire d’un ami dont je ne connaissais
rien et ça me faisait bien plaisir. Je suis content
aujourd’hui de voir ton visage. J’ai apporté avec
moi de quoi manger.
(Ils s’installent et mangent.)
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Vous savez comment on appelle ceux qui
mangent le même pain ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Comment ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Des « Copains ».
(Sabbé rit.)
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Où allez-vous ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Vers la mer, pour remonter de ville en
ville.
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Je vous suivrais bien.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Qu’est-ce qui te retient ?
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Rien.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Tes parents, tes amis ?
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Amis disparus, mère partie et père inconnu.
Rien !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
On veut raconter ce qui s’est passé.
Chacun son histoire. Tu veux ?
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Je veux.
(Sabbé rit. Massi rit. Sabbé rit. Massi rit. Sabbé
rit. Massi rit.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
32. Isolement
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Et moi, quelle histoire je pourrais
raconter sinon celle des silences que tu m’as
légués ? Ils sont pleins de mots pleins et moi vide
de mots vides !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Ils ont vécu la guerre.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je les envie sincèrement d’avoir vécu la
guerre si tu veux savoir ! Ça donne un sens pour
parler au monde. Mais moi, on s’en fout ! Un type va
enterrer son père ! So what ! Chevalier Guiromelan,
heureusement qu’il est tombé malade le roi Arthur,
sinon ton histoire serait assez plate !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Je suis chevalier par Dieu…
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ta gueule ! Va-t’en, chevalier, je ne
crois plus au film, je ne crois plus à rien. Ne
prends pas ça personnel, mais je commence à
être fatigué de traîner un rêve avec moi pour me
sentir moins seul ! C’est pathétique ! Je ne suis
même pas foutu d’enterrer mon père décemment
et ça c’est à cause de toi. Tu es toujours à rôder
autour de ma vie, autour de mes nuits, autour de
mon corps, de mon esprit.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Wilfrid, je suis un chevalier
devant Dieu…
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ta gueule !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Et je fus envoyé ici par Morgane
pour subir l’enfer de l’âme…
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Mais ferme ta gueule…
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Mais mon cœur est un diamant
et je ne plierai pas devant les imbéciles, devant les
blêteux, l’hébété, l’inepte et le sot ! Je ne partirai
pas de ton rêve, je ne ferai pas de toi un être froid
et rustre, tu continueras à délirer malgré toi, tu
continueras à rêver, tu continueras à divaguer, tu
continueras malgré toi et si tu refuses, tu meurs.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je ne te crois pas ! Tu n’existes pas !
Et si tu n’avais pas existé, je serais plus heureux
aujourd’hui !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Et tu serais enfoncé dans ton
quotidien, sexe en avant, dans la confusion des
corps à jeter dans le ventre d’une autre ton essence
de petit satisfait ! Honte ! Je suis chevalier par Dieu
et je n’ai pas envahi l’âme d’un scélérat ! D’un de
ceux qui, confortables, sont embusqués en arrière
et vivent leur bonheur aux dépens du sang des
autres ! Arrière !
(Le chevalier tue Wilfrid.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
33. Putréfaction
(Matin.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On continue ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Non, on ne continue pas. Nous devons
laisser le corps là ! Je suis épuisé, vraiment. On
va s’arrêter ici. On va creuser un trou, ici, et c’est
tout. On va déposer le cadavre et je vais rentrer
chez moi !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Tu peux creuser si tu veux, mais tu risques
de creuser pour rien. Il est hors de question qu’il
soit enterré ici. Ça ne veut rien dire pour personne
ici.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Qu’est-ce que ça peut bien te foutre que
je veuille l’enterrer ici ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Je vais t’aider. Ne les écoute pas.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Le simple fait de poser cette question
prouve que tu seras incapable d’en comprendre la
réponse ! Par contre, ce que je peux te promettre,
Wilfrid, c’est qu’à la première nuit, je reviendrai
le déterrer et je l’emporterai vers un lieu qui ait
un sens.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Wilfrid, ne parle pas, creuse !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Ce cadavre est en effet le cadavre de
ton père et tu peux décider de l’enterrer où il te
plaira. Mais réfléchis : nous tous ici n’avons plus
nos parents.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je ne vois pas ça comme ça !
<|e|>
<|s|>
MASSI.
On ne peut pas voir ça autrement.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Nous ne trouverons jamais. Avant de
devenir fous, enterrons-le ici.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Non ! Pas ici.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Ici ou ailleurs c’est pareil.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Non, pas pareil.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Mais ça ne changera rien !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Si. Ça change.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
En quoi ça change ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Ici est un lieu de fatigue puisque c’est
la fatigue qui t’arrête. Il y a quelque part un lieu
encore inconnu pour recevoir le corps de ton
père.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Creuse, Wilfrid, et allons-nous-en ! Ils feront
ce qu’ils voudront, déterrer tous les cadavres de la
terre ! Ils ne voient plus clair ! Ils sont si obsédés
par leur idée faite qu’ils ne voient pas le sacrilège
à garder un mort parmi les vivants. Creusons.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Amé, il n’y a pas plus grand sacrilège
que de tuer son propre père. Mais aveugle, tu es
trop aveugle !
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Les aveugles, c’est vous ! Moi je vois
clair.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Tu n’as pourtant pas reconnu ton père
lorsqu’il t’est apparu à la croisée des chemins le
jour où tu lui as tiré dessus.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Il se tenait droit dans le soleil. Encagoulé !
Aujourd’hui mes yeux sont clairs.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
C’est faux. Aveugle hier, aveugle
aujourd’hui, aveugle encore puisque tu ne vois
pas que là, dans ce corps-là, réside ta seule chance
de salut.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Tais-toi maintenant !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Crie autant que tu voudras, Amé, tu peux
t’en aller aussi, tu peux nous tuer au corps à corps
puisque c’est ce que tu sais faire de mieux, ôter
nos chaussures de nos pieds et jeter nos cadavres
aux chiens et aux oiseaux !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Va-t’en, tu n’auras plus besoin ni d’enterrer, ni d’emmerder, ni de faire chier !
(Amé se jette sur Sabbé. Ils sont séparés par leurs
compagnons.)
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Je te connais bien ! Des assassins de ton
espèce j’en ai vu beaucoup et partout ! Je veux bien
le garder, le cadavre, parce que le cadavre d’un père
qui a encore toute sa tête est un véritable miracle !
Un miracle ! L’odeur n’est rien, au contraire,
elle est rassurante puisqu’elle me rappelle que le
cadavre est toujours ici, pas perdu, pas volé, pas
brûlé. Tu ne peux pas comprendre ça, toi, puisque
tu es celui qui tue et qui jette ! Moi, tout comme
toi, j’ai été un fils et mon père il me semble que je
le vois ! Simone, on va imaginer que nous sommes
devant du monde. Je suis debout et je raconte
mon histoire. Je dis : Je m’appelle Sabbé. Ils sont
arrivés en hurlant, ont défoncé la porte, arraché
mon père de son sommeil, brûlé les livres, incendié
la maison, tué les animaux ! tout le monde hurlait,
tout le monde criait ! On nous a emmenés jusqu’au
terrain de jeu, nous ont craché au visage, violé ma
mère devant mon père, frappé mon père devant
ma mère, mis leur sexe dans ma bouche, devant
ma mère mon père qui hurlaient ! « Tu hurles, tu
hurles ! » ont dit les hommes à mon père et lui ont
fracassé les dents, l’ont relevé : « Puisque tu sais
écrire, écris maintenant », et ils lui ont tranché les
bras. « Écris ! Écris encore ce que tu sais écrire !
Écris avec tes pieds puisque tu n’as plus de bras,
vas-y, avec tes pieds ! », et ils lui ont tranché les
jambes ! « Tu ne veux plus écrire ? Écris avec ta
langue !! Écris, écris !! », et ils lui ont tranché la
tête ! Alors, dans cette folie, indicible indicible,
je me suis mis à rire ! Tu peux imaginer ça ? Je
riais avec la tête de mon père qu’un des soldats
m’a forcé à tenir entre les mains ! Ils ont pris la
tête, l’ont lancée au sol, ont joué au ballon avec.
Je riais, je riais, ma mère à mes pieds, je riais,
je riais, tu entends ce que je te dis ? je riais !…
Simone, avant d’aller raconter nos histoires à qui
que ce soit, nous devons enterrer ce corps. Amé,
que tu le veuilles ou non, ce corps est le corps de
ton père. Reste droit, mon vieux, reste droit. Ouvre
les yeux et reconnais en lui le père disparu, le père
assassiné, le père ensanglanté. Trouvons-lui un
lieu et reposons-le pour de bon. Nous repartirons
libres, Amé, libres, libres, plus libres !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Et nous déposerons une pierre sur
laquelle nous graverons le nom de nos pères.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Où est-ce qu’on irait ?
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Au bord de la mer.
(Ils se remettent en marche.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
CHEMIN
34. Songes et murmures
(Nuit noire.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Ah ! rêve !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Ah ! mort !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Nous ne sommes rien, chevalier, nous
ne sommes rien ! C’est ce que nous cherchons qui
est tout. Parole de mort.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Facile à dire. Mais pas facile à
faire. Parole de rêve.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Ça marche : ils dorment tous.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Quel calme tout à coup.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
C’est vrai qu’un mort qui parle à un
rêve, ce ne doit pas être très bruyant.
<|e|>
<|s|>
LA VOIX.
Mira Abou-Castelhalim, Mika Abou-Castelhalim, Jean Abou-Castelhalim, Charlotte
Abou-Castelhalim.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Tu entends ?
<|e|>
<|s|>
LA VOIX.
Abiel Bakir et sa femme Isabelle Bakir
née Balaade. Leurs trois enfants, Lahcen, Patrick,
Tewfik, Miro Digdanne, Marie-Ève Digdanne,
Mahmoud Digdanne, Lorraine Digdanne, Rita
Digdanne, Alain Éléonore, Gilles Éléonore, Maryse
et Yann Fortunato, Jean Ismert, Sarah Ismert,
Mahbouba Marinia, Emmanuel Marinia, Rafik
Marinia, Elham Marinia, Manon Marinia, Lorient
Loriano, David Nana, Catherine Nana, Claude
Nana, Nayla Na, Naji Na…
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Qu’est-ce qu’on fait ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Qu’est-ce que tu veux faire ? Moi je suis
mort et toi tu n’existes pas !
<|e|>
<|s|>
LA VOIX.
Wahab Azzura, Mathieu Azzura, Steve
Azzura, Guillaume Saloum, Martin Tanios, Jana
Tanios, Wazâân Tanios, Jamil Tanios, Nabil
Tanios, Deborah Abdo Morgan Abdoulah, Vimala
Abdoulah, Nelly Wajoud, Neel Wajoud, Loup
Wajoud…
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
La voix se rapproche !
<|e|>
<|s|>
LA VOIX.
… et puis les morts du village de pierre.
Toute la famille Azria, Yolaine, Muriel, Mylène,
Joumana, Layla, Céline, les quatre bébés, dont
personne ne se souvient des noms. Nour fils de
Afaff, Hichem fils d’Idris petit-fils d’Élif retrouvée
enfant par Yvonne au creux de la rivière et qui lui
donna comme surnom Rivière-rivière. Monsieur
Laplante, mort dans les bras de son fils acteur qui
tapait du pied sur la place du village. Il y a aussi
toute la famille Azzura-Hande retrouvée sous les
décombres : Liba, Clara, Ethelle, Ethan, Louis,
Imer, Fourk, Isaac, Moïse, Nouhar qui a vu l’ange
dans l’eau du lac, Souhayla, Laure, Paul, Nazha,
Sonia, et aussi l’autre Sonia, celle de la famille
Cohen, et celle de la famille El Kamar, Sonia El
Kamar, qui venait du village du monastère de
la lune, trouvée violée et égorgée sur la pierre
blanche. Vous aussi je me souviendrai de vos noms
le temps qu’il faudra, Sonia, Sonia, Sonia.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
35. Joséphine
(Au milieu du groupe réveillé, une jeune fille se tient
debout. Elle porte une quantité impressionnante
de gros livres.)
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Est-ce que quelqu’un aurait un
crayon ?
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Un quoi ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Un crayon ! Mira Abou-Castelhalim,
Mika Abou-Castelhalim, Jean Abou-Castelhalim,
Charlotte Abou-Castelhalim. C’est assez urgent,
je vous en prie ! Abiel Bakir et sa femme Isabelle
Bakir née Balaade. Leurs trois enfants, Lahcen,
Patrick, Tewfik, Miro Digdanne. J’ai perdu le mien.
C’est bête, c’est si bête ! Est-ce que quelqu’un
aurait un crayon ?
(Simone lui tend un crayon.)
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Merci !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
J’ai du papier…
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Ce n’est pas le papier qui manque.
Mais le crayon ! J’ai été obligée de tout apprendre
par cœur !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Apprendre quoi ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Les noms, tous les noms !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Quels noms ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Attendez ! (Elle retranscrit dans un
cahier.) Mira Abou-Castelhalim, Mika Abou-Castelhalim, Jean Abou-Castelhalim, Charlotte
Abou-Castelhalim. Abiel Bakir et sa femme
Isabelle Bakir née Balaade. Leurs trois enfants,
Lahcen, Patrick, Tewfik, Miro Digdanne, Marie-Ève Digdanne, Mahmoud Digdanne, Lorraine
Digdanne, Rita Digdanne… (À voix basse.)
Voilà !!…
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Qui sont ces gens que tu as nommés ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Des gens. Ce sont des noms de
gens.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Et ça, qu’est-ce que c’est ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Les bottins des grandes villes. Dans
les petits villages, il a fallu que je fasse ça à la
main, avec les vieux, les asseoir et leur faire faire
une récitation des noms et prénoms des habitants
de leur village, un à un, pas à pas jusqu’au
dernier.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ce sont les bottins des différentes villes
du pays ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Toutes les villes du pays ! Voici celui
de la capitale !
(Wilfrid le prend et l’ouvre.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Que veux-tu faire avec tous ces noms ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Je ne sais pas ! Je récolte et c’est tout
et c’est devenu une obsession ! Inscrire le nom de
tout le monde ! Mais avec la guerre c’est difficile !
J’ai toujours peur d’oublier quelqu’un, des ermites
au fond de leur grotte, ou des solitaires au bord
des lacs cachés. Et les nouveau-nés. Ceux qui sont
arrivés après mon passage ! Comment faire ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Ce sont des bottins qui datent d’avant la
guerre !
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Il n’en existe pas de plus récents.
Pendant la guerre on ne faisait pas de bottins.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
À quoi ça sert des bottins qui datent de
vingt-cinq ans ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Et un nom à quoi ça sert ? Les noms !
Tous les noms ! La plupart sont partis ou morts et
personne ne sait plus où ils sont ! Cris et peines et
chagrins ! Il ne restait plus que des cendres, alors
les noms ! À quoi ça sert une pierre ? Une statue ?
Ni pierre ni statue dans le pays pour graver les
noms ! Vivants et morts réunis ! Voici la statue !
Seul endroit où les habitants de mon pays dorment
ensemble dans le calme des numéros de téléphone !
Ce sont nos noms ! J’ai d’abord ramassé ceux
de mes parents, à côté des leurs j’ai marqué le
mien : Joséphine, je m’appelle Joséphine. C’était
le premier nom que j’écrivais.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Que fais-tu dans cette vallée ? Y a-t-il
un village par là ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Non. Je cours après vous depuis deux
jours. Il y a ici des personnes dont je n’ai pas le
nom. Dans le village du haut, un aveugle m’a parlé
d’un réseau fait de cris, de chants et de messages
lancés dans la rivière.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Wazâân !
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Simone qui chante à tue-tête et
Wilfrid qui cherche un lieu pour le corps de son
père.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Je suis Simone. Voici Wilfrid.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Au village bleu, j’ai dit : « Vous
n’avez pas vu une fille qui chante ? Elle est partie
pour rassembler des gens ! » On m’a répondu qu’il
n’y a que les fous pour suivre les fous et personne
n’a voulu me dire qui est parti avec toi. Voici
donc les fous !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Nous sommes fous, mais c’est leur raison
qui nous donne raison d’être fous ! Écris : Je suis
Sabbé au père décapité, fou du village du bas de
la vallée !
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Je m’appelle Massi, fou furieux sans
origine sans source sans rien !
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Je suis Amé. Fou du sang de son père, la
mort de sa mère.
(Joséphine inscrit les noms de Sabbé, Massi et
Amé.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID
, feuilletant toujours le bottin. Regardez !
Inscrit là ! Le nom de mon père !
(Temps.)
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Partons. Joséphine, nous poursuivons
vers la mer.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Mon chemin. Je vous guiderai.
(Ils se remettent en route.)
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Tu viens, Amé ?
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Pour quoi faire !
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Amé, quand tu tombes dans un gouffre,
il vaut mieux tomber sur le dos. Car tant qu’à
chuter, chutons dans la clarté du jour, c’est déjà
ça de gagné. Mais si tu tombes sur le ventre, tes
yeux seront rivés à l’obscurité du gouffre et c’est
déjà ça de perdu. Viens.
(Amé suit Massi.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
36. Décrépitude et danse
(Pluie.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Cette pluie ne me fait pas du bien. Bientôt
l’humidité fera son chemin, les champignons se
mettront de la partie et ça deviendra dégueulasse
et croustillant.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Tu parles tout seul, papa, je ne t’entends
même pas !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Écoutez !
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Des oiseaux !
(Nuit. Ils font une pause.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Chevalier, pourquoi mon fils me parle
si durement ?
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
C’est l’époque qui veut ça, le
temps des gisants n’est plus ce qu’il était.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Tout ça n’est pas simple…
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Je ne te le fais pas dire !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Mais dis-moi, à quoi il rêve ?
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Hof ! Il dort mal ; lorsqu’il ferme
les yeux, c’est le néant.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Quelle situation, je te jure !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Être un mort ou être un rêve.
Quelle différence ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Aucune différence.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Et alors ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Alors rien !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Bon.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Oui, bon. Avec tout ça, je n’arrête pas
de dépérir.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Les lois de la nature sont impitoyables.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Pourquoi est-ce qu’on me laisserait pas
blanchir au soleil !
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Parce que les oiseaux te mangeraient les yeux.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
La mort n’est pas une mince chose.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
La vie non plus !
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Alors on est bien mal barrés ! Cette nuit
me rappelle Mexico. Ne pensons plus à tout ça,
veux-tu, et dansons !
(Ils dansent.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
37. Insomnie
(Nuit.)
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
La famille Baldanaade, la famille
Hakiniine, Charbel, Yohanne, la famille Gihanne,
Antoine, Samira, Émile, Mariamme, Clara, Kira,
Anouk, la famille Kiralina, Innèk…
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Joséphine ?
(Joséphine se réveille en sursaut.)
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Pardon ! J’ai tellement appris de noms
par cœur, je ne suis plus capable de m’endormir
sans en réciter quelques-uns quand je me couche,
berceuse pour les éclopés, car le malheur est grand
pour celui qui avance sans personne pour l’appeler
par son nom. Simone. Simone. Tu entends comme
ça résonne ? Longtemps j’ai marché en répétant
mon prénom parce qu’il n’y avait plus personne
pour le dire. Joséphine, Joséphine, Joséphine…
J’ai l’impression d’être un bateau qui navigue en
une mer inconnue, par temps sombre, sans port,
sans étoiles.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Que vas-tu faire avec tous tes bottins,
Joséphine ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Je ne sais pas. Les gens, lorsque je
leur disais ce que je faisais, me souriaient, me
caressaient les cheveux. Une fois, un homme
est tombé à genoux en apercevant les noms de
sa famille dans un de mes bottins, une femme,
dans le village de la Grenade, m’a serrée dans ses
bras. Wazâân, l’aveugle, m’a dit que je sauvais
une mémoire. Il m’a appelée par un nom que
je n’avais jamais entendu. Il m’a dit : « Bonne
route, Antigone ! » Je lui ai fait entendre que
je m’appelais Joséphine, mais il n’a rien voulu
savoir ! il m’a encore saluée de la main et il m’a
dit : « Bonne route, Antigone. »
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Quand tu regardes devant toi, Joséphine,
qu’est-ce que tu vois ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Le sang et l’inverse du sang. Et
nous depuis longtemps disparus. À notre place,
d’autres cherchant sens et beauté au milieu des
catastrophes. Ne trouvant pas de réponses, ils
trouveront… nos noms ! Les noms de ceux qui,
dix mille ans plus tôt, ont été vaincus ! Où les
cacher, à qui les confier pour qu’ils ne soient pas
dépouillés, brûlés, jetés ! Je ne peux pas les garder
indéfiniment avec moi, c’est lourd, si lourd !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
On a comme qui dirait le même problème !
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Demain ce sera la mer. Joséphine, calme-nous, avec tous ces noms, apaise nos esprits,
je t’en prie. Ta présence ici donne un sens à
notre rencontre. Tu nous révèles puisque tu nous
redonnes nos noms.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Gabrielle Badhintère, Robert et
Françoise Davreu, et puis la concierge morte
de peur au fond de son asile, madame Déborah
Lapointe. Sans jamais oublier la sœur disparue, la
sœur au regard blond, Josée Boutin, Kristina fille
d’Électre et Anatole chanteur de cantate et leurs
deux enfants Milo et Alice Attila, Julien le farceur,
Aimée Esther Mahboubiya, Layal Leblanc, et son
frère pendu Tristan, Tristan Artaud.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Je n’ai jamais vu la mer.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
La mer, c’est surtout beaucoup d’eau !
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Raconte !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Bruit, mouvement du bleu tout le temps
tout le temps horizon tout le temps va-et-vient
oiseaux et vent et grand très grand c’est grand de
tous les bleus possibles !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Raconte encore, raconte plus loin !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Un type fait l’amour avec une fille dont
il ne se souvient plus du nom. Elle ne s’appelle
pas Joséphine et ni lui ni elle ne se préoccupent
de la justesse de leur propre nom ! Ils font l’amour
à l’instant où le père du garçon est en train
de mourir. Le type éjacule d’une sonnerie de
téléphone Dringallovenezvotrepèreestmort et j’ai
raccroché. Mais comment raccrocher quand le
monde tombe !
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Une fois ton père mort, qu’est-ce
que tu as fait ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
J’ai été voir le juge !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On a notre histoire ! Un homme cherche
un lieu pour enterrer le corps de son père. À travers
cette histoire, chacun racontera la sienne ! Nous
raconterons en redisant et en refaisant ce que
nous avons dit et ce que nous avons fait. Sur les
places publiques nous irons et nous raconterons
notre histoire.
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Il ne nous reste plus qu’à en trouver la
fin.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Nous trouverons la fin lorsque nous
aurons trouvé le lieu où enterrer le père.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Justement, le brouillard se lève !
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Regardez !
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
La mer !
(La mer.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
LITTORAL
38. Littoral
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Enfant, mon père me racontait l’histoire
d’un chevalier qui s’appelait Guiromelan ! La nuit,
après avoir combattu ses ennemis, il allait dormir
dans la mer. Chaque jour, les vagues le ramenaient
sur le rivage, le ramenant à la vie. Le chevalier
Guiromelan savait qu’un matin la mer le garderait
dans ses entrailles. Ce matin-là serait le jour où il
accepterait la mort. Je sais que mon père n’est pas un
chevalier, c’est un mort mort qui pourrit à vue d’œil,
mais ce n’est pas grave. Je vais lui laver le corps,
je vais lui nettoyer ses vêtements et on l’offrira aux
vagues. On ne va pas l’enterrer, on va l’emmerrer.
<|e|>
<|s|>
MASSI.
On va t’aider.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
39. Déshabillage
(Tournage.)
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Excellent ! On se prépare. Je
veux pour cette scène qu’on sente que Wilfrid se
met à nu, et pour cela on va exprimer cette idée par
une image très forte qui marquera probablement
l’histoire du cinéma : on va déshabiller le père !
On assiste au moment où Wilfrid, arrivé au lieu
de la sépulture, décide de laver le corps de son
père, image saisissante s’il en est une. Tu te places
ici, je veux un plan large pour apercevoir les flots
déchaînés comme si l’âme du père se révoltait à
l’idée de devoir déposer les armes ! Tu comprends,
tu comprends hein ? Ici, tu te rapproches et on vient
saisir tout ça par une lumière douce et diaphane,
diaphane la lumière !
<|e|>
<|s|>
L’ÉCLAIRAGISTE.
Oui, oui, diaphane, diaphane…
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Bon. On vient créer ici un
voile pudique pour que le père puisse procéder au
déshabillage, puis on emporte ses habits pour aller
les laver dans la mer. Attention, tout le monde en
place. Wilfrid, pendant ce temps, tu te places ici et,
durant le déroulement de cette scène, lentement, tu
poses ta main sur l’épaule de ton père, tu détournes
la tête vers la mer et, avec l’autre main, tu viens
soutenir ton front dans une pose dramatique. Bon
alors attention… Moteur !
<|e|>
<|s|>
LE PRENEUR DE SON.
Ça tourne au son.
<|e|>
<|s|>
LE CAMÉRAMAN.
Ça roule.
<|e|>
<|s|>
LA SCRIPTE.
Déshabillage du père, prise 1.
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Trois, deux, un !… ACTION !
Wilfrid, tu déshabilles ton père, et c’est comme
si tu dévoilais la face cachée de la Lune ! Tu
rentres dans un terrain vierge ! Tu as devant toi
un paysage cosmique ! Devant cette vision, tu ne
peux t’empêcher de penser que cela qui est froid
et noirci par la pourriture est le corps, la chair, la
graisse de ton père. Ton cœur palpite, tu étouffes,
car toi-même, de ce corps, de cette chair, de cette
graisse, tu es né. Tu as besoin de toute ta volonté
pour ne pas t’effondrer !
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Wilfrid, ça va ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Oui ! Prenez ses habits et allez les
laver !
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Excellent ! On place le cadavre
de façon à lui donner une posture dramatique.
Wilfrid, tu es plus que jamais devant la mort et
tu prends la décision de la regarder en face, tout
seul.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Allez vous baigner ! Laissez-moi ! J’aurais
juste besoin d’eau pour que je puisse le laver.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Je vais t’en apporter.
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Attention, on se prépare pour
le mouvement de départ.
(Ils sortent, emportant les habits du père.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Tu ne veux pas sortir toi aussi ?
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Mais je filme !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Justement. Tu ne veux pas éteindre ton
moteur ?
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Qu’est-ce que tu racontes !
C’est le moment le plus important ! Tu es tout seul
et tu laves le corps de ton père, scène saisissante
s’il en est une.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Justement ! J’aimerais être saisi tout
seul s’il en est un !
<|e|>
<|s|>
LE RÉALISATEUR.
Tu me donnes une idée ! Je
vais filmer, mais de loin ! Ça va accentuer le
caractère intimiste de la scène. Tu deviendras
l’homme devant la vie qui confronte la mort.
Je vais changer de lentille. Vas-y, Wilfrid, ne
t’occupe pas de moi, je n’existe pas.
(Le réalisateur s’éloigne. Arrive Joséphine avec
un seau d’eau.)
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Ils s’amusent comme des fous à se
baigner. Ils lavent les habits. Même Amé rigole.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Reste avec moi. Toi et moi on est
pareils. Moi mon père, toi tes noms. Reste avec
moi. Si tu veux.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Je veux bien.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
40. Récitatif I
(Wilfrid commence à laver son père.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Je ne vois plus rien,
Mes yeux se sont asséchés.
Les insectes les ont mangés.
Je suis inquiet.
Devant cette grande étendue qui s’en va se perdre
là-bas
Tout là-bas…
Je suis inquiet.
Wilfrid,
Il n’y a pas si longtemps,
Il m’arrivait de me lever, de sortir dans la rue d’un
pas léger avec l’idée de marcher jusqu’à la mer.
Comme le souvenir d’un geste simple devient
douloureux.
Mettre son chapeau sur sa tête.
Frotter ses mains l’une contre l’autre dans le but
de les réchauffer.
Entrer comme un coup de vent dans un bistrot bondé
et commander un café en faisant semblant qu’on
est préoccupé par des affaires mystérieuses.
Marcher dans la rue.
Rencontrer une femme.
Se quitter sur le quai d’une gare.
Et se retrouver seul sur le pont d’un bateau.
Lier conversation avec un inconnu.
Parler du temps qu’il fait.
Être irresponsable.
Être oisif.
Dormir jusqu’à midi.
Ne pas savoir comment on va faire pour payer
son loyer.
Préparer un repas avec des amis.
Gueuler contre les policiers,
Avoir faim
Avoir soif
Avoir un enfant
Rester calme
Rester seul
Et rêver
Rêver
Être.
Wilfrid,
Quel temps fait-il ?
Mes yeux ont pourri au fond de leur cavité et ne
voient plus rien.
Sommes-nous le jour ?
Sommes-nous la nuit ?
L’eau doit être glaciale.
Wilfrid,
Je suis inquiet.
Qu’allez-vous faire de mon corps ?
Pourquoi avoir choisi de le jeter à la mer comme
on jette le condamné par-dessus bord, et, emporté
par les flots, avant de se noyer, il peut encore
distinguer, entre les ravages de la mer, les autres,
les vivants, ceux qui sont restés sur le navire de
la vie et qui poursuivent la route.
Je veux rester sur terre.
Je veux rester sur terre.
Je ne veux pas partir à la dérive.
Je ne veux pas être entraîné comme le veulent
les vagues.
Un chien galeux,
Une épave,
Emportée n’importe comment n’importe où.
Broyé dans cette immensité.
Par les poissons sauvages
Les hélices des bateaux
Les récifs
Je ne veux pas.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
41. Dédoublement et baiser
(Wilfrid nettoie les bras et le cou de son père.)
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Monsieur…
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Oui, mademoiselle ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Voulez-vous être mon père pour
quelques instants ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Très volontiers, mademoiselle.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Je vous ai longtemps attendus,
maman et toi. Assise devant la maison éventrée.
Mais vous ne veniez pas.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Nous étions morts. Nos cadavres déchirés contre le mur.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Les voisins me l’ont répété.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Tout avait brûlé. Il ne restait plus rien.
Sauf un bottin sur lequel tu étais assise. Ta mère
pleurait à te voir si seule, elle disait qu’elle aurait
voulu que tu meures avec nous. J’avais beau lui
répéter que les morts ne peuvent pas pleurer, il
n’y avait rien à faire.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Dans le bottin, j’ai cherché ton nom.
Lorsque je l’ai vu inscrit sur la feuille blanche,
avec notre numéro de téléphone, j’ai compris que
vous étiez mort. J’ai gardé le bottin. C’est tout ce
qui restait de vous.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Et maintenant, Joséphine ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Je ne sais pas. Tu sais, toi ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Je sais qu’il n’est pas bon de trop
fréquenter les morts.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Mais quand les morts ne veulent plus
vous lâcher, qu’est-ce qu’on fait ?
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Qui est ce jeune homme, Joséphine ?
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
C’est Wilfrid. Il lave le corps de son
père. Il va l’enterrer ici.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Bonjour, Wilfrid.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Bonjour, monsieur.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Je suis désolé pour votre père. Je vous
remercie de bien avoir voulu que je devienne son
père pour quelques instants.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
C’est moi, monsieur, qui vous remercie
de bien avoir voulu être le mien.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
J’espère que je fus un bon père pour
vous.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Wilfrid, qu’est-ce que tu vas faire
après ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Il n’y a plus d’après, Joséphine !
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Tu ne veux pas rester avec nous ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je n’ai rien à voir avec vous.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Mais toi et moi on est pareils, tu
l’as dit.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Qu’est-ce que ça change… Moi je ne
suis qu’un personnage. Quelqu’un qui vit dans
le monde du rêve. Mais dernièrement, il y a eu
un étrange accident qui m’a précipité ici, dans la
réalité.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Moi aussi je suis un personnage
noyé par la réalité, Wilfrid ! Embrasse-moi…
personnage dessiné par la vie… (Elle l’embrasse.)
Embrasse-moi.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Pas ici.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Ici. Les autres sont là-bas, au loin, on
les entend rire, on les entend crier, ils ont découvert
la mer, ils ont découvert les flots tumultueux, le
ciel jusqu’à l’horizon, ils sont loin ! Embrasse-moi !
(Elle l’embrasse.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Pas ici ! Pas devant lui !
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Devant lui. Devant lui, donne-moi
un signe de vie et embrasse-moi ! Tu es là à laver
le corps de ton père, plongé dans les effluves de
la mort depuis si longtemps ! Laisse le mort et
embrasse-moi, Wilfrid, embrasse-moi !
(Ils s’embrassent.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
42. Récitatif II
(Pendant le baiser de Wilfrid et Joséphine.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Mon odyssée s’achève.
Je reviens au port.
Mon pays m’a conduit à mon pays.
Le chemin fut long, mais la récompense est
grande.
J’entends les mugissements des vagues
Qui s’entrelacent jusqu’au rivage.
Je les entends, les vagues,
Haleter, haleter, haleter, haleter, haleter
Haleter vers la jouissance qui ne viendra jamais.
Qu’il est bon d’être là.
Entendre la mer se soulever de colère,
Folle de désir,
Imaginer qu’elle est le sexe du monde tourné vers
le ciel,
Puis,
Plonger dans ses profondeurs,
S’enfoncer plus loin encore,
Là où personne jamais n’a su aller,
Descendre, descendre, descendre, descendre,
Descendre encore jusqu’au silence de Dieu,
Puis,
Juste avant la noyade,
Remonter émerveillé vers la surface et plus loin
encore,
Vers le ciel,
Vers l’autre profondeur,
Être pourfendu par le soleil,
Lutter contre le vent,
S’élever avec les vagues,
Courir sur les flots,
Pour aller s’écrouler, épuisé d’amour.
Tout cela n’est plus pour moi.
Désormais,
Je resterai debout tendu vers l’infini
Qui va jusqu’en haut, jusqu’en bas,
Que l’on peut deviner
Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest,
Je resterai ébahi
Avec l’impossibilité de pouvoir aller plus loin.
J’aurais tant voulu, vivant, pouvoir marcher sur
l’eau moi aussi.
Et poursuivre le chemin,
Pour découvrir la sensation
Que peuvent éprouver
Les baleines, les dauphins, les requins et les tortues
géantes
Lorsqu’elles remontent à la surface.
Il ne me reste plus qu’à espérer que mon corps,
Une fois lancé à la mer,
Voyagera jusqu’à ces rochers que l’on appelle
récifs
Qui m’accrocheront
Et là,
Bien ancré par mes racines aux racines des
algues,
Je deviendrai l’ami des poulpes, des oursins et
des étoiles de mer.
Car je ne veux pas que mon corps parte à la
dérive,
Je ne veux pas, je ne veux pas.
Comme je suis inquiet aujourd’hui.
La mer est là et je suis inquiet.
Où est donc la lune ce soir ?
Je suis inquiet.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
43. L’horizon
(Retour de Simone, Amé, Massi et Sabbé.)
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Wilfrid, regarde, nous nous sommes
baignés, l’eau était si chaude ! Même Amé n’a pas
pu résister à son appel et il s’est plongé la tête dans
son écume ! En enterrant ce corps, nous sommes
sur le point de tourner la vie. Demain, nous nous
remettrons en route, nous longerons le littoral jusqu’à
la prochaine ville, puis jusqu’au prochain pays, puis,
pourquoi pas, jusqu’au prochain continent.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Qu’est-ce qu’on va faire des bottins ?
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
On les gardera avec nous jusqu’à ce qu’on
leur trouve une place.
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Un lieu à eux.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Les enterrer eux aussi.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Oh non ! Merde ! On ne va pas passer
notre vie à enterrer quelqu’un ou quelque chose !
Regardez l’horizon, je veux être comme l’horizon !
Je veux dire des phrases comme demain nous
ferons ci, nous ferons ça ! Je veux dire dans dix
siècles, dans cent ans, je veux dire : dans dix ans,
je veux dire : dans dix mois, dans dix jours, je
veux dire : dans dix heures, dans dix minutes,
dans un instant !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Alors pour l’instant, on va commencer
par emmerrer le corps. Après, on s’occupera des
bottins. J’ai lavé le corps de mon père. Tenez,
lavez le vôtre à présent.
(Wilfrid s’éloigne.)
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
44. Récitatif III
(Wilfrid sort.)
(Amé, Sabbé et Massi lavent le corps du père.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Ah ! Si j’étais un oiseau blanc au-dessus
de la mer.
Je m’en irais me plonger dans les replis de la
lumière.
Je connaîtrais la véritable solitude,
Je saurais enfin où vont les nuages,
Je verrais les grands glaciers
Avancer ensemble vers les lieux inconnus.
Je serais dans le secret des choses anciennes.
Qui êtes-vous à tourner autour de moi ?
Toi qui as les yeux fermés,
Ne baisse pas la tête,
Je te reconnais.
Tu es celui qui m’a tué au détour du chemin.
Les mains pleines de sang
Ton cœur est épuisé,
Ton monde est épuisé,
Amé,
Défais-toi de tes liens et ouvre les yeux.
Car je te le dis,
Tel un chien sauvage, la mort mord.
Elle arrache des lambeaux à nos corps.
Toi aussi je te reconnais.
Tu es l’enfant aux yeux grands ouverts.
Lorsque les hommes ont posé entre tes mains
d’enfant
Ma tête ensanglantée
Tu es resté debout
Les yeux fixés sur le bourreau.
Sabbé,
Tu n’as pas eu le regard de l’humilié
Tu n’as pas eu le regard de l’incendié
Tu es resté
À toi-même arraché.
Ma tête
Entre tes mains
Arrachée.
Tu as un diamant à la place du cœur
Mais ne laisse personne dire après ton passage :
« Voici qu’il s’en va l’enfant au regard grave.
Il ne fut pas généreux, son cœur est resté fermé. »
Approche à ton tour
Celui que j’ai jadis
Abandonné.
Toi qui peux affirmer en regardant les autres :
« Je suis celui qui ne peut pas dire vos paroles
Car je n’ai pas eu de père. »
Massi, viens-t’en, enfant humain
J’embrasse mon enfant qui rit et le serre contre
moi,
J’entends le vent sourd du monde qui tous deux
nous appelle,
Je pars pour de bon vers la rive opposée,
Je te quitte, je te laisse,
Et que ton rire embrase le temps.
Nous nous retrouverons, père et fils,
Nous nous retrouverons, homme et enfant.
Le jour tombe,
La lumière tombe,
La vie tombe,
La tombe tombe…
Je suis le bateau dont la vigie crie « Terre ! ».
Voici que se lève l’heure prévue
Où je dois accoster au port.
Mais sans ancre pour m’empêcher de dériver,
Mon cœur se remplit de terreur.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
45. Le chevalier Guiromelan
(Wilfrid marche le long de la plage.)
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Tu m’as appelé, Wilfrid ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Oui.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Je sais ce que tu veux me dire.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je sais que tu sais.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Alors ce n’est pas la peine de
le dire.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
J’ai besoin de le dire.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Ça va me faire mal pour rien.
(Pause.) C’est fini alors ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Oui. C’est fini.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Tu es devenu grand. Ne pleure
pas.
WILFRID. Regarde-moi, chevalier. Aujourd’hui,
plus personne ne m’appellera son fils ! Aujourd’hui,
il y a une peine en moi que je ne soupçonnais pas.
Je veux que tu deviennes à jamais invisible pour
que je puisse mieux l’affronter. Le rêve que tu es
m’aveugle trop la vie.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Le roi Arthur vient de guérir
alors.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Il a nettoyé le corps de son père avec
de l’eau qui provient du Graal sacré. Son cœur
respire. Il est devenu plus lucide.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Le vent se lève.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Tout à l’heure, lorsque nous donnerons
le corps de mon père à la mer, tu redeviendras
l’ange que tu as toujours été. Invisible, je te
devinerai mieux.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Tu veux donc que je plie bagage,
que je dépose les armes ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ce n’est pas ça ! Ce que je te dis, c’est
que je veux vivre.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Je ne t’empêcherai pas !
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je dois être seul.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Comment tu vas faire sans
moi ?
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Je n’ai pas le choix.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Je ne pourrai pas te laisser.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Ne t’inquiète pas. J’ai bien appris ce
que tu m’as montré. Appris à mourir surtout, qui
est la plus grande leçon, mais maintenant je dois
faire le dur apprentissage de la vie et pour ça, je
dois être seul, sans filet, sans rien, je dois marcher
dans le vide à mon tour, sans fantôme pour me
tenir la main, mais avec un esprit dans le cœur.
Sois cet esprit, sois cet ange sur ma route, cette
étoile à laquelle mon âme sera attachée. Je n’ai
plus besoin de te voir pour continuer à croire en
toi. Tu vois, je ne te demande pas de partir, je ne
cherche pas non plus à te quitter, au contraire, je
veux que tu vives si ancré en moi que nous ne
soyons plus en mesure de nous voir. Et plus tard,
lorsque je mourrai, tu viendras me chercher sur
ton dragon et nous irons slalomer entre les étoiles,
en riant d’un grand rire et en tuant les plus poilus
de tous les monstres sidéraux.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Wilfrid, même invisible, même
entraîné vers les profondeurs du ciel au moment
où ton père le sera vers celles de la mer, même si
c’est la dernière fois que nous nous voyons, je te
jure, Wilfrid, qu’au-delà de nos catastrophes de
cœur, nous resterons fidèles l’un à l’autre. Mon
amitié pour toi est si grande que malgré toi je
resterai ta force. Ton amitié est si claire que tu
n’as qu’à ouvrir la bouche pour que moi, pauvre
rêve, je parte en voyage. Wilfrid, rien n’est plus
fort que le rêve qui nous lie à jamais.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
L’enfance est terminée, chevalier, et tu
vas me manquer.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Regarde dans le ciel, il y a des
oiseaux qui dansent dans une lumière magnifique.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Une lumière diaphane.
<|e|>
<|s|>
LE CHEVALIER.
Oui, diaphane la lumière ! Le
temps de la dernière prise est arrivé.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
46. Habillage
(Tournage.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Je ne veux pas aller à la dérive !
Mon corps déchiqueté par les vagues.
Wilfrid !!
Ne me jetez pas loin de tout !
Ne m’abandonnez pas au gré des flots !
Ne me jetez pas à la mer sans attache !
Je ne veux pas être entraîné comme le veulent
les vagues.
Un chien galeux,
Une épave.
Broyé
Par les poissons sauvages
Par les hélices des bateaux
Par les récifs
Je ne veux pas.
Arrêtez !!
Je ne veux pas aller dans les vagues au hasard.
J’aimerais mieux que vous me laissiez au soleil,
pourrir, mes os engloutis par le sable. Je ne veux
pas traîner n’importe comment, ou alors brûlez-moi.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
On ne veut pas te brûler.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Si vous ne trouvez pas un moyen pour
me garder au fond de l’eau, enterrez-moi ou
abandonnez-moi sur le rivage.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Il n’y a pas un seul rocher sur toute la
plage.
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Je ne sais pas ! C’est vous les vivants,
moi je suis mort. C’est à vous de trouver ! C’est
à vous ! À vous de m’aider ! Moi je suis mort et
je ne parle pas !
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Je sais, moi. J’ai une ancre. Une ancre
solide. Donnez-lui les sacs. Nous cherchions un
gardien et un lieu, nous aurons le plus fidèle des
gardiens ! Tiens, ce sac contient tous les noms de
la région du nord.
<|e|>
<|s|>
SIMONE.
Tiens. Dans celui-là, il y a les noms de
ceux qui vivent à l’est.
<|e|>
<|s|>
AMÉ.
Prends. Le mien comprend tous les noms
de ceux qui vivent au bord de la mer.
<|e|>
<|s|>
MASSI.
Le mien comprend les noms de ceux qui
vivent dans la montagne.
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
Et dans le mien, il y a les noms des
habitants de la grande plaine.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Ne t’inquiète pas. Je les ai bien
protégés.
<|e|>
<|s|>
SABBÉ.
Prends ! Ce sac contient tous les noms de
la région du sud.
<|e|>
<|s|>
JOSÉPHINE.
Accroche-toi bien à eux, ils te
garderont accroché à la terre de ton pays.
(Ils l’aident à porter les sacs.)
<|e|>
<|s|>
WILFRID.
En bas, peut-être que tu trouveras un
dieu ou un démon, un ange ou tout bêtement des
poissons. Quant à moi, je te souhaite de trouver
l’âme d’un vieux chien qui viendra s’asseoir à tes
côtés. Tu ne seras plus mort, mais tu deviendras
berger, car on te confie ce troupeau, sois son
gardien, et redeviens alors, pour l’éternité, pour
nous, le gardeur de troupeaux.
<|e|>
<|s|>
L'AUTEUR
47. Le gardeur de troupeaux
(Le père s’en va dans la mer.)
<|e|>
<|s|>
LE PÈRE.
Mon âme est rassurée,
Pourtant je suis en proie à un grand trouble.
Je vais aller rejoindre le grand calme des profondeurs.
J’aurai comme compagnon de jeu les noms de
mon pays.
Là, parmi les poissons, je serai le gardeur de
troupeaux.
Je vous laisse seuls.
À jamais orphelins.
Même s’il faut être un fou furieux pour accepter
de vivre,
Je vous confie la Terre,
Je vous confie la vie.
Les vagues m’emportent,
La mer m’avale,
Je m’en vais vers ce pays où tout nous ressemble.
Je marcherai sur l’eau désormais.
Wilfrid, Simone, Amé, Massi, Sabbé, Joséphine
Il est l’heure de vous mettre en route.
Avancez sur les chemins,
Épuisez-vous à la marche,
Partez avant le jour
Et ragez, et enragez,
Au bout des routes,
Au bout des villes,
Au bout des pays,
Au bout des joies
Au bout du temps.
Tout juste après les amours et les peines
Les joies et les pleurs
Les pertes et les cris
Il y a le littoral et la grande mer,
La grande mer
Qui emporte tout
Et qui m’emporte d’ailleurs,
Qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte,
qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte,
qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte,
qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte,
qui m’emporte, qui m’emporte, qui m’emporte,
qui m’emporte…
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